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Full text of "Traditions Populaires Du Doubs"

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OH!  H 
UNIVERSÏTY 
LIBRARIE8 


Une  collection  doit  être  itn 
casier  complet  et  impartial. — 
Le  liard  oxydé  doit  y  avoir 
son  compartiment,  comme  la 
médaille  dfor. 


CH.  THURIET 


TRADITIONS 

POPULAIEES 

DU  DOUBS 

Pro  Patria. 


PARIS 

LIBRAIRIE  HISTORIQUE  DES  PROVINCES 

Emile  LECHEVALIER 
39,  Quai  des  Grands-Augustins,  39 

1891 


PRÉFACE 


APERÇU  GÉNÉRAL  SUR  LES  TRADITIONS 
POPULAIRES  DE  LA  FRANCHE-COMTÉ  (1) 

«  La  vieille  Séquanie  est  peut-être  le 
pays  le  plus  gaulois  de  France  par  la 
conservation  de  ses  Traditions.  » 

(Henri  Martin). 

Je  crois  avoir  poussé  asse\  loin  mes 
recherches  sur  les  traditions  populaires, 
pour  pouvoir  affirmer  qu'aucune  contrée 
de  V Univers,  pas  même  V Allemagne,  VÈ- 
cosse  et  V Irlande,  ne  V emporte  sur  la  nôtre 
pour  la  richesse,  la  variété  et  surtout 
pour  V intérêt  de  ses  traditions  locales. 

Je  me  suis  demandé  bien  des  fois ,  depuis 
vingt  ans  que  f  étudie  cette  matière,  ce 
que  Von  devait  entendre,  au  juste,  par  ces 
expressions  :  Traditions  populaires.  J'ai 
pensé  que  Von  pouvait  ranger  d'abord, 
sous  cette  dénomination,  les  légendes  mi- 
raculeuses, «  ces  harmonies  de  la  religion 

(i)  Un  f  ragment  de  cet  aperçu  général  a  été  lu.  en 
1873  dans  une  séance  publique  de  la  Société  cPEmula-, 
lut  ion  du  Doubs< 


VI 

et  de  la  nature  »,  comme  les  appelaient 
Châteaubriand  et  Montalembert,  où  la  foi 
et  la  poésie  chrétienne  se  confondent  dans 
une  union  si  intime,  que  l'Eglise  ne  sau- 
rait ni  les  avouer y  ni  les  proscrire  d'une 
manière  absolue.  J'ai  cru  que  Von  devait 
mettre  dans  le  même  ordre  de  choses  et 
d'idées  les  chroniques  merveilleuses  des 
époques  chevaleresques  et  guerrières , 
récits  souvent  en  dehors  de  l'histoire,  où 
figurent  cependant  des  personnages  his- 
toriques, avec  les  vices  où  les  vertus  qui 
les  caractérisent  aux  yeux  du  peuple  : 
sortes  de  broderies  variées  à  l'infini,  sur 
un  canevas  quelquefois  réel  et  quelquefois 
supposé.  Je  me  suis  enfin  déterminé  à  ren- 
fermer dans  le  même  cadre  des  contes  po- 
pulaires, plus  nombreux  encore,  que  la 
fantaisie,  l'ignorance  ou  la  superstition 
des  siècles  paraissent  avoir  imaginés. 

Prises  ainsi  dans  leur  ensemble,  les  tra- 
ditions populaires  cvmp osent  certaine- 
ment l'histoire  la  plus  pittoresque  et  la 
plus  poétique  d'une  contrée,  non-seule- 
ment celle  des  faits  mémorables  qui  s'y 
sont  accomplis,  mais  encore  celle  des 
mœurs,  des  usages  et  des  croyances  du 
peuple,  dont  elles  représentent,  avec  une 
fidélité  parfaite,  la  physionomie  morale^ 


Vit 

le  caractère  particulier  et  distinctif. 
Ainsi,  Ton  peut  juger  de  la  ferveur  de  la 
foi  dans  une  province,  par  V  examen  atten- 
tif de  ses  traditions  religieuses  ;  on  peut 
apprécier  son  patriotisme  par  les  tradi- 
tions qui  tiennent  à  ses  origines  et  à  ses 
exploits  militaires  ;  on  peut  enfin  se  ren- 
dre compte  de  ses  aptitudes  poétiques  par 
la  variété  même  de  ces  récits  fabuleux,  qui 
sont  comme  les  fruits  spontanés  de  son 
imagination  et  de  sa  verve  caustique. 

Nos  ancêtres,  les  Séquanes,  ne  nous  ont 
laissé  aucun  monument  écrit  de  leur  lit- 
térature. Cependant  chaque  peuple  a  eu 
la  sienne,  et  V histoire  nous  redit,  depuis 
deux  mille  ans,  que  les  poètes  de  la  nation 
gauloise  en  étaient  à  la  fois  les  prêtres, 
les  législateurs  et  les  historiens.  Où  re- 
trouverons-nous les  traces  de  cette  litté- 
rature sans  livres  de  nos  pères,  si  ce  n'est 
dans  ces  traditions  mythologiques  qui 
sont  parvenues  jusqu'à  nous,  et  qui  n'ont 
absolument  rien  de  commun  avec  la  my- 
thologie des  Grecs  et  des  Romains  ?  D'où 
viendrait  ce  goût  inné  et  persistant  des 
habitants  de  nos  campagnes  pour  les  his- 
toires merveilleuses,  pour  les  contes  sati- 
riques qu'ils  composent  eux-mêmes,  maU 
gré  leur  ignorance  des  premières  règles  de 


VIII 

l'art,  si  ce  n'est  d'une  prédisposition  ori- 
ginelle, d'un  instinct  poétique  hérédi- 
taire ? 

A  plus  d'un  point  de  vue,  la  recherche 
et  l'étude  de  nos  traditions  doivent  donc 
paraître  utiles  et  intéressantes. 

Les  éléments  de  cette  curieuse  étude  sont 
beaucoup  plus  multipliés  qu'on  ne  pour- 
rait le  croire  au  premier  abord.  Ils  se 
présentent  en  foule  au  chercheur  qui  dai- 
gne s' en  soucier .  On  les  trouve  dans  les 
ruines  de  ces  vieux  châteaux  dont  la  féo- 
dalité du  moyen-âge  avait  en  quelque 
sorte  hérissé  la  cime  de  nos  montagnes  ; 
dans  les  enceintes  aujourd'hui  désertes  de 
ces  antiques  monastères  auxquels  notre 
province  doit  la  plupart  de  ses  défriche- 
ments et  la  première  instruction  de  ses 
habitants  ;  dans  ces  grottes  profondes  que 
la  nature  a  creusées  dans  notre  sol, 
comme  pour  servir  de  demeure  à  une  mul- 
titude d'êtres  fabuleux  ou  de  refuge  au 
peuple  dans  des  temps  de  calamités.  Il 
n'est  à  vrai  dire  pas  de  fontaine,  de  lac,  de 
rocher,  de  chapelle  ou  d'oratoire  dans 
notre  province,  qui  n'ait  sa  tradition.  Les 
forêts,  les  prairies,  les  rivières  ont  aussi 
les  leurs,  où  figurent  les  Dames  blanches, 
les  Dames  vertes,  les  Follets,  les  Vouivres 


IX 

et  les  Fées.  Cet  arbre  séculaire,  dont  les 
vents  ont  déchiré  les  rameaux,  dont  la 
foudre  a  plus  d'une  fois  brisé  la  cime  et 
dont  la  cognée  du  bûcheron  n'a  pas  encore 
entamé  le  cœur,  ne  Vappelle-t-on  pas 
T Arbre  des  Sorciers  ?  N'est-ce  pas  sur  cette 
pelouse  aride  et  inculte,  dans  cette  clai- 
rière sauvage  et  désolée  que  se  jouait  à 
minuit,  le  jeudi  (i)  de  chaque  semaine,  les 
prétendues  scènes  de  ces  comédies  infer- 
nales} N'ave^vous  pas  rencontré  quelque- 
fois, dans  vos  voyages,  un  pont  rustique 
jeté  audacieusement  sur  un  abîme,  entre 
deux  rocs  gigantesques,  et  ne  vous  a-t-on 
pas  dit,  quand  vous  le  traversiez  en  trem- 
blant, que  ce  pont  était  le  Pont  du  Diable  ? 
Les  chemins  de  fer  n'ont  encore  point  de 

(i)  «  J'ai  estimé  autrefois,  dit  Boguet,  dans  son  livre 
intitulé  Discours  des  Sorciers  (ch.  XX),  que  le  sabbat 
se  tenait  seulement  la  nuit  du  jeudi,  parce  que  tous 
les  sorciers  que  j'ai  vus,  du  moins  la  plupart,  Vont 
ainsi  rapporté  ;  mais  depuis  que  fai  lu  que  quelques- 
uns  de  la  même  secte  ont  confessé  qu'ils  s'assem* 
bl aient  les  uns  la  nuit  dît  lundi  au  mardi,  les  autres 
la  nuit  du  vendredi  au  samedi,  les  autres  encore  la 
nuit  qui  précède  le  jeudi  ou  le  dimanche,  j'ai  de  là 
conclu  qu'il  n'y  avait  point  de  jour  certain  et  assuré 
pour  le  sabbat  et  que  les  sorciers  y  vont  toutes  et 
quantes  fois  qu'il  plaît  à  leur  maître,  encore  qu'il 
n'y  a  point  de  doute  que  le  jeudi  ne  soit  le  jour  le 
plus  commun  pour  ce  regard*  » 


X 

traditions,  malgré  la  fantasmagorie  qu'un 
écrivain  moderne  a  intitulée  :  Le  Train 
Fou  (i)  ;  mais  nos  anciennes  rouies,  à  pré- 
sent délaissées  par  le  voyageur,  en  comp- 
taient presque  autant  que  de  bornes  kilo- 
métriques. Le  Granvalier  (2)  les  savait,  et  il 
était  rare  que,  dans  la  diligence,  il  ne  se 
trouvât  personne  pour  les  dire  et  les  ap- 
prendre à  ceux  qui  pouvaient  les  ignorer 
encore. 

On  n'allait  guère  autrefois  de  Dole  à 
Montbéliard  sans  ouïr  conter,  chemin  fau 
sant,  la  tradition  du  Pas  de  Roland,  ou 
celle  de  Frédéric  Barberousse,  attendant 
dans  sa  grotte,  comme  ailleurs  Charle- 

(1)  On  a  vu  paraître  en  France  un  certain  nombre 
de  brochures  sous  le  titre  de  Traditions,  de  Chroni- 
ques et  de  Légendes,  mais  qui  ne  sont  ni  des  légen- 
des, ni  des  .chroniques,  ni  des  traditions.  Ce  sont  des 
romans  et  des  nouvelles,  que  F  Héritier  de  VA  in  a 
très  justement  comparés  à  ces  meubles  moyen-âge  qui, 
encore  tout  pleurant  de  leur  sève,  malgré  les  siigma-^ 
tes  d'une  vermoulure  factice,  sortent  de  nos  ateliers 
d'ébénistes  avec  des  compartiments  à  la  moderne.  La 
tradition  ne  peut  en  effet ,  sans  boiter,  prendre  V al- 
lure du  roman  et  de  la  nouvelle.  Elle  veut  garder  sa 
marche  et  son  costume  ;  elle  repousse  les  ajustements 
étrangers,  qui  lui  feraient  perdre  toute  sa  fraîcheur. 

(2)  Le  Granvalier  est  encore  un  type  du  vieux  temps 
qui  va  disparaître,  mais  dont  la  figure  a  été  heureu- 
sement esquissée  par  Mf  X.  Marmier  dans  ses  Nou- 
veaux Souvenirs  de  Voyages. 


XI 

magne,  que  sa  barbe  ait  fait  trois  fois  le 
tour  de  Vimmense  table  de  pierre  devant1 
laquelle  il  est  assis,  pour  reparaître  dans- 
le  monde  et  V étonner  encore  par  de  nou^i 
veaux  prodiges.  On  ne  passait  point  Ro- 
chefortsans  recueillir  la  tradition  de  cette , 
jeune  bergère  qui,  poursuivie  par  des  sol- 
dats, se  précipita  dans  le  Doubs,  du  haut 
d'un  rocher,  en  se  recommandant  à  la 
Vierge,  et  qui  tomba  miraculeusement, 
sans  se  faire  aucun  mal,  sur  le  ga^on  de 
la  prairie  voisine.  Après  l'histoire  du 
Saut  de  la  Pucelle,  venait  celle  de  la  Fon- 
taine de  Châtenois,  qui  rajeunissait  les 
femmes,  à  la  condition  qu'elles  eussent 
été  fidèles  Un  an  et  un  jour  à  leurs  maris  ; 
celle  des  Rois  Mages  d'Estrabonne  et  de  la 
source  salutaire  dont  ils  dotèrent  ce  vil- 
lage: Puis  arrivait  celle  de  Montferrand, 
où  Von  disait  qu'un  prêtre  mort  depuis 
vingt  ans  sortait  chaque  nuit  de  son  tom- 
beau pour  chercher  un  vivant  disposé  à 
servir  sa  messe  —  une  messe  quai  avait 
autrefois  omis  de  dire  à  Vintention  d'un 
trépassé.  —  A  peine  avait-on  achevé  le 
récit  de  la  Messe  du  Revenant,  qu'à  Grand- 
fontaine  on  rappelait  que  saint  Germain 
ayant  été  décapité  en  ce  lieu  par  des  héré- 
tiques, reçut  sa  tête  entre  ses  bras  et  se 


XII 

dirigea,  sous  la  conduite  des  anges y  jus- 
qu'aux portes  de  l'abbaye  de  Baume.  Près 
d'Avanne,  on  montrait  la  Maie  Combe  où, 
par  le  fait  d'une  trahison  diabolique,  les 
citoyens  de  Besançon  essuyèrent  une  san- 
glante défaite.  Au  sommet  de  Rosemont, 
on  signalait  la  place  de  cette  forteresse 
archiépiscopale  que  le  peuple  de  la  cité  ne 
voulut  souffrir,  et  qu'il  détruisit  de  fond 
en  comble  trois  jours  après  son  achève- 
ment. 

D'autre  part,  c'était  la  Grotte  des  Apô- 
tres de  Besançon,  que  Von  indiquait  en  ra- 
contant^ parmi  d'autres  faits  miraculeux, 
l'histoire  de  cette  Mauve  fleurie  qu'une 
pèlerine,  la  sœur  de  saint  Grégoire  de 
Tours,  y  trouva  en  faisant  sa  prière,  et 
dont  la  vertu  rendit  la  santé  à  son  époux* 

On  ne  pouvait  sortir  de  Besançon  sans 
avoir  recueilli  à  pleines  mains  les  tradi- 
tions populaires  qui  y  abondent  :  entre  au- 
tres celles  de  Jacquemard  et  des  Boussebots, 
de  Barbisier  et  de  la  Place  Labourey.  Plus 
loin  on  trouvait  celle  de  la  Femme  sans 
tête  ;  du  Confitemini  ;  des  Rancenières  ;  de 
la  Combe  d'Huche  ;  de  la  Combe  de  l'Homme 
mort,  dans  la  forêt  de  Chaillu^  ;  du  Géant 
de  Châtillon-le-Duc,  dont  le  squelette  oc- 
cupe, dit-on^  sous  la  terre,  cinq  mètres  et 


plus  de  longueur;  des  Bonnes  Fées  da  la 
Roche  de  Palente  .;  de  la  Dame  verte  de 
Thise  ;  de  Notre-Dame  d'Aigremont  ;  du 
Saut  de  Gamache  ;  du  Chêne  marié  qui 
figure  encore  sur  la  carte  de  V Etat-Major, 
et  du  Fauteuil  de  Gargantua. 

Combien  d'autres  histoires  populaires 
nous  trouverions  sans  nous  éloigner  beau- 
coup de  la  grand' r otite. 

Baume,  encore  plus  connu  peut-être 
aujourd'hui  par  la  renommée  de  ses  Cra- 
quelins, ses  Confitures  et  de  ses  Pâtes  de 
coing  que  parles  fastes  glorieux  de  son  an- 
tique abbaye,  nous  fournirait  en  passant 
un  abondant  tribut  de  récits  légendaires  ; 
nous  y  trouverions  la  tradition  de  Gon- 
trand  et  celle  de  Sainte  Odille,  les  légendes 
de  Buin>  de  la  Fâchée  et  de  l'Ermite  de 
Chatard. 

Clerval  nous  donnerait  le  merveilleux 
récit  des  couches  plantureuses  de  la  dame 
de  Montfort  ;  Montbéliard,  le  mythe  si  gra- 
cieux de  la  Tante  Arie,  cette  divinité  des 
enfants,  cette  fée  bien-aimée  des  chaumiè- 
res, que  Masson  chanta  dans  la  Nouvelle 
Astrée. 

A  Mont  joie,  tout  le  monde  sait  encore  la 
Légende  de  sainte  Claudine  qui,  portant  un 
jour  dans  les  plis  de  son  manteau  plu~ 


XIV 

sieurs  pains  qu'elle  allait  distribuer  aux 
malheureux,  rencontra  fortuitement  un 
père  avare  et  méchant.  Celui-ci,  la  voyant 
accablée  sous  le  poids  de  son  fardeau,  lui 
demanda  vivement  ce  qiûelle  portait,  et 
sans  attendre  sa  réponse,  découvrit  ce 
qu'elle  s'efforçait  de  cacher;  or.,  les  pains 
avaient  été  remplacés  par  des  touffes  de 
roses  blanches  et  rouges,  les  plus  fraîches 
et  les  plus  belles  du  monde. 

A  Mathay,  on  parle  toujours  delà  Sirène 
du  Doubs  ;  à  Maîche,  de  V affreux  Revenant 
du  Manoir;  ailleurs,  du  Chevalier  de  Clé- 
mont,  du  Sylphe  du  Vaux  de  Roche  et  du 
Dragon  de  Dung. 

Nos  découvertes  surpasseraient  nos  es- 
pérances, si  nous  avions  le  temps  d'ex- 
plorer la  vallée  de  la  Lotte  depuis  le  Val- 
d'Amour  à  Saint -Gorgon  ;  la  vallée  du 
Cusançin  depuis  la  retraite  glacée  de 
Vondine  Vénéla  à  la  Fontaine  de  l'Ermite  ; 
la  vallée  du  Dessoubre  depuis  Saint-Hip- 
polyte  à  Consolation,  à  la  Roche  du  Prêtre 
et  au  pays  de  Vennes.  Dans  la  vallée  haute 
du  Doubs,  nous  verrions  cette  cataracte  à 
la  fois  gracieuse  et  redoutable,  tant  de  fois 
décrite  par  nos  romanciers,  chantée  par 
nos  poètes  et  reproduite  par  le  burin  ou 
le  pinceau  de  nos  paysagistes.  Sur  le  bord 


XV. 

de  cet  abîme,  où  le  fleuve  tout  entier -s'é- 
lance comme  un  coursier  indompté,  nous 
entendrions  redire  la  lamentable  histoire 
de  ces  jeunes  époux  qui,  un  jour  de  prin- 
temps, étaient  venus  célébrer  dans  ces 
lieux  la  fête  de  leur  bonheur*  Tout  à  coup 
la  nacelle  qui  berçait  sur  l'onde  perfide 
tant  de  jeunesse  et  tant  d'espérance,  est, 
emportée  par  le  courant  irrésistible.  Un 
cri  d'effroi  retentit.  Les  échos  lointains  le 
répétaient  encore,  que  déjà  tout  avait  dis- 
paru pour  jamais  dans  le  gouffre  inson- 
dable. A  quelques  jours  de  là,  seulement, 
ajoute  la  tradition  du  Saut  du  Doubs,  un% 
pêcheur  delà  vallée 

«  Retrouva  dans  sa  basse  un  bouquet  d'oranger.  » 

Non  loin  ^du  saut  du  Doubs,  sur  le  lac 
même  de  Chaillexoh,  on  nous  montrerait 
cette  Grotte  des  Fees  qui  dut  être  abandon- 
née par  elles  quand  Frédéric-Guillau- 
me III  y  entra  en  conquérant,  et  fit  graver 
son  nom  sur  V arcade,  afin  d'apprendre  à 
tous  que  cet  asile,  jusqu'alors  inviolable, 
n'  appartenait  plus  dux  fées,  mais  au  roi  de 
Prusse. 

Nous  visiterions  successivement  Mor- 
teau,  Montbenoit,  Pontarlier  et  Mouthe, 
et  cette  partie  de  notre  pays  nous  appa- 


XVI 

r attrait  comme  la  terre  classique  de  la 
tradition  ;  car  c'est  là  que  nous  appren- 
drions, entre  mille  récits  merveilleux,  les 
légendes  de  Notre-Dame  de  Bonnevaux,  de 
Remonot,  de  Montpetot,  de  Damvauthier  et 
de  Sainte-Colombe  ;  la  tradition  du  Château 
de  Volson,  du  Champ  du  Sang,  de  l'Eglise 
des  Fontenottes  et  de  là  Pierre  du  Serment, 
de  Berthe  de  Joux,  des  Dames  d'Entreporte 
et  de  Charles  le  Téméraire,  visité  clans  son 
camp,  au  pied  du  Laver  on,  parle  fantôme 
d'un  guerrier  tué  à  Morat. 

Dans  le  Jura,  nous  aurions  à  faire  une 
aussi  riche  moisson,  soit  en  nous  appyro- 
chant  du  château  de  Partey;  famèux  dans 
nos  traditions  par  les  esprits  divers  qui  y 
apparaissent  pendant  la  nuit,  soit  en  pé- 
nétrant dans  la  forêt  de  Mont-Saint,  lieu 
redouté,  où  Von  ne  se  hasarde  guère  à  des 
heures  tardives,  parce  qu'il  est  réputé 
pour  être  un  rendez-vous  de  revenants  et 
un  théâtre  effrayant  d'apparitions  noc- 
turnes. 

A  Poligny,  on  nous  raconterait  l'his- 
toire de  cette  fameuse  Pierre  qui  Vire  (i), 

(i)  //  existe  en  Franche-Comté  plusieurs  curiosités 
naturelles  du  même  genre,  notamment  le  Moine,  à 
Mouthier-Haute-Pierre  ;  Ïoum-Tâtre,  à  Clèron  ;  la 
Pierre  qui  Tourne,  à  Champey,  canton  d' s Hèricourt  ; 


XVII 

du  Mont  Saint-Savin  et  celle  de  la  Fon- 
taine de  Sainte  Colette  ;  à  Salins,  la  légende 
du  Prieur  et  celle  de  Saint  Anatoile. 

A  Noçeroy,  sur  les  bords  de  la  Serpen- 
tine, on  nous  redirait  la  légende  de  Notre- 
Dame  de  Mièges,  et  nous  voudrions  relire 
encore  dans  les  Contes  de  la  Veillée  de  Ch. 
Nodier,  la  Légende  de  Béatrix  et  de  Notre- 
Dame  des  Épines  Fleuries,  alors  même  que 
nous  la  savons  par  cœur \ 

Au  bord  du  lac  de  Bonlieu,  sur  le  ro- 
cher où  fut  bâti  le  château  de  l'Aigle, 
nous  évoquerions  le  souvenir  de  ces  dou\e 
Vaudrey  dont  le  Coup  de  Lance  était  si  re- 
doutable, la  devise  si  hautaine  et  si  digne 
de  leur  courage  :  J'ai  Vallu,  Vaux  et  Vau- 
drey. 

Non  loin  d'Arinthod,  entre  les  vallées 
de  V Ain  et  de  la  Valouse,  nous  enten- 
drions parler  des  Dames  de  Pierre  ou  d'O- 
liferne  et  de  la  fin  tragique  de  ces  trois 
filiales  princesses  dont  les  âmes  sont  en- 
core errantes  et  plaintives  parmi  les  rui- 
nes de  leur  antique  manoir. 

Onpourrait  croire  que  la  Haute-Saône 

l'Homme  de  Pierre,  sur  la  Valouse  ;  la  Pierre  Tour- 
noie, à  Charte^  etc.  Chacune  de  ces  piefres  a  son 

histoire  particulière  que  la  tradition  perpétue. 

#** 


xviîî 

est  bien  moins  pourvue  que  le  Doubs  et  le 
Jura  en  fait  de  traditions  populaires.  La 
vérité  est  peut-être  qu'elles  y  ont  été  jus- 
qu'à  ce  jour  moins  cherchées  que  dans  le 
Jura  et  dans  le  Doubs.  N'avons-nous  pas, 
en  effet,  à  Autrey,  la  célèbre  et  émouvante 
histoire  de  Gabrielle  de  Vergy  qui,  avant 
d'épouser  le  sire  de  Fayel,  avait  aimé 
Raoul  de  Coucy,  ce  noble  ménestrel  à  la 
fière  devise  : 

a  Je  ne  suis  ray,  ne  duc,  prince,  ne  conte  aussi, 
«  Je- suis  le  sire  de  Coucy.  » 

Raoul,  malheureux,  chercha  d'abord 
quelque  soulagement  à  sa  peine  en  com- 
posant des  chansons  naïves  en  V honneur 
de  Gabrielle  ;  mais  bientôt,  le  désespoir 
dans  Vaine,  il  partit  pour  la  guerre  sainte, 
et  là-bas,  en  Palestine,  il  chantait  encore 
d'une  voix  dolente  : 

(c  En  périlleuse  aventure, 

«  M'avez,  âmors,  atorné, 

«  Quand  pour  vous  n'a  de  moi  cure 

«  Celle  à  qui  m'avez  donné  !  » 

Mais  aux  jours  de  bataille,  il  reprenait 
toute  son  ardeur  .Depuis  deux  ans,  il 


XIX 

semblait  en  vain  braver  le  sort  des  com- 
bats, quand  un  jour  un  trait  fatal  tra- 
verse sa  cuirasse  et  le  blesse  mortelle- 
ment. «  Lorsque  mon  cœur  aura  cessé  de 
battre,  dit-il  a  son  écuyer,  tu  le  prendras 
dans  ma  poitrine  et  tu  le  porteras  à  Ga- 
brielle.  »  Après  la  mort  de  son  maître, 
le  fidèle  êcuyer  plaça  le  cœur  de  Raoul 
dans  un  ècrin  précieux,  puis  s* embarqua 
pour  la  France.  Il  arriva  près  d'Autrey, 
aux  portes  du  vieux  manoir  des  Vergy. 
Le  sire  de  fiayel,  qui  revenait  de  la  chasse 
avec  ses  veneurs,  demande  à  Vècuyer  ce 
qu'il  porte  dans  sa  cassette.  «  Cet  ècrin, 
dit  Vècuyer renferme  le  cœur  d'un  poète 
et  d'un  preux  chevalier,  de  mon  maître,  le 
sire  de  Coucy.  «  Quand  mon  cœur  aura 
cessé  de  battre,  m'a-t-il  dit,  prends-le 
dans  ma  poitrine  et  le  porte  à  celle  que 
f  aimais,  à  la  dame  de  Fayel.  »  —  «  Je 
connais  cette  dame,  reprit  vivement  le 
comte,  en  arrachant  V ècrin  au  loyal  mes- 
sager :  je  te  décharge  de  ta  mission.  »  A 
peine  arrivé  dans  son  manoir,  Fayel  fait 
préparer  un  mets  avec  le  cœur  de  Raoul 
et  le  fait  manger  à  Gabrielle.  Mais  à 
peine  elle  a  mangé,  que  des  ruisseaux  de 
larmes  coulent  de  ses  yeux.  Fayel,  alors, 
lui  dit  d'un  ton  railleur  :  «  Le  cœur  de  la 


XX 

colombe  a  la  vertu  de  rendre  triste  et  de 
faire  pleurer  ;  mais  il  paraît,  Madame, 
que  le  cœur  de  la  colombe  n'est  rien  au 
prix  de  celui-ci.  Vous  vene^de  manger  le 
cœur  du  chevalier  amoureux  et  poète  qui 
a  chanté  vos  attraits.  »  —  «  Raoul  !  s'é- 
crie-t-elle,  oh  !  infamie  !  Je  restais  étran- 
gère à  Raoul  vivant  ;  mais  voilà  que  je 
sens  mon  âme  se  rouvrir  aux  chants  du 
ménestrel.  Je  lui  jure  dès  ce  moment  un 
éternel  amour,  et  jamais  aucune  autre 
nourriture  n'ira  souiller  dans  mon  sein 
le.  cœur  de  Raoul  de  Coucy.  »  A  quelques 
jours  de  là,  Gabrielle  mourut,  moins  de 
faim  que  d'amour. 

W  avons-nous  pas  encore,  à  Champlitte, 
la  tradition  de  son  château  défendu  par 
une  vaillante  femme,  en  souvenir  de  la- 
quelle la  porte  Nord-Est  du  manoir  reçut 
et  garda  le  nom  de  Porte  Claudine  ? 

Au  château  d' Oiselay,  n'est-ce  pas  en- 
core une  femme  que  la  tradition  nous 
montre  sur  la  brèche,  arrachant  une  hal- 
lebarde aux  mains  d'un  officier  ennemi, 
le  tuant  et  taillant  en  pièces  des  soldats 
étonnés  de  rencontrer  dans  une  femme  un 
tel  héroïsme  ?  Après  la  chronique  cheva- 
leresque de  Jeanne  cfOiselay,  nous  trouve- 
rons à  Ray,  ou  peut-être  à  Beaujeu,  Vhis- 


mi 


XXI 

toire  populaire  de  cette  jeune  châtelaine 
qui,  attaquée  dans  son  manoir  par  des 
prétendants  indignes  de  son  cœur  et  de  sa 
main,  se  précipita  du  haut  d'une  tour> 
laquelle,  en  mémoire  de  sa  mort  tragique, 
retint  le  nom  de  Tour  de  Rose  ou  de  Tour 
d'Amour. 

A  Colombin,  près  de  la  source  de  la 
Charcenne,  nous  recueillerons  de  la  bou- 
che du  peuple  une  précieuse  tradition  qui, 
venant  heureusement  suppléer  à  Vinsuf- 
fisance  des  textes  historiques,  nous  révé- 
lera, en  ce  lieu,  le  passage  de  Jules  César 
et  y  fixera  la  place  d'une  grande  ba- 
taille. 

«  Autrefois ,  la  Char  senne  avait  un 
autre  nom. 

«  On  l'appelait  Senne,  et  alors  ce  mot 
vovtlait  dire  de  Veau. 

«  Or,  Jules  César  ayant  remporté  une 
grande  victoire  à  Colombin,  la  terre  fut 
trempée  de  sang  jusqu'aux  conduits  sou- 
terrains de  la  source. 

u  Lorsque  le  général,  mourant  de  soif, 
y  accourut  pour  boire,  le  sang  V avait  de- 
vancé. 

—  «  O  Senne,  pour  cent  lieues  de  pays 
dont  tu  seras  reine,  une  goutte  d'eau 
pure  ! 


XXII 

«  Mais  là  Senne  continuait  à  vomir  du 
sang. 

—  «  Pour  mon  empire,  qui  s'étend  aussi 
loin  que  le  cours  des  fleuves  et  sur  les  îles 
de  la  mer,  une  goutte  d'eau  pure  ! 

«  Le  Senne  vomissait  toujours  du  sang. 
— -  «  Pour  mon  nom,  ô  Senne...  que  la 
victoire  m'aura  coûté  cher  ! 

—  «  Je  retiens  ce  mot,  dit  la  Senne, 
js  retiens  ce  mot  qui  fera  durer  le  souve- 
nir de  ta  visite.  Va,  tu  ne  me  reverras 
plus! 

«  Et  depuis  ce  temps,  la  Senne  a  pris  le 
nom  de  Chère-Senne. 

«  C'était  au  temps  de  nos  ancêtres  les 
Gaulois.  Maintenant,  les  arbres  ne  veu- 
lent plus  croître  sur  Colombin,  et  les 
bruyères  qui  y  poussent  sont  encore  mar- 
quées de  sang  (i).  » 

N'avons-nous  pas  aussi,  à  Vesoul,  la 
tradition  de  cette  montagne  aiguë  qu'un 
druide  appela  le  Tombeau  du  Soleil  ;  celle 

(i)  Cette  légende,  publiée  pour  la  première  fois  par 
M.  J.  .  Quicherat,  dans  sa  Conclusion  pour  Alaise 
(p.  41),  a  été  reproduite  par  M.  A.  Delacroix,  dans 
Alaise  et  Séquanie  {p.  142),  et  par  M.  A.  Castan,  dans 
ses  Préliminaires  du  Siège  cTAlesia  {Mémoires  de  la 
Société     émulation  du  Doubs,  5e  série,  t.  ix,  1864, 


XXIII 

de  cette  vigne  fameuse  que  le  roi  avait 
promis  de  donner  aux  gens  qui,  après  un 
an  de  mariage,  ne  se  seraient  jamais  re- 
pentis de  s'être  mariés,  et  qui,  depuis,  dit- 
on,  n'a  pu  être  encore  obtenue  par  per- 
sonne ;  et  celle  de  ce  Débordement  miracu- 
leux du  Frais-Puits,  qui,  en  1557,  obligea 
fortuitement  le  baron  allemand  Polviler 
à  lever  le  siège  de  Vesoul,  en  abandon- 
nant aux  Vésuliens  :  échelles,  artillerie, 
tambours  et  bagages,  «  voire,  chose  incrédi- 
ble entre  les  Allemands,  dit  Gollut,  les 
bouteilles  mêmes  et  les  barils  remplis  de* 
vins  !  » 

A  Charie^,  on  pourra  nous  rappeler 
Vhistoire  de  la  Pierre  Tournoie  ;  à  Mon- 
tai gu,  on  nous  entretiendra  des  appari- 
tions de  la  Dame  blanche  du  château;  à 
Rapt,  Ch.  Nodier  nous  scandaliserait 
peut-être  un  peu  lui-même,  en  nous  con- 
tant les  amours  de  la  Dame  verte  et  du 
Moine  rouge  ;  mais  à  Chauvire^,  le  sort  de 
l'infortunée  Béatrix  nous  arrachera  cer- 
tainement des  larmes  de  pitié. 

A  Faucogney ,  enfin,  nous  voudrons  sa- 
voir ce  que  Von  dit  encore  de  ces  Douze  • 
Fées  des  Vosges,  qui  ont  leur  mystérieuse 
demeure  sur  le  plateau  de  la  montagne 
nommé  la  Planche  aux  Belles  Filles. ^No us 


XXIV 

voudrons  savoir  surtout  si  la  Planche  aux 
Belles  Filles  ne  nous  a  pas  été  ravie  na- 
guère pour  être  comprise  dans  les  terri- 
toires annexés  à  la  Prusse  ;  et  notre  cœur 
battra  d'aise  encore  quand  nous  saurons 
que,  malgré  nos  malheurs,  les  Belles  Filles 
sont  restées  françaises  ! 

Cette  excursion  dans  le  vaste  domaine 
de  nos  traditions  franc-comtoises  est  bien 
trop  rapide  pour  être  suffisante.  J'aurais 
voulu  pouvoir,  si  les  bornes  d'une  pré- 
face me  Vêtissent  permis,  mettre  en  lu- 
mière quelqttes-unes  des  lois  suivant  les- 
quelles se  forment,  se  modifient  et  se  per- 
pétuent les  traditions  populaires.  J'aurais 
voulu  pouvoir  mieux  montrer,  par  une 
série  d'exemples  empruntés  à  différents 
lieux  et  à  différentes  époques,  de  quelle 
manière  j'estime  que  Von  doit  s'y  prendre 
pour  cueillir  d'une  main  légère  ces  fleurs 
sauvages  des  ruines,  et  faire  bénéficier 
V histoire  de  leur  parfum.  Je  dois  me  bor- 
ner à  rappeler  sommairement  ce  qui  a  été 
fait  jusqu'à  ce  jour  pour  sauver  de  l'oubli 
quelques-uns  de  ces  récits  d'autrefois,  et 
ce  qui  pourrait  être  fait  encore  dans  notre 
province  pour  assurer  la  conservation  de 
ces  simples  fragments,  de  ces  restes  mutilés 
d'un  immense  trésor  de  poésies  populaires. 


XXV 

Pourquoi,  me  dira-t-on,  V étude  des  lé- 
gendes et  des  traditions,  ces  naïves  épo- 
pées de  Venfance  et  du  peuple,  a-t-elle  été 
si  longtemps  négligée,  qiV elle  ne  date  guère 
que  du  commencement  de  ce  siècle  ?  Nous 
comprendrons,  en  y  réfléchissant  un  peu, 
que  les  latinistes  de  la  Renaissance  et  les 
écrivains  élégants  du  siècle  de  Louis  XIV 
aient  eu  d'autres  sujets  de  préoccupation* 
Notre  belle  langue  néo-latine  atteignait 
alors  un  degré  de  formation  que  Von  con- 
sidérait comme  le  degré  suprême  de  son 
perfectionnement.  Plus  claire,  mais  moins 
concise  que  celle  de  Rome,  au  temps  d' Au- 
guste, elle  s'efforçait  encore  d'en  atteindre 
la  précision  et  de  s'épurer  à  la  douce  eu- 
phonie du  langage  des  Hellènes, 

«  Le  plus  beau  qui  soit  né  sur  des  lèvres  humaines.  » 

Aussi,  à  cette  époque,  et  encore  long- 
temps après,  toute  idée  qui  n'avait  pas 
passé  à  la  filière  des  Grecs  et  des  Ro- 
mains était  réputée  barbare.  Toutes  les 
ressources  de  la  poésie  semblaient  alors 
être  renfermées,,  comme  Vobservait  mali- 
cieusement Nodier,  dans  le  Pantheum 
Mithicum  et  dans  le  Dictionnaire  de  la 
Fable. 


XXVI 

Boileau  lui-même,  le  judicieux  Boi- 
leau, n'avait  pas  compris  ce  que  les 
dogmes  et  les  ^mystères  de  la  religion 
catholique  avaient  de  compatible  avec 
V art  et  la  poésie.  Nous  avons  tous  appris 
par  cœur  dans  notre  enfance  ces  vers 
indignes  de  V illustre  ami  de  Jean  Racine  : 

'  «  De  la  foi  d'un  chrétien  les  mystères  terribles 

«  D'ornements  étrangers  ne  sont  point  susceptibles. 

«  L'Evangile  à  l'esprit  n'offre  de  tous  côtés 

«  Que  pénitence  à  faire  et  tourments  mérités.  » 

(Art  poétique.  Chant  ni0). 

Les  poètes,  suivant  Boileau,  ne  devaient 
donc  chercher  leurs  inspirations  que  là 
où  les  poètes  grecs  et  latins  avaient  cher- 
ché les  leurs.  Cependant,  on  ne  croyait 
pltiSy  depuis  Socrate  et  Lucien,  aux  fan- 
tômes des  mythologues.  Le  Christianisme 
avait  opéré  une  réforme  complète  de  V an- 
cien monde  et  avait  ouvert  le  cœur  de 
Vhomme  à  une  fotile  de  sentiments  que 
les  anciens  n'avaient  pas  connus.  Une 
poésie  nouvelle  était  née  avec  d'autres 
mythes  et  d'autres  histoires.  C'était  "line 
nouvelle  source  d'inspiration  à  laquelle 
ne  pouvaient  puiser  utilement  les  beaux 
esprits  et  les  philosophes  matérialistes  du 


XXVII 

dix-huitième  siècle.  Ces  habiles  artisans 
de  la  parole,  qui  rejetaient  d'une  manière 
à  peu  près  absolue  V emploi  du  merveil- 
leux chrétien  dans  V épopée  —  comme  s'ils 
eussent  ignoré  les  chefs-d'œuvre  qu'a- 
vaient produit  le  Dante,  le  Tasse,  le  Ca- 
moens,  Milton,  Gessner  et  autres,  —  dé- 
daignèrent, à  plus  forte  raison,  nos  tra- 
ditions religieuses  si  variées  et  quelquefois 
si  belles,  sous  V orgueilleux  prétexte  que 
ces  légendes  ridicules  étaient  indignes  de 
leur  attention  et  de  leur  gravité.  Elles 
demeurèrent  donc  forcément  reléguées  à 
la  veillée  des  chaumières,  où  elles  n'eu- 
rent longtemps  d'autres  conservateurs  que 
la  mémoire  des  hommes,  la  sensibilité 
des  femmes  et  la  crédulité  des  enfants. 

Mais  tant  de  récits  modernes,  palpi- 
tants d'intérêt,  sont  venus  interrompre 
les  récits  d? autrefois,  qu'il  n'est  pas  sur- 
prenant qu'on  les  oublie.  La  Révolution, 
les  guerres  fameuses  de  la  République  et 
de  l'Empire,  les  grandes  inventions  mo- 
dernes, ga\,  chemins  de  fer,  télégraphes 
électriques,  tant  d'événements  se  précipi- 
tent depuis  un  siècle,  qu'ils  laissent  à 
peine  aux  populations  le  temps  de  respi- 
rer. Les  plus  longues  soirées  ne  suffisent 
plus  aux  entretiens  qui  ont  pour  objet 


XXVIII 

les  choses  actuelles.  On  n'écoute  plus  les 
récits  des  vieillards  ;  on  prête  V oreille  au 
■jeune  homme  qui  lit  le  journal. 

«Au  nom  de  l'histoire,  s' ècrie-t-on,  ne  se 
présenter a-t-il pas  quelqu'un  qui  soit  ému 
de  compassion  pour  ces  pauvres  tradi- 
tions qui  s'en  vont  finir  ?  Quand  elles 
sont  expirantes,  n'y  aura-t-il  personne 
qui  se  dévoue  à  aller  recueillir  le  dernier 
souffle  de  leur  agonie  (i)  ?  » 

Ils  allaient  donc  se  perdant  de  jour  en 
jour  ces  vieux  récits  populaires,  ces  rusti- 
ques fabliaux,  humbles  productions  des 
esprits  incultes,  poésies  primitives  du  pâ- 
tre et  de  la  fileuse,  ces  trouvères  de  nos 
hameaux. 

Enfin,  quelques  hommes  avisés  devinè- 
rent qu'il  y  avait  là  une  mine  précieuse  à 
exploiter,  et  ils  en  découvrirent  les  pre- 
miers filons.  Bientôt  les  poètes  et  les  ro- 
manciers en  profitèrent  comme  d'habiles 
accapareurs.  Les  traditions  locales  fu- 
rent aussi  recherchées  avec  empressement 
par  les  voyageurs  et  les  historiens.  Les 
excursions  des  voyageurs,  dit  Nodier,  ne 
leur  ont  pas  montré  une  famille  sauvage 
qui  ne  racontât  quelques  étranges  histoi- 


(i)  Préface  de  Grimm* 


XXIX 

res  et  qui  ne  plaçât  dans  les  nuages  de  son 
atmosphère  ou  dans  les  fumées  de  sa 
hutte  je  ne  sais  quels  mystères  surpris  au 
monde  intermédiaire.  Les  légendes,  avec 
leurs  ingénieuses  fictions  et  leurs  ensei- 
gnements naïfs,  ajoute  de  son  côté  M.  X. 
Marmier,  furent  plus  d'une  fois  utiles  à 
V etnographe  pour  établir  la  filiation  des 
peuples,  à  défaut  d'autres  documents. 

Malgré  nos  prétentions  nationales,  tin 
•peu  diminuées  depuis  quelque  temps,  ati 
titre  ^'initiateurs  de  V humanité,  nous 
sommes  forcés  de  reconnaître  que  ce  sont 
les  frères  Grimm,  en  Allemagne,  qui, 
les  premiers,  ont  publié  des  traditions 
populaires.  Aidés  de  plusieurs  de  leurs 
amis,  les  Grimm  commencèrent  leurs  re- 
cherches et  les  poursuivirent  pendant 
dou^e  ans,  interrogeant  les  souvenirs  de 
leurs  contemporains  et  scrutant  les  ar- 
chives des  communautés  et  des  paroisses. 
Ces  chercheurs  infatigables  ont  consulté 
toutes  les  sources  écrites  et  notamment 
plusieurs  livres  aujourd'hui  fort  rares 
des  seizième  et  dix-septième  siècles.  Ils 
ont  fait  une  ample  moisson  dans  les 
ouvrages  de  Praetorius  sur  les  traditions 
des  bords  de  la  Saale  et  de  VElbe.  Prœto- 
rius  écrivait  dans  la  seconde  moitié  du 


XXX 

dix-septième  siècle.  Dans  le  long  temps 
qui  s'est  écoulé  jusqu'à  la  publication  du 
recueil  d'Otmar,  en  1880,  à  peine  trouve- 
t-on,  quelques  bluettes  sur  les  traditions 
allemandes,  par  Musœus  et  M'nc  Naubert, 
mais  pas  un  livre. 

Les  recueils  de  Bùsching,  en  1812,  et  de 
Gollschalk,  en  1814,  ne  contiennent  qu'une 
douzaine  de  traditions  allemandes. 

En  1815,  un  nombre  aussi  minime  de 
traditions  suisses  sont  publiées  par 
Wyss. 

Ce  que  Von  possédait  avant  Grimm, 
en  ce  genre,  était  donc  peu  considérable. 
Le  traité  de  Dobenech,  qui  parut  en  1815, 
sur  les  superstitions,  ne  contient  d'ail- 
leurs que  des  vues  plus  ingénieuses  que 
solides  sur  la  poésie  populaire. 

Grimm  a  profité  de  tous  les  travaux 
de  ses  devanciers  et  de  ses  contemporains, 
et  il  s'est  montré  très  minutieux  dans  ses 
recherches  formant  deux  volumes  in-8°. 

Grimm  a  fait  école.  Son  exemple  fut 
suivi  par  d'autres  chercheurs  allemands 
qui  recueillirent  les  diverses  légendes  de 
leur  pays.  Le  goût  de  ces  choses,  une  fois 
inspiré,  gagna  successivement  le  Dane- 
mark, la  Suède,  la  Norvège,  l'Angleterre, 
l'Irlande,  les  Pays-Bas  et  la  Suisse.  Par* 


tout  on  voulut  faire  comme  Grimm, 
écrire,  sous  la  dictée  des  gens  dit  peuple, 
les  traditions  des  rues  et  des  champs. 

En  Italie  ,  Straparole  a  recueilli  les 
contes  populaires  de  V  enfance,  dans  ses 
Nuits  facétieuses. 

Le  napolitain  Basile,  dans  son  Panta- 
merone,  plus  connu  peut-être  en  Allema- 
gne qu'à  Naples  même,  a  tâché  de  noter 
non-seulement  les  narrations  populai- 
res, mais  encore  le  dialecte  de  son  pays. 
Avant  d'être  conquis  par  les  Allemands, 
Basile  avait  été  pillé  par  Go\^i,  Lippi 
Wieland,  peut-être  même  par  notre  Per- 
rault. 

Un  èvêque  de  Bisceglie,  Mgr  Pompeo 
Sarnelli,  ne  dédaigna  pas  d'écrire  en  na- 
politain une  Posillicheide  dans  laquelle  il 
rapporte  cinq  nouvelles  racontées  après 
un  souper,  sur  la  colline  du  Pausilippe, 
par  quatre  petites  paysannes  et  leur  mère, 
avec  beaucoup  de  vivacité  et  de  naturel. 

Vittorio  Imbriani,  à  Milan  et  à  Florence; 
Gubernatis,  à  Santo  Stefano  ;  Bernoni,  à 
Venise  ;  Mme  Coronedi  Berti,  à  Bologne,  ont 
exhumé  des  trésors  que  les  frères  Grimm 
leur  auraient  enviés. 

La  Sicile  a  été  explorée  avec  beaucoup 
de  succès  par  Mme  Laure  Gensenbach.  Gui- 


XXXII 

seppe  Pitré,  de  Palerme,  a  déjà  publié  dix 
volumes  sur  la  littérature  populaire  de 
son  pays  :  chansons,  récits,  nouvelles, 
contes  de  fées,  et  il  annonce  encore  des 
études  sur  les  jeux  d'enfants,  les  prover- 
bes et  les  fêtes. 

Le  goût  de  ces  mêmes  recherches  s'est 
enfin  développé  dans  quelques-unes  de  nos 
provinces  de  France  (i), 

«  Hâtons-nous,  disait  Ch.  Nodier,  de- 
main peut-être  il  sera  trop  tard...,  hâ- 
tons-nous d'écouter  les  délicieuses  histoi- 
res du  peuple  avant  qu'il  les  ait  oubliées, 
avant  qu'il  en  ait  rougi  et  que  sa  chaste 
poésie,  honteuse  d'être  nue,  se  soit  cou- 
verte d'un  voile,  comme  Eve  exilée  du  Pa- 
radis. » 

Trois  fois,  de  1834  à  1838,  V Académie 
de  Besançon  mit  au  concours  le  sujet  sui- 
vant :  Recueillir  les  Traditions  de  la  Fran- 
che-Comté ;  signaler  les  événements  aux- 
quels elles  peuvent  se  rattacher,  ainsi  que  les 
traits  de  mœurs  locales  qui  y  correspondent  ; 
enfin,   indiquer  le  parti   qu'on  en  pourrait 

(/)  M.  Champ  fleur  y  m'écrit,  à  la  date  du  20  août 
i8j6,  qu'il  a  recueilli  dans  sa  bibliothèque  la  ma- 
jeure partie  des  brochures  et  livres  ayant  trait  à  la 
matière,  et  que  V  ensemble  tient  aujourd'hui  plusieurs 
longs  rayons,  rien  que  pour  la  France. 


XXXIII 

tirer,  soit  pour  l'histoire,  soit  pour  la 
poésie.  » 

C'était  demander  beaucoup,  sans  en 
avoir  l'air.  C'était  demander  presque  en 
même  temps  un  Macpherson  et  un  Walter 
Scott.  On  se  contenterait  volontiers,  je 
pense,  en  attendant,  d'un  Grimm  ou  d'un 
Perrault. 

Deux  Franc-Comtois,  Désiré  Monnier, 
du  Jura,  et  Clovis  Guyornaud,  de  Besan- 
çon, répondirent  seuls  à  V appel  de  V Aca- 
démie. Ils  présentèrent  successivement 
deux  recueils  incomplets,  quoique  volumi- 
neux. On  reprocha  au  premier  d'avoir, 
en  quelqiie  sorte,  dénaturé  celles  de  nos 
traditions  qu'il  avait  pu  recueillir,  en 
voulant  les  rattacher  systématiquement 
aux  croyances  de  V antiquité  asiatique  et 
romaine.  On  fit  un  grief  au  second,  tout 
en  tenant  compte  du  patriotisme  sincère 
qui  anime  son  travail,  de  ne  s'être  pas  ap- 
pliqué à  reproduire  nos  traditions  dans 
teiir  forme  originale,  et  d'avoir  trop  lâ- 
ché la  bride  à  son  inspiration  person- 
nelle ;  car,  c'est  une  grave  erreur  de  croire 
que  Von  peut  tirer  de  la  poésie  -populaire 
de  son  propre  fond.  Le  premier  devoir 
d'un  collectionneur  de  traditions,  c'est  la 
fidélité  et  la  vérité.  Il  faut  suivre  la  règle 


XXXIV 

que  Grimm  lui-même  a  formulée  et  qu'il  a 
constamment  suivie  :  il  faut  respecter 
dans  les  traditions  jusqu  aux  plus  petits 
détails,  jusqu'au  moindre  accident,  et  ras- 
sembler avec  la  plus  scrupuleuse  exacti- 
tude les  faits  et  les  circonstances  qui  s'y 
rapporten  t.  Il  faut  même,  autant  que  pos- 
sible, s'attacher  aux  mots  sans  s'en  ren- 
dre esclave,  et  copier  religieusement  cha- 
que tradition  dans  sa  teneur  locale. 

Cette  règle  n'a  pas  été  suivie  plus  fidè- 
lement par  Auguste  Demesmay,  dans  le 
beau  volume  qu'il  a  publié  sous  le  titre 
de  Traditions  franc-comtoises,  car,  s'il  eut 
le  tort  de  traduire  en  vers  médiocres  un 
certain  nombre  de  nos  traditions,  au  lieu 
de  se  borner  a  les  reproduire  dans  leur 
simplicité  native,  ainsi  qu'il  le  conseillait 
si  justement  aux  autres,  il  commit  une 
faute  plus  grave  encore,  en  donnant  com- 
me jranc-comloises  plusieurs  légendes  de 
provenance  étrangère. 

Aussi,  malgré  les  tentatives  qui  ont  été 
faites  jusqu'à  ce  jour  dans  notre  provin- 
ce, nous  ne  possédons  pas  encore  le  recueil 
des  Traditions  populaires  de  la  Franche- 
Comté.  Ce  livre  ne  pourra  résulter  que 
d'un  travail  long  et  minutieux,  accompli 
en  quelque  sorte  par  le  concours  ie  tout 


XXXV 

le  monde  ;  car,  il  faut  bien  le  dire,  après 
M,  Xavier  Marinier,  les  traditions  d'une 
province  ne  sont  pas  V œuvre  d'un  seul 
homme,  ni  même  d'un  seul  âge  ;  elles  sont 
V œuvre  de  tout  un  peuple,  V œuvre  succes- 
sive et  graduelle  de  plusieurs  générations. 


Ch.  THURIET. 


Traditions  Populaires 

DU  DOUDS 

(arrondissement  de  Besançon) 


i 

L'Esprit  de  Crimont 

(Canton  d'Amancey) 

rimont  est  une  des  nombreuses  dentelu- 
res qui  bornent  au  nord-ouest  le  vaste 
plateau  d'Amancey.  Cette  dentelure  est 
située  sur  le  territoire  de  la  commune 
de  Malans,  entre  Amancey  et  Coulans,  à  une 
distance  à  peu  près  égale  des  trois  commu- 
nes. Crimont  tient  au  plateau  par  une  roche, 
aplatie  au  sommet,  escarpée  de  chaque  flanc, 
et  si  étroite  sur  plus  de  deux  cents  mètres 
de  longueur,  qu'il  n'y  a  de  place  que  pour 
le  passage  d'un  seul  chariot.  Un  vallon,  ayant 
la  forme  d'un  croissant  de  lune,  fait  le  tour 
entier  de  Crimont.  Si  de  cette  hauteur,  par- 
un  temps  calme,  on  pousse  un  cri,  deux  grou- 


—  6  —  " 

pes  d'échos,  l'un  à  droite,  l'autre  à  gauche, 
répondent  par  un  son  très  prolongé,  pareil 
à  un  formidable  gémissement.  C'est,  dit-on, 
VEsprit  de  Crimont.  Ce  qu'il  y  a  de  plus 
effrayant,  c'est  que  la  voix  de  V âme  en  peine 
se  fait  entendre  quelquefois  d'elle-même  aux 
visiteurs.  Vainement  les  savants  cherchent  à 
expliquer  ce  phénomène  par  les  règles  de  la 
physique,  le  populaire  se  refuse  à  croire  que 
ce  gémissement  si  singulier  ne  soit  autre  chose 
qu'une  transformation  naturelle   de  chaque 
bruit  qui  monte  de  la  vallée  et  que  les  coteaux, 
disposés  comme  les  pavillons  de  deux  cornets 
acoustiques,  portent  aux  oreilles  de  l'observa- 
teur placé  au  sommet  de  la  montagne.  On  a 
cru  depuis  longtemps  et  l'on  croit  encore  dans 
le  pays  que  l'écho  de  Crimont  est  la  voix  d'une 
âme  en  peine.  «  Quant  à  moi,  dit  Désiré  Mon- 
nier,  dans  son  ouvrage  sur  les  Traditions 
populaires  de  la  Franche-Comté,  je  puis 
attester  que,  me  trouvant  au  bois  de  Crimont 
en  1826,  j'entendis  derrière  moi,  à  une  assez 
grande  distance,  comme  le  cri  inarticulé  d'un 
homme  qui  réclame  quelqu'un  ;  que  je  retour- 
nai sur  mes  pas,  et  que  n'apercevant  personne, 
je  demandai  à  ceux  qui  m'accompagnaient  si 
c'était  une  voix  que  j'avais  entendue.  On  me 
répondit  affirmativement;  mais  comme  nous 
continuions  la  marche  sans  attendre  celui  qui 


-  ;  — 

nous  appelait,  je  proposai  de  nous  arrêter,  afin 
de  lui  donner  la  possibilité  de  nous  rejoindre. 
— Allons  toujours,  me  dit-on  en  souriant,  il  nous 
rattrapera  bien,  s'il  le  veut  ;  car  c'est  r 'Esprit  de 
Crimont  que  vous  entendez.  La  dénomination 
de  Crimont,  déjà  mentionnée  aux  anciens  ti- 
tres, est  une  bonne  preuve  que  le  cri  sef  ait  enten- 
dre depuis  longtemps  sur  cette  montagne.  » 


2 

La  Fontaine  de  Gal 

(Canton  d'Amancey) 

(m;ntre  Amancey  et  Coulans,  presque  au 
//m  sommet  de  la  Vallée  du  Bief-Tar,  qui 
existe  à  l'ouest  de  Crimont,  on  trouve 
Çv)  la  Fontaine  de  Gal,  sortant  d'un  rocher 
bordé  de  mousse  et  de  lierre  dans  un  lieu  boisé 
et  d'un  accès  peu  facile.  L'ensemble  du  rocher 
d'où  s'échappent  les  eaux  de  la  source  ressem- 
ble au  déversoir  d'une  écluse.  La  tradition 
locale  dit  que  l'eau  de  cette  source,  qui  est 
d'une  fraîcheur  extraordinaire,  a  la  propriété 
de  guérir  toutes  les  plaies  de  l'âme  et  du  corps 
et  de  laver  toutes  les  souillures.  Autrefois,  on 
ne  se  servait  que  de  cette  eau  pour  faire  la 
toilette  des  morts,  et  à  cette  fin  on  venait  eft 


—  8  — 

chercher  de  très  loin  à  la  ronde.  Toutefois, 
malgré  le  renom  de  ses  propriétés  miracu- 
leuses, cette  source  est  redoutée.  Les  berg-ers 
n'y  boivent  point  et  n'y  abreuvent  pas  leurs 
-troupeaux. 

(Tradition  orale  et  récit  de  M.  Tabbet  Quinet,  curé 
d'Amancey.) 

3 

La  Lutinière  ou  le  Tambourin 

(Amance}T) 

L  existe  au  bas  du  champ  de  foire  d'A- 
man cey  et  du  communal  de  la  Lavière 
une  ouverture  étroite  entre  deux  rochers 
gris  élevés  à  peine  d'un  mètre  au-dessus 
du  sol.  Cette  ouverture  paraît  être  l'entrée 
d'une  cavité  souterraine  et  profonde  où  les 
eaux  se  jouent  dans  les  temps  de  grandes 
pluies  et  produisent  des  bruits  semblables  à 
ceux  d'un  tambour.  Ceci  est  le  fait  vrai  qui  a 
sûrement  fait  donner  à  ce  souterrain  le  nom 
de  Tambourin.  Une  tradition  locale  rapporte 
que  cette  cavité  est  un  séjour  infernal  où  les 
lutins  et  mauvais  esprits  de  la  contrée  se  ras- 
semblent de  temps  en  temps  pour  y  célébrer 
leurs  fêtes  et  leurs  danses  maudites.  De  là 


—  9  — 

sans  doute  est  venu  le  nom  de  Lutinière,  donné 
aussi  au  Tambourin  d'Amancey. 

On  raconte  encore  qu'autrefois  de  mysté- 
rieux maréchaux  hantaient  ce  souterrain  et 
qu'ils  étaient  serviables  et  bienfaisants.  Quand 
on  avait  un  fer  à  cheval  ou  un  soc  de  charrue 
à  réparer,  il  suffisait  de  le  déposer  le  soir  à 
l'entrée  de  la  caverne,  avec  un  petit  gâteau 
bien  garni  de  beurre  ou  de  confitures.  Le 
lendemain  matin,  le  gâteau  avait  disparu, 
mais  le  soc  de  la  charrue  ou  le  fer  à  cheval 
était  réparé.  Malheureusement  pour  le  paysr 
un  mauvais  plaisant  apporta  un  jour  à  l'entrée 
de  la  caverne  un  vieux  fer  à  cheval  avec  un- 
gâteau  sur  lequel,  en  guise  de  confitures,  il 
avait  répandu  de  la  fiente  de  vache.  Cette 
méchanceté  mécontenta  les  maréchaux  de  la 
Lutinière,  et,  depuis  ce  temps-là,  si  parfois 
ils  font  encore  entendre  le  bruit  de  leurs  mar- 
teaux dans  la  forge  souterraine,  ce  n'est  plus 
pour  rendre  service  aux  gens  d'Amancey 
qu'ils  travaillent.  L'ingratitude  durcit  le: 
cœur  de  la  bienfaisance. 

(Tradition  orale.) 


—   10  — 


4 

Le  Moine  de  Cléron 

(Canton  d'Aman cey) 

N  descendant  d'Amancey  à  Cléron,  on 
,  aperçoit  sur  le  flanc  droit  du  vallon  de 
Norvaux  une  énorme  aiguille  de  rocher 
qui  n'a  pas  moins  de  quarante  mètres 
d'élévation  et  qui,  plantée  perpendiculairement 
à  mi-côte,  affecte  à  l'œil  la  forme  grossière  et 
gigantesque  d'un  moine  avec  une  couronne 
de  cheveux  autour  de  la  tète  et  une  cordelière 
autour  des  reins.  Les  gens  de  la  contrée  disent  : 
c'est  le  Moine  ou  la  Poupée  des  vignes  (i). 
Une  tradition  locale  rapporte  qu'un  esprit 
s'était  charg-é  de  porter,  d'un  côté  à  l'autre  de 
:1a  vallée,  l'énorme  monolithe  et  qu'arrivé 
devant  la  corniche  de  rocher  qui,  sous  le  nom 
de  curons,  couronne  la  montagne  de  toute 
cette  région,,  il  fat  impuissant  à  terminer  son 
entreprise  et  tomba  emprisonné  sous  sa  charge. 

(i)  On  connaît  encore  en  Franche-Comté  le  Moine 
de  Mô'uthier,  l'Homme  de  pierre  sur  la  Valouse  et  le 
43cèant  de  la  pierre  qui  vire  à  Poligny. 


—  II  — 


5 

Le  Château  de  Cléron 
et  le  Clairon  de  Charlemagne 

(Canton  d'Amancey) 

|]||||n  des  sites  les  plus  agréables  de  la 
rjjjr  Franche-Comté  est  celui  qu'occupe  le 
château  de  Cléron.  On  peut  prendre, 
pour  s'y  rendre,  le  courrier  de  Besançon 
à  Amancey  qui  part  chaque  matin  du  bureau 
de  la  poste.  Il  descend  à  toutes  brides  les  rues 
Ronchaux  et  Sainte-Anne,  sort  par  la  porte 
Notre-Dame,  passe  à  Beure,  monte  à  Arguel 
en  laissant  à  gauche  dans  leur  profonde  re- 
traite la  cascade  et  les  moulins  du  Bout-du- 
Monde.  Au  delà  de  Pugey,  la  route  gagne  le 
hameau  de  Bois-Néron,  où  une  sanglante 
bataille  s'est  livrée.  Virginius  Rufus,  général 
romain,  y  défit  Vindex,  chef  des  Gaulois  ré- 
voltés contre  l'empereur.  L'histoire  dit  que 
Néron  avait  fait  annoncer  à  son  de  trompe 
qu'il  donnerait  cent  mille  sesterces  à  celui  qui 
tuerait  Vindex.  —  Moi,  avait  répondu  ce 
dernier,  je  donnerai  ma  tête  à  qui  m'apportera 
celle  de  Néron.  Vingt  mille  hommes  restèrent 
sur  le  champ  de  bataille.  Vindex,  désespéré, 


—  12  — ~ 

se  donna  la  mort  pendant  le  combat.  De 
Bois-Néron,  la  route  s'engage  au  midi  dans 
une  espèce  de  désert  où,  pendant  une  heure, 
on  ne  rencontre  à  travers  les  forêts  et  les 
prés-bois  ni  village  ni  habitation.  Enfin  l'on 
arrive  à  Epeugne}^,  d'où  Ton  aperçoit  à  gau- 
che, sur  une  éminence,  les  ruines  du  château 
de  Montrond,  et  à  droite,  le  pays  d'Alaise,  le 
Poupet  et  quelques  autres  sommets  du  Jura 
dans  le  lointain.  D'Epeugney  on  descend,  par 
la  gorge  de  Cademène,  dans  la  vallée  de  la 
Loue  qui  sépare  en  cet  endroit  le  canton  d'A- 
mancey  de  ceux  de  Quingey  et  d'Ornans. 
Bintôt  on  est  à  Cléron,  en  face  du  château 
qui  mire  dans  la  rivière  ses  hautes  tourelles  et 
ses  fenêtres  gothiques.  La  vallée  est  large  en 
cet  endroit  ;  de  tous  côtés  s'élèvent  de  gigan- 
tesques rochers.  L'un  d'eux,  dont  la  pointe 
s'avance  comme  un  promontoire  de  l'Est  à 
l'Ouest,  entre  les  vallées  de  la  Loue  et  de  Val- 
bois,  porte  les  ruines  curieuses  et  imposantes 
de  l'antique  château  de  Scey-en-Varais  (i). 

(i)  Ce  château,  bâti  vers  l'an  1020  par  Pierre  de  Scey, 
s'appela  d'abord  le  château  de  Saint-Denis.  Les  Rou- 
tiers, commandés  par  Brisebarre,  s'en  emparèrent  par 
surprise  en  1365  et  y  retinrent  prisonnier  un  des  plus 
illustres  seigneurs  de  Bourgogne,  Henri  de  Vienne, 
sire  de  Mirebel,  ancien  gardien  du  comté  de  Bourgogne. 
Les  chevaliers  comtois  se  réunirent  à  Quingey  avec 
les  milices  des  villes  pour  aller  délivrer  ce  seigneur.L'as- 


L'origine  du  château  de  Cléron  remonterait,, 
d'après  la  tradition,  au  temps  de  Charles-le- 
Chauve.  Lorsque  cet  empereur  descendit  des 
montagnes  du  Jura  après  avoir  défait,  dans 
une  grande  bataille  entre  le  Doubs  et  le  Dru- 
geon,  le  comte  de  Bourgogne  Gérard  de 
Roussillon  (i),  qui  s'était  révolté  contre  lui, 
il  voulut  récompenser  la  fidélité  de  ceux  des 
guerriers  bourguignons  qui  étaient  restés  atta- 
chés à  sa  cause.  A  l'un  des  parents  du  seigneur 
de  Scey  en  Waresgau,  il  fit  présent  d'un  clai- 
ron d'argent  qui  avait,  dit-on,  appartenu  à 
Charlemagne,  son  aïeul,  et  en  donnant  cet 
instrument  au  jeune  guerrier,  illuidit  :  «  Sonne 
de  ce  clairon  aussi  fort  que  tu  pourras  le  faire, 
et  je  te  donne  d'avance  tout  le  pays  sur  lequel 
le  son  aura  pu  se  faire  entendre.  »  Ils  étaient 

saut  fut  donné  avec  furie,  et,  après  une  vive  résistance, 
Brisebarre  fut  forcé  de  se  rendre  (1365).  Pendant  les 
guerres  de  Louis  XI,  en  1477-80,  cette  forteresse  fut 
livrée  à  prix  d'or  aux  troupes  françaises  commandées 
par  d'Amboise.  Lors  de  l'invasion  de  Wtymar,  en  1636, 
le  château  fut  assiégé  par  le  colonel  Rose.  Jean-Claude 
de  Scey  repoussa  vigoureusement  son  attaque,  et  le 
duc  de  Lorraine  accourut  de  son  côté  au  secours  de  la 
place  ;  mais  tous  ses  efforts  furent  inutiles,  la  forte- 
resse fut  prise  et  brûlée.  Prise  de  nouveau  en  mai  1674, 
elle  ne  se  releva  pas  de  ses  ruines. 

(1)  Entre  le  Doubs  et  le  Drugeon, 

Périt  Gérard  de  Roussillon. 


alors  sur  les  bords  de  la  Louve.  Du  haut  d'un 
rocher  qui  domine  cette  rivière  fougueuse,  le 
jeune  guerrier  se  mit  à  sonner  du  clairon  aussi 
fort  qu'il  put,  après  avoir  adressé  à  son  ins- 
trument ces  deux  vers  que  ses  descendants 
ont  retenu  pour  devise  : 

«  Sonne  haut,  ô  mon  clairon  ? 

«  Pour  l'honneur  de  ma  maison.  » 

Tout  le  pays  où  le  son  du  clairon  avait  été 

entendu  lui  appartint  de  droit,  et,  sur  le  rocher 

même  où  il  avait  sonné  de  cet  instrument,  il 

fit  élever  un  château-fort  qu'il  appela  le  château 

du  Clairon,  nom  qui  fut  accepté  au  XIIe  siècle 

par  ses  descendants.  On  dit  que  tant  que 

ceux-ci  conservèrent  le  clairon  de  Charle- 

magne,  ils  fleurirent  et  prospérèrent  ;  mais 

l'un  d'eux,  Antoine  de  Cléron,   ayant  eu  le 

malheur  de  perdre  ce  précieux  talisman,  fut 

tué  en  1643  au  siège  du  château  de  Vaîte,  et 

avec  lui  s'éteignit  sa  glorieuse  famille  (1). 

(L'architecture  du  château  de  Cléron  est  en  partie  du 
xn0  siècle.  La  terre  et  le  château  furent  vendus  avant 
la  Révolution  à  noble  Jacques  Terrier,  docteur  en  droit, 
qui  fit  restaurer  le  château.  Il  appartient  aujourd'hui  à 
M.  le  marquis  Terrier  de  Loray.  —  Sous  ce  titre,  le 
Musicien  Lombard,  il  existe  dans  le  recueil  des  frères 
Grimm  une  tradition  qui  a  la  plus  grande  analogie  avec 
celle  du  Clairon  de  Char  le  magne  ). 

(1)  La  famille  de  Cléron  n'est  pas  éteinte,  comme  le 
prétend  cette  tradition. 


—  i5  ~ 


6 

Légende  du  Château  de  Dame  Jeanne 

(Canton  d'Amancey) 

ES  ruines  ou  pour  mieux  dire  les  décom- 
bres du  château  de  Dame-Jeanne  se 
trouvent  entre  Déservillers,  Bolandoz 
et  Amancey,  non  loin  du  hameau  de  la 
Forêt.  Autrefois,  dit-on,  on  y  voyait  des  tours. 
Il  n'en  reste  aucun  vestige  ;  mais  on  distingue 
encore  facilement  la  forme  carrée  d'un  retran- 
chement de  60  à  70  mètres  de  largeur.  Le 
fossé  qui  l'entourait  n'est  pas  encore  entière- 
ment comblé.  La  tradition  locale  rapporte 
qu'au  château  de  Dame-Jeanne  était  une  com- 
tesse de  ce  nom,  qui  refusa  d'ouvrir  les  portes 
de  son  manoir  aux  troupes  suédoises  et  s'y  vit 
aussitôt  assiégée.  Un  petit  nombre  de  défen- 
seurs étaient  enfermés  avec  elle  dans  cette 
forteresse,  et  tout  annonçait  que  la  résistance 
ne  pourrait  pas  durer  longtemps.  Pleine  de 
confiance  dans  le  secours  de  la  Vierge,  Jeanne 
fait  vœu  d'élever  à  la  mère  du  Sauveur  une 
chapelle  où  son  image  sera  exposée  à  la  véné- 
ration publique,  si  par  miracle  les  Suédois 
cessent  leurs  attaques  contre  son  château.  Les 


—  i6  — 


ennemis  ne  tardèrent  point  à  se  retirer,  et  la 
pieuse  châtelaine,  fidèle  à  sa  promesse,  fit 
élever  une  chapelle  à  Notre-Dame  des  AveJt- 
tures.  Cet  oratoire,  que  des  vieillards  contem- 
porains ont  encore  vu,  fut  supprimé  dans  le 
dernier  siècle,  par  un  ordre  épiscopal  ;  mais 
le  buste  de  la  Vierge  a  été  recueilli  dévote- 
ment, et  on  le  vénère  encore  aujourd'hui  dans 
l'église  de  Bolandoz. 

(Voir  Essais  sur  quelques  antiquités  trouvées  sur  le 
territoire  dy Amancey,  par  Bourgon.  Recueil  de  l'Aca- 
démie de  Besançon,  janvier  1839,  Pa£e  I^0-) 


7 

Le  Manteau  de  saint  Christophe 

(Canton  d' Amancey) 

sait  que  saint  Christophe  était  un 
11  géant  dont  le  plus  petit  doigt  avait 
plus  d'une  aune  d'épaisseur.  Les  images 
çj  de  ce  saint  étaient  jadis  fort  répandues. 
On  leur  donnait  ordinairement  une  hauteur 
prodigieuse,  et  une  enfance  populaire  attri- 
buait aux  images  de  saint  Christophe  le  pou- 
voir d'empêcher  de  mourir  subitement  ou 
accidentellement  ceux  qui  chaque  jour  en 
pouvaient  voir  une.  «  Christ ophorum  videas> 


disait-on proverbialement, postea  tutus  eas.  » 
On  plaçait  à  ce  dessein  des  statues  de  saint 
Christophe  au  portail  des  cathédrales  ou  à 
l'entrée  des  églises  pour  que  chacun  les  vît  en 
y  entrant.  Le  nom  de  ce  saint,  signifiant  en 
grec  porte-Christ,  on  le  représentait  souvent 
portant  l'enfant  Jésus  sur  ses  épaules.  L'ima- 
gination du  peuple  a  enfanté  une  multitude 
d'histoires  fabuleuses  sur  ce  grand  saint.  A 
Nans-sous-Sainte-Anne,  en  visitant  le  gigan- 
tesque portique  de  la  grotte  Sarrasine,  on  fait 
remarquer  sous  le  vaste  ciel  de  pierre,  appelé 
le  Manteau  de  Saint-Christophe,  une  tache 
sombre  que  la  tradition  locale  dit  être  l'em- 
preinte des  épaules  du  géant.  La  même  tra- 
dition ajoute  que  le  manteau  de  saint  Chris- 
tophe, qui  couvrirait  la  façade  entière  de 
Notre-Dame  de  Paris,  n'est  que  l'entrée  de  la 
grotte  Sarrasine,  caverne  sans  fond  où  des 
armées  innombrables  ont  trouvé  refuge. 

Voir  Alaise  et  Sèquanie,  par  A.  Delacroix,  p.  78.) 
(Voir  aussi  la  Légende  de  Saint-Christophe,  à  Mont- 
joie,  canton  de  Saint-Hippolythe,  Doubs.) 


8 


Légende  du  sire  de  Cademène 

(Canton  d'Amancey) 

'est  aussi  à  Cléron,  d'après  une  tradition 
que  l'on  raconte  dans  tout  le  bassin  de 
la  Loue,  qu'un  autre  Léandre,  le  sire  de 
Cademène,  perdit  la  vie  dans  un  lac  que 
formait  alors  la  vallée  et  sur  les  flots  duquel  il 
se  hasardait  chaque  soir,  pour  aller  quérir  de 
la  dame  de  ses  pensées  une  parole  de  merci. 

(Voir  la  jolie  légende  deY  Amant  noyé  avec  la  chanson 
du  Val  d'amour,  dans  notre  ouvrage  sur  les  Traditions 
populaires  du  Jura,  page  40.) 


9 

Le  Pont  du  Diable 

(Canton  d'Amance}^) 

^^OUR  aller  du  Crouset  à  Sainte-Anne,  il 
H  faut  traverser  le  Pont  du  Diable,  jeté 
entre  deux  roches  d'où  l'eau  du  torrent 
tombe  en  cascade  dans  un  affreux  préci- 
pice. Il  y  a  longtemps,  longtemps,  racontait 
le  père  Borne  du  Crouset,  c'était  quand  on 


—  i9  — 

construisait  ce  pont  pour  la  première  fois,  le 
diable  venait  chaque  nuit  renverser  les  travaux 
qu'on  avait  faits  pendant  le  jour.  Le  maître 
maçon,  qui  se  voit  sur  le  point  d'être  ruiné,  se 
livre  au  désespoir  et  appelle  le  démon  à  son  aide. 
Celui-ci  ne  se  fait  pas  prier  deux  fois  :  il  apparaît 
aussitôt  au  maître  maçon  qui  s'était  éloigné 
de  ses  ouvriers  pour  gémir  et  pleurer.  —  «  Ne 
pleure  pas,  lui  dit  le  diable,  je  viens  à  ton  se- 
cours. Grâce  à  mon  aide,  tu  pourras  terminer 
demain  tes  travaux,  à  la  seule  condition  que  la 
.première  personne  qui  passera  sur  le  pont  une 
fois  terminé  m'appartiendra  corps  et  âme.  » 
Le  malheureux  maçon  consent  à  tout  ;  mais  à 
peine  a-t-il  signé  le  pacte  infernal,  qu'il  s'en 
repent  et  tombe  gravement  malade.  Ses  ou- 
vriers se  hâtent  de  le  transporter  dans  son  lit, 
à  Sainte- Anne,  et  d'envoyer  chercher  le  curé 
du  Crouset  pour  l'administrer.  Lorsque  celui- 
ci  dut  venir,  le  lendemain,  apporter  le  viatique 
au  mourant,  le  pont  se  trouvait  achevé  parla 
main  du  diable,  et  personne  encore  ne  l'avait 
traversé.  Le  diable  était  là  qui  attendait  avide- 
ment le  premier  passager.  En  voyant  appro- 
cher le  vénérable  curé  du  Crouset,  il  s'apprête 
à  saisir  cette  proie  sur  laquelle  il  ne  comptait 
guère.  Mais  voilà  qu'au  moment  où  il  veut 
s'en  emparer,  au  beau  milieu  du  pont,  le  bon 
Dieu,  que  le  prêtre  portait  dans  ses  mains, 


—  20  — 

apparaît  dans  toute  sa  majesté,  et  le  diable 
épouvanté  tombe  la  tête  la  première  dans  le 
gouffre  sans  fond  où  se  perdent  les  eaux  du 
torrent  et  qui  est,  à  ce  que  l'on  croit,  un  des 
entonnoirs  de  l'enfer.  Depuis  ce  temps-là,  les 
rochers  d'alentour  affectent  à  l'œil  des  formes 
bizarres  qui  rappellent  aux  passants  la  grimace 
que  le  diable  dut  faire  quand  il  reconnut  la 
figure  de  Dieu  dans  celle  de  la  première  per- 
sonne qui  traversa  le  pont  neuf  du  Crouset  à 
Sainte-Anne.  C'est  aussi  depuis  le  même  temps 
que  ce  pont  a  été  appelé  le  Pont  du  Diable. 


10 

La  Grotte  des  Vaux 
et  l'Esprit  de  la  côte  d'Oye 

(Canton  d'Amancey) 

v  Montricharde  est  une  haute  roche 
c  environnée  de  sapins  par  laquelle  se 
^  termine  à  pic,  sur  la  gracieuse  vallée  de 
Nans-sous-Sainte-Anne,  la  montagne 
de  Belin.  Dans  les  parois  abruptes  de  cette 
montagne  se  trouve  une  caverne  qui  se  nomme 
la  grotte  des  Vaux.  D'après  la  tradition  locale, 
d'immenses  trésors  y  sont  cachés.  Non  loin  de 
,là  se  trouve  la  côte  d'Oye,  où  une  autre  tradi- 


tion  prétend  que  l'Esprit  d'Oye  fait  parfois 
entendre  dans  la  solitude  cette  sage  parole  : 

«  Qui  bien  fera, 
«  Bien  trouvera.  » 

(Delacroix,  Alaise  et  Sèquanie.) 

II 

LÉGENDE  DES  TROIS-RoiS 

(Etrabonne,  canton  d'Audreux) 

errière  le  maître-autel  de  la  cathédrale 
de  Cologne,  dans  une  magnifique  châsse 
en  argent  doré  soutenue  par  des  colonnes 
d'émail  enrichies  de  pierreries,  on  voit 
encore  les  crânes  des  Trois-Rois-Mages^ 
Gaspar,  Melchior  et  Balthazar,  s'il  faut  en 
croire  les  noms  inscrits  sur  leurs  couronnes. 

On  dit  qu'Hélène,  mère  du  grand  Constan- 
tin, les  a}^antfait  apporter  de  Perse  à  Constan- 
tinople,  dans  l'église  de  Sainte-Sophie,  saint 
Eustorge  les  transféra  à  Milan,  et  que  lors  de 
la  prise  et  du  sac  de  cette  ville,  en  1162, 
Frédéric  Barberousse  les  donna  à  Regnold, 
archevêqne  de  Cologne,  qui  les  déposa  dans 
sa  cathédrale. 

Ces  reliques  passèrent  par  la  Franche-Comté 

et  reposèrent  quelque  temps  à  V abbaye  de 

2 


—  22  — - 

Lieucroissant  (près  de  l'Isle-sur-le-Doubs), 
qui  dès  lors  a  pris  le  nom  à' abbaye  des  Tr ois- 
Rois.  De  là  aussi  serait  venue  cette  devise  des 
sires  de  Grammont,  protecteur  de  ce  monas- 
tère : 

«  Dieu  aide  au  gardien  des  Rois  !  » 
Le  passage  de  ces  reliques  est  un  fait  dont 
on  retrouve  des  traces  curieuses  dans  les 
croyances  populaires  de  notre  province.  C'est 
ainsi  que,  dans  les  environs  de  Dole,  personne 
n'ignore  que  les  trois  mages  n'ayant  plus  une 
étoile  miraculeuse  pour  les  reconduire  chez 
eux,  se  trompèrent  de  route,  et,  prenant  l'Oc- 
cident pour  l'Orient,  vinrent  dans  nos  contrées 
et  passèrent  un  jour  par  Etrabonne.  Le  village, 
dit  cette  tradition,  n'existait  pas  encore.  Les 
trois  voyageurs  ayant  soif  se  désaltérèrent  à 
une  fontaine.  Le  premier  en  trouva  l'eau  de 
son  goût,  le  second  convint  qu'elle  était  bonne, 
et  le  troisième  s'écria  :  Elle  est  très  bonne  ! 
De  ces  trois  mots,  assure-t-on,  serait  venu  par 
une  légère  corruption  le  nom  à' Estr  abonne. 
Voilà  certes,  observe  malicieusement  Désiré 
Monnier,  une  étymologie  des  plus  satisfai- 
santes. 

Le  village  d'Estrabonne  où  vit  encore  cette 
vieille  tradition  des  Trois-Rois,  serait  remar- 
quable par  son  gros  château-fort,  un  des 
mieux  «conservés  de  Franche-Comté,  dit  M.  Ju- 


—  23  — 

les  Gauthier,  si  la  légende  ne  donnait  pas 
plus  de  prix  encore  à  la  modeste  fontaine  qui 
coule  en  ce  lieu. 

«  C'est  en  la  Franche-Comté,  dit  François  de 
Belleforest,  que  est  ce  lieu  tant  recognu  par 
les  estrang-ers,  appelé  Strabonne,  appartenant 
aux  seigneurs  d'Aumont  et  aux  aisnés  d'icelle 
maison,  comme  un  apanag-e  non  aliénable  de 
la  famille,  à  cause  de  cette  prérogative  que 
Dieu  leur  donna,  pour  Tesgard  de  ceste  place 
de  Strabonne,  qui  est  de  telle  sorte.  On  tient 
que  du  temps  que  les  corps  saints  des  trois  sages 
qui  vinrent  adorer  Nostre-Seigneur,  furent 
portés  à  Cologne  d'Italie,  on  les  reposa  quelque 
temps  en  ce  village  de  Strabonne  en  la  Fran- 
che-Comté, de  sorte  que  depuis  y  ayant  esté 
fondée  une  chapelle,  près  laquelle  a  source  une; 
fontaine  d'eau  vive,  les  malades  des  escrouelles 
qui  vont  en  pélérinage  en  ce  lieu  et  boivent  de 
l'eau  de  ceste  fontaine  et  mangent  du  pain  de 
Taumosne  donné  en  cette  chapelle,  ne  f  aillent, 
de  s'en  trouver  allégez,  et  est  grande  merveille 
que  les  seigneurs  de  Strabonne  portent  ordi- 
nairement avec  eux  de  ce  pain  duquel  ils; 
donnent,  non  sans  grand  effect,  à  ceux  qui 
sont  atteint  de  ceste  maladie.  Ceste  chapelle 
est  bastie  au  nom  des  Trois-Rois^  et  les  plus; 
consciencieux  estiment  que  par  les  prières  de 
ceux~eyf  les  patients  recoyvent  allégeance. 


—  24  — 

Or,  de  ce  miracle  tout  grand  et  si  ordinaire, 
m'ont  fait  foy  deux  ou  trois  g-entilshommes  à 
qui  Ton  cnrye,  qui  m'ont  juré  d'en  avoir  veu 
de  grandes  et  merveilleuses  expériences.  » 
(Cosmographie  universelle). 

12 

Les  Haricots  du  Saint-Sacrement 

(Canton  d'Audeux) 

N  homme  avait  un  jour  commis  un  larcin  ; 
il  avait  dérobé  un  ostensoir  dans  la  cha- 
pelle du  Moutherot.  C'était  au  XIIe  siècle, 
alors  qu'existait  en  ce  lieu  un  prieuré 
de  l'ordre  de  Saint-Benoît.  Afin  de  soustraire 
aux  investigations  de  la  justice  le  fruit  de  son 
larcin,  le  voleur  enterra  l'ostensoir  dans  son 
jardin  et  sema  en  cet  endroit  des  haricots 
ordinaires.  Quand  ces  légumes  parvinrent  à 
leur  maturité,  plusieurs  personnes  remarquè- 
rent avec  surprise  que  tous  les  grains  de 
haricots  portaient  une  image  peinte  et  tout  à 
fait  pareille  à  l'auréole  d'un  ostensoir.  Cette 
singularité  éveilla  le  soupçon.  On  ne  tarda 
à  faire  une  fouille  et  l'on  trouva,  à  quelques 
pieds  du  spl,  l'ostensoir  volé.  Le  coupable  fut 
puni  après  avoir  fait  l'aveu  de  son  crime  ;  mais 


-  25  — 

eette  nouvelle  espèce  de  haricots,  que  la  cu- 
riosité populaire  multiplia  par  de  nombreux 
semis,  reçut  et  conserve  encore  aujourd'hui  le 
nom  de  Haricots  du  Saint-Sacrement. 

(Tradition  orale  recueillie  à  Jallerange). 


13 

La  Flûte  accusatrice 

(Canton  d'Audeux) 

i^ntre  Pagney  et  Jallerange,  sur  le  terri- 
toirede  ce  derniervillage,  se  trouve,  non 
loin  de  la  route,  une  avenue  de  peupliers, 
au  bord  d'un  ruisseau.  La  Nanette  Thou- 
ret,  qui  est  morte  il  y  a  déjà  longtemps,  ra- 
contait à  ses  petits  neveux,  pour  les  endormir,, 
cette  histoire  merveilleuse  : 

Un  jour,  trois  jeunes  enfants,  une  petite  fille 
et  ses  deux  petits  frères,  étaient  venus  jouer 
sous  les  peupliers.  Comme  c'était  au  prin- 
temps et  qu'une  sève  abondante  montait  dans 
les  branches  des  arbres,  chacun  de  ces  enfants 
avait  à  la  main  une  flûte  taillée  dans  une 
branche  de  peuplier.  La  flûte  du  plus  jeune 
garçon  rendait  des  sons  plus  doux  et  plus 
mélodieux  que  celles  de  son  frère  et.  de  sa 
sœur.  Poussés  par  une  jalousie  criminelle,  ces. 


—  26  — 

deux-ci  tuèrent  leur  frère  et  lui  prirent  sa 
flûte,  après  quoi  ils  l'enterrèrent  dans  le  fossé, 
sous  le  peuplier.  Dès  qu'ils  rentrent  à  la  mai- 
son, le  père  et  la  mère  leur  demandent  où  est 
leur  frère.  Ils  répondent  qu'ils  n'en  savent 
rien  ;  que  leur  petit  frère  s'est  éloigné  d'eux 
et  que  sans  doute  il  aura  été  mangé  par  le 
loup  ;  car  ils  ne  l'ont  pas  revu  et  n'ont  rien 
retrouvé  de  lui  que  sa  flûte... 

Or,  pendant  la  nuit,  cette  flûte  se  mit  à 
jouer  d'elle-même,  et  elle  disait  très  distincte- 
ment :  Mon  frère  et  ma  sœur  m'ont  tué  pour 
avoir  ma  flûte  ;  ils  m'ont  enterré  dans  le  fossé 
qui  est  sous  le  peuplier.  Dès  le  matin,  le  père 
et  la  mère  se  rendent  avec  les  gens  du  village 
au  lieu  désigné.  La  flûte  parlait  toujours  et 
disait  :  C'est  là  qu'ils  m'ont  enterré.  On  creusa 
•dans  cet  endroit,  et,  à  quelques  pieds  du  sol, 
on  trouva  l'enfant  mort,  qui  était  beau  comme 
un  petit  ange.  Alors  le  père  demanda  aux  gens 
<lu  village  ce  qu'il  fallait  faire  de  ces  deux  en- 
fants méchants  qui  avaient  tué  leur  frère  pour 
-avoir  sa  flûte.  Les  gens  dirent  tous  qu'ils  fallait 
les  faire  mourir  et  les  enterrer  dans  le  fossé 
qui  est  sous  le  peuplier.  Le  père  désolé  voulut 
savoir  ce  qu'en  pensait  la  victime.  Il  lui 
adressa  la  parole  et  le  petit  mort,  ouvrant  la 
bouche,  dit  :  Placez  ma  flûte  sur  mes  lèvres. 
On  le  fit,  et  aussitôt  l'enfant  revint  à  la  vie  et 


—  27  — 

pria  que  l'on  fit  grâce  à  son  frère  et  à  sa  sœur, 
parce  qu'ils  s'étaient  repentis  de  leur  faute. 

(Tradition  orale  recueillie  à  Jallerange.) 

H 

Légende  de  Ruffey 

(Canton  cTAudeux) 


u  commencement  du  Ve  siècle,  lorsque 
les  Vandales,  sous  la  conduite  de 
Crocus,  envahirent  le  diocèse  de  Be- 


^)  sançon,  les  murs  de  la  métropole,  rui- 
nés par  les  invasions  précédentes,  n'offraient 
pas  un  suffisant  abri  à  Tévêque  Antide  et  à  son 
clergé.  Après  avoir  pourvu  à  la  sûreté  des 
fidèles  de  Besançon,  il  s'achemina  seul,  à 
pied,  vers  le  château-fort  de  Ruffey,  qui  lui 
avait  été  donné  par  Théodose,  et  qui  était  bâti 
sur  la  pointe  d'un  rocher  près  de  la  rivière  de 
TOgnon  (Oppidium  Ruffiacum).  Il  est  ac- 
cueilli avec  des  cris  de  joie  par  toute  une 
population  éplorée  qui  s'était  réfugiée  dans  ce 
château.  Cette  joie  dura  peu,  car  bientôt  on 
entendit  les  hurlements  des  barbares.  Ceux-ci 
mettent  le  siège  devant  le  château  et,  connais- 
sant la  présence  de  Tévêque  dans  cette  forte- 
resse, ils  somment  les  habitants  de  leur  livrer 


—  28  — 

Antide  ;  ceux-ci,  pressés  par  la  famine,  le 
livrèrent  bientôt  aux  Vandales,  et  Crocus  lui 
fit  trancher  la  tête  dans  l'enceinte  même  du 
château.  Depuis  ce  temps-là,  dit  une  tradition 
déjà  populaire  au  XIe  siècle,  la  race  des  habi- 
tants de  Ruffey  fut  frappée  d'anathème  ;  le 
goitre,  le  crétinisme'et  d'autres  maladies  hor- 
ribles devinrent  héréditaires  chez  elle,  et  de 
nos  jours  encore,  bien  qqe  les  effets  de  la 
malédiction  aient  depuis  longtemps  cessé, 
dans  les  combats  que  se  livrent  entre  eux  les 
bergers  des  deux  rives  de  TOgnon,  les  pierres 
lancées  de  la  rive  droite  sur  les  bergers  de 
Ruffey  sont  accompagnées  du  quolibet  sui- 
vant : 

«  Gens  de  Ruffey, 
<(  Qu'ont  vendu  leutt  curé 
«  Pou  m  mouché  (morceau) 
«  De  toutié  (gâteau).  » 

(Voir  Vesontio,  pars  II,  67,  96,  et  Vies  des  Saints 
de  Franche-Comté ,  saint  Antide.) 


—  29  — 


i5 

Légende  des  saints  Ferréol  et  Ferjeux 

(Canton  de  Besançon) 


fdVANT  la  conquête  des  Gaules  par  Jules 
^  César,  notre  pays  pratiquait  la  religion 


druidique.  Après  la  conquête,  les  Ro- 
mains y  introduisirent  le  paganisme, 
de  sorte  qu'à  cette  époque,  nos  aïeux  étaient 
plongés  dans  les  ténèbres  d'une  double  idolâ- 
trie. La  corruption  des  mœurs  romaines  vint 
encore  ajouter  l'égarement  des  sens  à  l'égare- 
ment de  l'esprit.  Quand  un  peuple  arrive  à  ce 
degré  de  perversion,  il  meurt,  où,  par  un  des 
effets  de  sa  toute-puissance,  Dieu  le  régénère. 

Vers  la  fin  du  IIe  siècle  de  notre  ère,  deux 
jeunes  prêtres  étrangers,  Ferréol  et  Ferjeuxr 
envoyés  par  les  évêques  de  Smyrne  et  de 
Lyon,  vinrent  à  Besançon  pour  y  prêcher 
l'évangile.  Vesontio  était  alors  un  municipe 
qù  le  préfet  romain  Claudius  exerçait  un  pou- 
voir presque  absolu.  Les  deux  apôtres  établi- 
rent leur  chaire  et  leur  autel  dans  une  grotte 
voisine  de  Besançon.  D'abord  ils  attirèrent  à 
eux  quelques  habitants  des  campagnes  qu'ils 
convertirent  à  la  nouvelle  doctrine.  Bientôt 


—  30  — 

l'épouse  elle-même  du  gouverneur  Claudius 
est  initiée  et  consent  à  recevoir  le  baptême. 
Claudius  apprend  cet  envahissement  du  chris- 
tianisme dans  sa  propre  maison.  Il  réprouve  la 
conduite  de  son  épouse  et  se  venge  par  une 
persécution  cruelle.  Les  saints  martyrs  sont 
étendus  sur  un  chevalet  ;  des  pointes  aiguës 
sont  plantées  dans  leurs  pieds,  dans  leurs 
mains,  dans  leur  poitrine,  sur  leur  tête.  On 
leur  arrache  la  langue  et  voilà  que,  de  leur 
bouche  vide  et  sanglante,  ils  parlent  encore. 
Enfin,  on  leur  tranche  la  tête.  Ces  choses  se 
passèrent  le  XVI  des  calendes  de  juin  de  l'an  de 
Jésus-Christ  212.  La  tradition  rapporte  encore, 
et  nos  pères  ont  cru,  qu'après  leur  supplice, 
les  deux  corps  des  martyrs  se  relevèrent  ;  que, 
prenant  dans  leurs  mains  leurs  têtes  sacrées  et 
lumineuses,  ils  sortirent  lentement  de  l'am- 
phithéâtre, au  milieu  du  peuple  éperdu,  et 
regagnèrent  la  grotte  qui  avait  été  leur  sanc- 
tuaire, et  qui  leur  servit  de  sépulcre.  Toutes 
les  pierres  qu'ils  foulèrent  dans  ce  suprême 
voyage  ont  conservé  jusqu'à  nos  jours  la  trace 
sanglante  de  leurs  pas.  Chaque  fois  que  Be- 
sançon est  menacé  de  quelque  malheur,  les 
corps  des  deux  apôtres  martyrs  sortent  de  leur 
tombe  miraculeuse  pour  venir,  un  flambeau  à 
la  main,  parcourir  les  rues  de  cette  ville,  qu'ils 
protègent  to uj  o urs . 


—  3*  — 

(Voir  Cheflet,  Vesontio  ;  —  Dqnod,  Histoire  de 
F  Eglise  de  Besançon  ;  —  Vie  des  Saints  de  Franche" 
Comté;  —  Les  Martyrs  de  la  Sèquanie,  parle  vicomte 
Chiflet,  etc.) 

lé 

La  Mauve  miraculeuse 

(Canton  de  Besançon) 

A  sœur  de  l'illustre  évêque  saint  Grégoire 
de  Tours  voyait  depuis  quatre  mois  son 
mari  gravement  malade,  et  lentement 
miné  par  une  fièvre  qui  résistait  à  toute 
les  ressources  de  l'art.  Elle  entreprit  un  pèle- 
rinage au  tombeau  des  saints  Ferréol  et  Fer- 
jeux,  pour  demander  par  leur  intercession  le 
rétablissement  d'une  santé  qui  lui  était  si 
chère.  En  s'agenouillant  dans  la  grotte  sacrée, 
la  douleur  lui  causa  une  sorte  de  défaillance; 
elle  se  prosterna,  les  yeux  baignés  de  larmes, 
sur  le  pavé  du  sanctuaire.  Ses  mains  en  tom- 
bant s;attachèrent  à  une  touffe  de  mauve 
fleurie,  qui  avait  été  déposée  sur  le  sépulcre 
des  saints  apôtres.  Dans  le  trouble  dont  elle 
était  saisie,  elle  crut  d'abord  que  c'était  un 
lambeau  détaché  de  son  voile,  ferma  la  main, 
se  releva  et  sortit  de  la  grotte.  Quand  elle  eut 
reconnu  son  erreur,  elle  ne  put  s'empêcher  de 


—  32  ™ 

regarder  cette  toufle  de  mauve  comme  un 
remède  que  la  Providence  lui  indiquait  dans 
l'intérêt  du  malade.  Elle  revint  auprès  de  lui 
avec  une  joie  pleine  d'une  douce  confiance,  lui 
raconta  ce  qui  s'était  passé,  et  lui  offrit  un 
breuvage  composé  avec  l'herbe  miraculeuse. 
La  foi  de  son  mari  égalait  la  sienne  :  il  en  fut 
récompensé  aussitôt  en  recouvrant  le  bienfait 
de  la  santé. 

(Saint  Grégoire  de  Tours  raconte  lui-même  ce  fait 
miraculeux.) 

17 

Légende  de  sainte  Colombe 

(Canton  de  Besançon) 

u  commencement  du  IIIe  siècle,  vers 
l'époque  où  saint  Ferréol  et  saint  Fer- 
jeux  furent  martyrisés  à  Besançon,, 
vivait  avec  son  père,  au  hameau  de 
Bregille,  une  douce  et  chaste  jeune  fille  du 
nom  de  Colombe.  Elle  avait  seize  ans  et  était 
d'une  remarquable  beauté.  Valérius,  le  chef 
romain,  en  fut  épris.  Un  matin  il  se  présenta 
devant  elle  et  lui  dit  :  «  Je  te  trouve  belle, 
jeune  fille  ;  quitte  ton  père  et  sa  cabane,  et 
viens  dans  mon  palais,  je  te  donnerai  de  riches 


—  33  — 

parures  et  je  te  comblerai  de  mille  faveurs.  » 
Colombe,  qui  était  sage,  demeura  insensible  à 
la  prière  du  Romain.  Valérius,  dédaigné  de  la 
jeune  chrétienne,  jura  de  se  venger.  Le  lende- 
main, la  pauvre  jeune  fille  fut  arrachée  à  son 
père  et  conduite  par  de  grossiers  soldats  devant 
le  juge  romain.  Toute  défense  étant  pour  elle 
inutile,  elle  pleurait  en  silence  et  priait  avec 
ferveur.  Nous  l'avons  destinée  au  culte  de 
l'amour,  dit  le  juge  romain.  Qu'on  la  mène  au 
temple  de  Vénus,  et  que  là,  aux  yeux  de  tous, 
elle  soit  dépouillée  de  ses  vêtements.  Mais 
voilà  qu'au  moment  où  on  lui  arrachait  son 
dernier  voile,  ses  cheveux  se  déroulent,  gran- 
dissent tout  à  coup,  et,  pour  sauver  sa  pudeur, 
l'enveloppent  jusqu'aux  pieds.  Valérius  de- 
vient alors  plus  téméraire.  Il  s'élance  vers 
Colombe  et  veut  porter  la  main  sur  ce  voile 
céleste.  A  l'instant  il  est  frappé  de  mort.  La 
foule  épouvantée  s'enfuit,  et  la  vierge  chré- 
tienne, après  avoir  dit  adieu  à  son  père,  prend 
le  chemin  des  montagnes,  pour  y  chercher  un 
abri  sûr  et  y  vivre  dans  la  solitude,  la  prière 
et  l'extase. 

Non  loin  dePontarlier,  dans  la  plaine  stérile 
que  baigne  le  Drugeon,  Colombe  se  choisit  un 
réduit'  dans  le  creux  d'un  rocher.  Elle  y  vécut 
longtemps.  "Une  main  invisible  lui  apportait 
-chaque  nuit  le  peu  de  nourriture  qui  lui  était 


—  34  — 

nécessaire.  La  mort  la  respectait.  Un  soir,  son 
ange  gardien  l'emporta  dans  le  ciel  au  milieu 
d'un  cortège  de  vierges  et  d'esprits  purs.  La 
cellule  de  Colombe  a  été  depuis  convertie  en 
un  oratoire.  On  y  vint  de  si  loin  pour  la  prier, 
qu'un  village  se  forma  en  cet  endroit.  Il  porte 
encore  aujourd'hui  le  nom  de  Sainte-Colombe* 

(Cette  légende  a  été  écrite  envers  par  A.  Demesmay). 
(Voir  trad.  de  Pontarlier). 


18 

Légende  de  saint  Antide 

(Canton  de  Besançon) 

aint  Antide,  évèque  de  Besançon,  avait 
un  grand  pouvoir  sur  les  mauvais  es- 
prits. Voulant  un  jour  visiter  toutes  les 
A9  parties  de  l'héritage  confié  à  ses  soins, 
il  se  dirigeait  du  côté  du  Doubs  pour  le  tra- 
verser, lorsqu'il  aperçut  un  mouvement  extra- 
ordinaire sur  le  pont.  Caché  par  un  voile  divin, 
il  se  retira  à  l'écart  afin  d'être  témoin  du 
spectacle  étonnant  qu'il  avait  sous  les  }^eux.  Il 
aperçut  alors  le  chef  des  démons,  élevé  sur  un 
siège,  la  tète  couronnée  d'un  diadème,  prome- 
nant son  sceptre  sur  une  foule  d'autres  démons 
prosternés  à  ses  pieds,  et  demandant  compte 
à  chacun  des  efforts  qu'il  avait  faits  po-ur- 


-  35  - 

perdre  les  âmes  des  fidèles.  Tout  à  coup,  un 
démon,  à  la  face  hideuse,  tout  souillé  de  pous- 
sière, exténué  de  fatigue,  arriva  au  pied  du 
trône  de  Satan.  Il  tenait  à  la  main  une  pan- 
toufle, qu'il  agitait  d'un  air  triomphant.  Le 
prince  des  démons  l'ayant  interrogé,  il  répondit 
qu'enfin  ses  efforts  avaient  triomphé  de  la  résis- 
tance du  Souverain  Pontife,  l'avaient  fait  tom- 
ber dans  une  faute,  et  que  bientôt  l'Eglise  du 
Crucifié  serait  remplie  de  nouveaux  troubles. 
A  cette  nouvelle,  toute  l'assemblée  hurla  d'une 
joie  furieuse.  Saint  Antide,  effrayé  des  mal- 
heurs qui  pouvaient  arriver,  prend  une  résolu- 
tion subite  :  il  appelle  les  clercs  qui  se  trou- 
vaient derrière  lui,  les  invite  à  retourner  dans 
sa  demeure  épiscopale,  se  recommande  à  leurs 
prières,  et,  se  munissant  du  signe  de  la  croix, 
il  se  précipite  au  milieu  de  l'assemblée  des 
démons,  va  droit  à  celui  qui  venait  de  parler 
et  lui  dit  :  «  Au  nom  du  Père  tout  puissant,  du 
t<  Fils  et  du  Saint-Esprit,  auquel  toute  créature 
*<  rend  hommage,  je  t'ordonne  de  me  transpor- 
ta ter  immédiatement  à  Rome,  te  défendant  en 
«  même  temps  de  nuire  en  quoi  que  ce  soit  au, 
u  serviteur  de  Dieu.  »  En  ce  disant,  il  montait 
sur  le  démon  transformé  en  dragon  impétueux.: 
Les  montagnes,  les  vallées,  les  fleuves  dispa- 
raissaient sous  le  vol  de  l'étrange  coursier,  qui 
dépose  soa  cavalier  devant  l'église  de  La- 


tran  (i).  Saint  Antide  ordonne  à  sa  monture 
de  l'attendre,  entre  à  l'église,  où  la  multitude 
était  déjà  rassemblée  pour  le  saint  sacrifice,  se 
prosterne  dans  le  sanctuaire,  va  droit  au  pape, 
lui  expose  le  motif  de  son  voyage,  lui  montre 
la  sandale  qu'il  avait  ravie  au  démon.  Surpris 
et  attéré,  le  Souverain  Pontife  verse  des 
larmes,  se  jette  aux  genoux  de  saint  Antide; 
puis,  le  faisant  revêtir  des  ornements  pontifi- 
caux, le  conjure  d'offrir  le  saint  sacrifice  et  de 
bénir  le  saint  chrême.  Notre  saint  monta  à 
l'autel,  au  grand  étonnement  de  la  multitude,, 
et  ayant,  après  la  cérémonie,  entendu  la  con- 
fession du  Souverain  Pontife,  il  alla  retrouver 
son  coursier  rapide  et  arriva  à  Besançon  le 
samedi-saint  à  la  sixième  heure.  Grande  fut 
la  joie  du  clerg'é,  qui  ne  pouvait  s'expliquer  son 
absence.  Il  distribua  le  saint  chrême  et  solen- 
nisa  la  fête  de  Pâques  avec  une  grande  joie. 

;  (i)  Comme  ils  traversaient  la  mer,  le  diable  lui  con- 
seilla perfidement  de  se  signer;  mais  Antide  lui  répon- 
dit avec  autant  d'esprit  que  de  prudence  :  «  Tout  signé 
que  le  diable  porte.  »  La  légende  nous  a  conservé  les 
paroles  du  démon.  C'est  un  distique  que  l'on  peut  lire 
aussi  bien  par  la  gauche  que  par  la  droite,  et  dont  les 
lettres,  prises  à  rebours,  reproduisent  les  mêmes  mots; 
invention  véritablement  diabolique  et  qui  indique  assez 
son  auteur  : 

Signa  te,  signa,  temere  me'  tangis  et  angis, 
Roma  tibi  subito  motibus  ibit  amof. 


—  37  — 

Baronius  dit  que  cette  légende  sent  plus  la 
magie  que  la  piété.  Cependant  elle  est  rap- 
portée dans  les  bréviaires  des  archevêques  Ch. 
de  Neuchatel  en  1489,  Antoine  de  Vergy  en 
1 535,  et  Claude  de  la  Baume  en  1578.  On  la 
lisait  dans  de  vieux  manuscrits  conservés  à 
Besançon  et  dans  le  légendaire  d'été  de  l'église 
Saint- Jean.  Plusieurs  monuments  confirmaient 
aussi  les  traditions  du  peuple.  On  voyait  avant 
la  Révolution  des  peintures  très  anciennes 
dans  les  églises  de  Saint-Paul,  de  Saint-Pierre 
et  de  Sainte-Madeleine  de  Besançon,  qui  re- 
présentaient les  diverses  circonstances  de  ce 
voyage  merveilleux.  Pendant  la  procession 
des  Rogations,  deux  chanoines  s'arrêtaient 

:sur  le  pont  de  Battant  en  chantant  plusieurs 
versets  à  l'honneur  de  saint  Antide,  et  les 
quatre  hommes  qui  portaient  la  châsse  du 
saint  devaient  être  pris  dans  la  bannière  du 

-  quartier  Battant,  parce  que  le  pont,  où  s'était 
opéré  le  prodige,  dépendait  de  cette  bannière. 

(Voir  Vie  de  saint  Antide  dans  la  Vie  des  Saints  de 
.Franche-Comté,  t.  I,  p.  94.) 


3 


-  38  - 


19 

Légende  de  Notre-Dame  des  Buis 

(Canton  de  Besançon) 

N  soir  Amaury,  seigneur  d'Arguel,  par- 
courait les  rochers  d'alentour  comme  un 
homme  égare.  Il  était  dévoré  par  un 
souci  cruel.  Le  lendemain  il  devait 
recevoir  la  visite  de  Frédéric  Barberousse,  et 
sa  bourse  était  vide.  Trompé  par  un  fatal  es- 
poir, il  venait  de  perdre  au  jeu  son  dernier 
écu.  Venez  à  mon  secours,  s'écriait-il  avec 
rage,  puissances  du  ciel  ou  de  l'enfer;  anges 
ou  damnés,  apportez-moi  de  l'or.  Tout  à  coup 
la  forêt  s'illumine  de  lueurs  fantastiques  et  un 
grand  cavalier  noir  se  présente  devant  lui.  Je 
suis  Satan,  dit-il,  je  viens  de  l'enfer  tout 
chargé  d'or  pour  te  secourir.  Vois-tu  ce  trésor  ? 
JJe  te  te  cède  si  tu  me  livres  ta  fille.  —  Va-t-en, 
infâme,  répond  Amaury;  tu  voudrais  me  ravir 
mon  enfant,  mon  bonheur,  ma  pure  et  chaste 
Blanche...  Ah  !  prends  plutôt  mon  âme! — Ton 
âme,  répond  Satan,  ne  l'ai-je  pas  déjà?  Ce 
qu'il  me  faut,  c'est  ta  fille. — Jamais  !  disait  le 
père.  Mais  Satan  reprenait.  Que  va-t-on  dire 
de  toi,  lorsque  demain  on  apprendra  que  le 


—  39  — 

haut  et  puissant  seigneur  d'Arguel  n'avait 
vaillant  ni  sou  ni  maille  pour  fêter  l'empereur? 
Il  sut  si  bien  le  prendre  par  l'orgueil  qu'enfin 
Blanche  fut  promise.  Il  disparut  en  criant 
d'une  voix  terrible  :  A  minuit,  je  vous  attends 
dans  la,  caverne  de  Morre. 

Blanche  dormait  sur  sa  couche  virginale 
quand  son  père  vint  lui  dire  :  Lève-toi,  ma 
fille;  hâtons-nous,  j'ai  besoin  de  toi;  ne  crains 
rien  ;  c'est  ton  père  qui  pour  la  première  fois 
t'ordonne  de  lui  obéir.  Blanche  se  leva  tout 
effrayée.  Avant  de  sortir  de  sa  chambre,  elle 
embrassa  le  portrait  de  sa  mère,  morte  depuis 
peu  de  temps,  et,  après  s'être  agenouillée  un 
instant  pour  prier,  elle  descendit  vers  son 
père  qui  lui  recommanda  de  garder  le  silence- 
et  de  le  suivre.  Ils  marchèrent  côte  à  côte  sans, 
rien  dire  et  d'un  pas  précipité.  Comme  ils 
passaient  auprès  de  la  chapelle  de  Notre- 
Dame  des  Buis,  Blanche  supplia  son  père  de 
la  laisser  entrer  un  moment  dans  la  chapelle 
pour  y  faire  une  courte  prière.  —  Le  temps 
presse,  ma  fille,  je  te  donne  une  minute. 
Blanche  entra  dans  la  chapelle  et  rejoignit 
bientôt  son  père  qui  l'attendait  au  dehors.  Son 
voile  était  baissé;  elle  semblait  avoir  pris 
courage  et  ils  continuèrent  leur  route  sans  mot 
dire.  Minuit  sonnait  lorsqu'ils  arrivèrent  à 
l'entrée  de  la  caverne  où  le  démon  donnait  ce 


—  4o  — 

soir-là  une  fête  brillante  et  où  Blanche  était 
-attendue.  Elle  y  pénétra  sans  trembler.  Son 
père,  plus  pâle  qu'un  mort,  sentait  déjà  dans 
son  cœur  l'aiguillon  du  remords.  Mille  cris  de 
joie  accuillirent  la  nouvelle  fiancée  de  Satan. 
Mais  à  l'instant  où  celui-ci  s'approche  pour  lui 
^offrir  sa  main,  elle  lève  son  voile.  O  terreur! 
x'êlait  Notre-Dame  des  Buis  elle-même. 
Tous  les  démons  s'enfuient  en  jetant  des  cris 
affreux.  Le  sire  d'Arguel  frémissait  la  face 
contre  terre.  —  Amaury,  lui  dit  la  Vierge 
.d'une  voix  calme  et  douce,  demande  pardon  à 
Dieu  de  tes  fautes  et  va  réveiller  Blanche  qui 
-est  encore  à  genoux  au  pied  de  mon  autel.  — 
La  caverne  mystérieuse  où  ce  drame  s'accom- 
plit porte  encore  aujourd'hui  le  nom  &  Enfer 
4e  Morre. 

(Cette  légende,  écrite  en  vers  par  M.  Mercier,  en 
1865,  a  mérité  une  distinction  académique.) 

20 

La  Comète  du  sire  d'Arguel 

(Canton  de  Besançon) 

une  lieue  de  Besançon,  en  descendant 
le  cours  du  Doubs,  on  aperçoit  à  gau- 
che,au-dessus  de  Beurre,  les  dentelures 
de  la  montagne  d'Arguel,  parmi  les- 


—  4i  — 

quelles  se  montrent  encore  quelques  débris  d'un 
château  féodal.  C'est  là,  dit-on,  que  plus  d'un 
sire  d'Arguel  recéla  le  fruit  de  ses  brigandages. 
Ces  seigneurs  avaient  dans  leurs  armoiries  une 
comète  d'or,  qui  a  probablement  donné  lieu  au 
récit  suivant  : 

Jacques  d'Arguel,  l'un  des  derniers  posses- 
seurs de  la  demeure  féodale  de  ce  nom,  se  rendit 
particulièrement  célèbre  par  sa  puissance  et 
par  la  haine  qu'il  portait  à  ses  voisins  les  cito- 
yens de  la  cité  libre  et  impériale  de  Besançon. 
Il  rançonnait,  de  la  manière  la  plus  cruelle  ceux 
des  marchands  de  cette  ville  que  leurs  affaires 
forçaient  à  passer  au  pied  de  son  château.  A 
force  de  déprédations,  il  était  venu  à  bout 
d'augmenter  considérablement  le  trésor  que  lui 
avaient  laissé  ses  ancêtres.  Il  appelait  #cela 
allonger  la  queue  de  la  comète  d'Arguel. 
Enfin  on  résolut  à  Besançon  de  châtier  ce- 
brigand  d'une  manière  exemplaire.  En  i336, 
les  citoyens  et  leur  vicomte  Jean  de  Châlon, 
ayant  déclaré  la  guerre  à  Eudes,  duc  de  Bour- 
gogne, et  à  tous  ceux  des  seigneurs  de  la 
province  qui  avaient  refusé  d'embrasser  leur 
parti,  attaquèrent  d'abord  le  château  d'Arguel, 
et,  malgré  la  force  de  cette  place  et  la  vive 
résistance  de  ceux  qui  la  défendaient,  ils  par- 
vinrent à  s'en  emparer.  Mais  le  sire  d'Arguel 
et  surtout  sa  précieuse  comète,  sur  laquelle  les 


—  42  — 

•assiégeants  avaient  compté  pour  se  payer  des 
frais  de  la  guerre,  leur  échappèrent.  Dans  leur 
dépit,  les  vainqueurs  brûlèrent  la  forteresse. 
Quelques  mois  après,  ils  expièrent  ce  succès  à 
la  funeste  journée  de  la  Malecombe,  où  ils  se 
firent  massacrer  au  nombre  de  mille,  pour  em- 
pêcher l'ennemi  de  s'introduire  dans  leur  cité. 
Depuis  ce  temps-là,  bien  des  recherches  furent 
faites  pour  découvrir  la  comète  de  Jacques  d'Ar- 
gué 1  ;  mais  jusqu'ici  elles  ont  été  à  peu  près 
inutiles.  La  dernière,  qui  a  eu  lieu  au  commen- 
cement du  XVIIIe  siècle,  avait  pour  auteur  un 
paysan  du  village  de  Pugey.  Cet  homme,  qui 
passait  pour  hardi,  s'était  fait  accompagner  de 
deux  de  ses  amis  et  avait  choisi  pour  exécuter 
son  dessein,  la  nuit  de  Noël.  Il  arriva  au  milieu 
«des  ruines  du  château,  juste  au  moment  où  le 
diacre  chantait  à  l'église  la  généalogie  de  Notre- 
:Seigneur.  Ses  compagnons  eurent  peur  et  l'a- 
bandonnèrent. Mais  lui,  sans  se  laisser  décou- 
rager par  cette  défection  et  soutenu  par  l'espoir 
de  s'enrichir  s'il  découvrait  la  comète,  pénétra 
dans  le  souterrain  et  se  dirigea  vers  une  petite 
llueur  qui  lui  apparaissait  dans  le  lointain.  Ar- 
rivé devant  une  porte  de  fer,  il  y  frappa  trois 
coups.  La  porte  lui  fut  ouverte  par  un  page 
richement  vêtu.  Il  entra  d'abord  dans  un  ves- 
tibule, puis  dans  une  grande  salle,  où  une 
«Quantité  de  cavaliers  et  de  dames  se  réjouis- 


-  43  — 

saient  et  faisaient  bonne  chère.  Comme  notre 
homme  était  là  debout  et  les  regardait,  le 
président  du  banquet,  qui  était  Jacques  d'Ar- 
guel  lui-même,  lui  fit  signe  de  s'asseoir  au  bout 
de  la  table,  où  on  lui  servit  à  boire  et  à  man- 
ger. A  la  fin  du  repas,  quand  les  cavaliers  et 
les  dames  quittèrent  la  table  pour  le  bal,  le 
page  qui  avait  reçu  le  villageois  le  conduisit 
dans  une  salle  brillante  où  se  trouvait  la  fa- 
meuse comète.  Cette  prétendue  comète  avait 
deux  escarboucles  en  guise  d'yeux  ;  des  rayons 
de  diamants  formaient  sa  chevelure,  et  sa  queue 
se  composait  de  toutes  sortes  de  pierreries.  Le 
paysan  était  ébloui.  Cependant  le  page  puisa 
avec  ses  mains  dans  la  gueule  de  la  comète, 
aussi  étincelante  qu'une  fournaise,  et  en  retira, 
à  plusieurs  reprises,  plus  de  mille  pièces  d'or, 
qu'il  étala  devant  son  compagnon  en  lui  faisant 
signe  de  remplir  ses  poches.  Quand  le  paysan 
eut  obéi,  le  page  le  conduisit  dans  la  salle  à 
manger,  et  le  pauvre  homme  faillit  mourir 
d'effroi  en  voyant  des  esprits  si  brillants  et  si 
fiers  qu'il  avait  quittés  dans  la  joie,  chargés  de 
chaînes  rouges,  se  débattre  dans  un  fleuve  de 
feu  et  de  poix  bouillante.  —  Arrivé  à  la  porte 
du  château  plus  mort  que  vif,  ce  fut  à  peine  s'il 
entendit  la  recommandation  du  page,  qui,  tout 
en  l'invitant  à  profiter  de  ce  qu'il  avait  vavi 
ajoutait  que,  s'il  tenait  à  ne  point  abréger  son* 


—  44  — 

existence,  il  se  gardât  bien  de  révéler  quoi  que 
ce  fût  de  ce  qui  venait  de  se  passer  devant  lui. 
Le  paysan  s'en  retourna  encore  tout  tremblant 
dans  son  logis,  et  emporta  son  or,  qui  lui  servit 
à  acheter  de  beaux  champs  et  de  bonnes  vignes, 
que  ses  héritiers  possèdent  encore  aujourd'hui. 
Pendant  bien  des  années,  notre  homme  con- 
serva le  secret  qui  lui  avait  été  si  expressément 
recommandé  ;  mais  en  devenant  vieux,  il  se 
mit  à  causer  de  choses  et  d'autres,  si  bien 
qu'un  soir,  se  trouvant  à  table  avec  ses  amis, 
il  lui  arriva  de  raconter  ce  qu'on  vient  de  lire  ; 
et  au  moment  même  où  il  achevait  son  récit, 
la  mort  le  frappa  subitement  à  la  grande  sur- 
prise de  ceux  qui  Técoutaient. 

(Voir  Album  franc-comtois,  page  65.) 


21 

Légende  du  Trou-au-Loup 

(Canton  de  Besançon) 

E  village  de  Saône  est  situé  à  la  lisière" 
,~  d'un  vaste  marais  qu'avoisine  une  an- 
-<  cienne  voie  romaine.  Un  château  féodal 
s'élevait  autrefois  en  ce  lieu,  et  l'on  ra- 
conte que  Jeanne,  la  fille  du  châtelain,  aimait 
le  beau  chevalier  Raoul  de  Besançon.  Chaque 


~  45  ~ 

jour  les  deux  amants  renouvelaient  sous  les 
ombrages  des  vieux  maronniers  du  château 
leurs  doux  serments  d'amour.  Un  soir  que  le 
ciel  était  bien  sombre  et  que  les  arbres  se 
courbaient  sous  l'effort  de  la  tempête,  le  jeune 
homme  voulut  retourner  à  la  ville.  Jeanne, 
appréhendant  quelque  malheur,  essaya,  mais 
en  vain,  de  le  retenir.  Raoul  la  pressa  tendre- 
ment une  dernière  fois  sur  son  cœur  et  s'élança 
gaîment  sur  son  cheval  de  bataille  qui  disparut 
bientôt  dans  l'obscurité.  Comme  il  traversait 
la  plaine,  des  milliers  de  feux  follets  appa- 
raissent et  dansent  de  tous  côtés.  Le  cheval 
poursuit  ces  trompeuses  lueurs;  il  arrive  au- 
dessus  des  rochers  du  Troup-au-Loup  qui  cou- 
vrent d'immenses  abîmes,  où  cheval  et  cavalier 
furent  précipités  et  disparurent  à  jamais.  On 
ajoute  que  Jeanne  renonça  au  monde  et  entra 
dans  une  communauté  religieuse  de  Besançon y 
où  elle  mourut  en  odeur  de  sainteté. 

Récit  de  M.  H.  Emonin.) 


-46  - 


22 

Ugald  de  Montfaucon 

(Canton  de  Besançon) 

/^^^)  ontfaucon  est  une  des  localités  les 
^vil  S  AT  ^US  c^^^res  ^u  département  du 
s^S^  ^ou^s*  S°n  château,  qui  domine  le 

crçv  vallon  de  Chalezeule,  était  le  centre 
d'une  vaste  baronnie,  qui  comprenait  1 20  villa- 
ges et  plus  de  80  fiefs.  La  maison  de  Mont- 
faucon  a  subsisté  plus  de  trois  siècles  et  demi 
de  mâle  en  mâle.  Elle  tenait  le  premier  rang 
dans  la  province  après  celle  des  souverains  de 
Bourgogne.  Comme  la  maison  de  Rougemont, 
elle  a  donné  trois  archevêques  à  l'église  de 
Besançon,  et  elle  compte  parmi  ses  membres 
un  rég-ent  au  royaume  de  Chypre  et  deux 
connétables  à  celui  de  Jérusalem.  Le  8  août 
1479,  Louis  XI  s'empara  du  château  de  Mont- 
faucon  et  le  démantela.  Ses  ruines  sont  encore 
majestueuses  aujourd'hui ,  vues  de  la  plaine  de 
Thise  ou  des  hauteurs  du  Signal.  Sur  le  cane- 
vas de  l'histoire,  l'imagination  populaire  a 
brodé  plus  d'une  légende.  Voici  celle  d' Ugald, 
qui  a  été  chantée  par  Dusillet. 

Issu  du  sang  des  rois,  Ugald  de  Montfaucon 


™  47  ~ 

était  puissamment  riche.  Une  chose  toutefois 
manquait  à  son  bonheur  :  il  était  horriblement 
laid  et  ne  pouvait  se  faire  aimer  d'aucune 
femme.  Sur  ce  point,  qui  le  chagrinait  fort,  il 
alla  consulter  un  sorcier  dont  la  résidence 
habituelle  était  le  Trou-au-Loup,  caverne  au 
voisinage  de  Montfaucon.  Le  sorcier  ne  put 
rien  à  son  cas. 

Le  désespoir  au  cœur,  Ugald  prend  la  réso- 
lution d'en  finir  avec  la  vie.  Il  court  à  toutes 
jambes  pour  se  précipiter  dans  la  rivière.  Au 
moment  où  il  allait  s'élancer  dans  le  gouffre, 
un  loup-garou  se  présente  à  lui,  dressé  sur  ses 
pieds  de  derrière.  «  Arrête,  lui  dit  le  monstre, 
je  connais  la  cause  de  ta  détresse;  je  peux  te 
donner  un  talisman  à  l'aide  duquel  tu  te  feras 
aimer  à  la  folie  de  toutes  celles  que  tu  convoi- 
teras. Fille  ou  femme,  bergère  ou  princesse, 
il  te  suffira  pour  la  subjuguer  de  lui  jeter  sur 
l'épaule  ce  collier  enchanté.  Mais  je  mets  à  ce 
présent  une  condition.  »  —  «  J'y  souscris, 
répond  Ugald,  dussé-je  au  besoin  me  donner 
au  diable.  »  —  «  Le  pacte  est  conclu,  »  répondit 
Satan  ;  car  c'était  Satan  lui-même  qui ,  en 
laissant  aux  mains  d'Ugald  le  collier  ensorcelé, 
s'évanouit  comme  une  ombre. 

Pendant  vingt  ans,  rinfâme  Ugald  usa  et 
abusa  de  son  collier.  Le  nombre  des  femmes 
qu'il  perdit  s'était  accru  prodigieusement.  Un 


-  48  - 

soir,  une  innocente  jeune  fille  de  Chalèze  était 
par  lui  poursuivie  sur  le  rivage  du  Doubs.  Au 
moment  où  il  comptait  lui  jeter  son  collier  sur 
l'épaule,  la  jeune  fille  se  précipita  dans  le 
fleuve  en  invoquant  Marie,  sa  divine  patronne. 
Au  même  instant  un  loup-garou,  dressé  sur 
ses  pieds  de  derrière,  se  présente  à  Ugald. 
«  Arrête,  lui  dit  le  monstre  ;  il  est  l'heure 
d'accomplir  la  condition  de  notre  pacte.  Le 
temps  était  à  toi  ;  à  moi  maintenant  l'éternité  !  » 

23 

Thierry  l'excommunié 

(Canton  de  Besançon) 

hierry  III,  surnommé  le  Grand  Baron 
de  Montfaucon  et  plus  connu  encore 
sous  ce  nom  populaire  Thierry  V excom- 
munié, vivait  à  la  fin  du  XIIe  siècle  ou 
au  commencement  du  XIIIe.  Il  avait  épousé  la 
pieuse  Alix  de  Ferrette ,  à  laquelle  il  causa 
une  profonde  douleur,  ayant  encouru  l'excom- 
munication du  prince-abbé  de  Lure.  Dès  lors 
il  sembla  maudit.  Il  n'engendra  que  des  filles 
et  un  fils  qu'il  vit  mourir  sous  ses  yeux  sans 
postérité.  Il  y  a  moins  de  cinquante  ans  que  les 
vieilles  gens  de  Montfaucon  racontaient  encore 


—  49  — 

que  le  Grand  Baron,  ou  Thierry  l'excommunié, 
revenait  dans  les  ruines  du  manoir  par  les  nuits 
d'orage.  Une  vieille,  qui  l'avait  vu  bien  des 
fois,  disait  qu'il  était  blanc  comme  un  suaire 
et  toujours  enveloppé  d'une  robe  rouge  qui 
semblait  le  brûler.  «  Je  le  voyais,  ajoutait  cette 
vieille,  qui  allait  boire  et  se  laver  à  la  fontaine 
qui  est  sous  le  château  ;  mais  le  malheureux 
n'éprouvait  aucun  soulagement,  et,  seulement 
quand  on  lui  promettait  des  prières,  il  s'arrê- 
tait un  peu  de  pleurer  et  vous  remerciait  d'une 
voix  à  fendre  le  cœur.  Je  me  rappelle  qu'une 
nuit  il  allait  répétant  avec  des  sanglots  :  Je 
.suis  le  Grand  Baron  !  Je  suis  le  Grand  Baron  ! 
Puis  il  eut  un  éclat  de  rire  affreux  et  montra 
les  ruines  en  criant  :  Ruine,  le  grand  Mont- 
faucon  !  Ah  !  ah  !  ah  !  ruines,  le  Grand  Baron  ! 

Depuis  trente  ans,  on  ne  voit  plus  revenir  le 
Grand  Baron  dans  les  ruines  du  manoir  ;  on  ne 
Fentend  plus  pleurer  durant  les  nuits  d'orage, 
et  demander  des  prières  aux  vivants.  On  croit 
que  sainte  Ferrette,  sa  femme,  aura  été  assez 
heureuse  pour  obtenir  en  sa  faveur  la  miséri- 
corde du  ciel.  Amen  ! 

(Voir  l'article  du  vicomte  Chiflet  sur  les  ruines  de 
Montfaucon,  dans  Besançon  et  la  vallée  du  Doubs.) 


—  $o  - 


24 

Légende  de  saint  Lin 

(Canton  de  Besançon) 

AINT  Lin,  évêque  de  Besançon,  succéda 
à  Pierre  qui  succéda  au  Christ.  Saint  Lin 
étant  venu  à  Besançon,  monta  un  jour  au 
sommet  du  mont  Cœlius  (aujourd'hui  la 
citadelle)  au  moment  où  l'encens  fumait  au  pied 
des  colonnes  des  Dieux.  Il  implore  un  prodige 
afin  de  dessiller  les  yeux  du  peuple  idolâtre. 
Soudain  la  foudre  lui  répond,  l'idole  brisée 
roule  aux  pieds  de  l'apôtre.  Frappés  de  terreur, 
les  soldats,  les  assistants  s'enfuient,  de  nom- 
breuses conversions  s'opèrent  et  l'Arbre  de  la 
Croix  s'implante  pour  toujours  dans  le  roc  du 
mont  Cœlius. 

(Voir  Ciiiflet,  Vesontio,  part.  II,  p.  9  et  suiv.) 


25 


Le  bras  de  saint  Etienne 

(Canton  de  Besançon) 

OUS  l'épiscopat  de  saint  Prothade,  évêque 
de  Besançon  (6i3  à  624),  Vos  du  bras  de 
saint  Etienne,  premier  martyr,  que  l'é- 
vêque  Célidoine  avait  obtenu  vers  l'an 
446  de  la  munificence  de  l'empereur  Théodose, 
fut  miraculeusement  conservé.  Cette  relique, 
entourée  d'or  et  de  pierres  précieuses,  tenta  la 
cupidité  des  voleurs,  qui  s'introduisirent  la  nuit 
dans  l'église  élevée  sur  la  fin  du  IVe  siècle  en 
l'honneur  de  saint  Etienne  sur  le  mont  Cœlius 
et  enlevèrent  les  reliques  vénérées.  Arrivés 
près  de  la  porte  Malpas,  ils  détachèrent  du 
reliquaire  l'or  et  lés  pierreries,  et  jetèrent 
l'ossement  sacré  dans  le  tournant  de  la  rivière 

du  Doubs,  appelé  depuis  le  gouffre  de  saint 

Etienne.  Le  matin,  des  pêcheurs  ayant  aperçu 
dans  cet  endroit  une  lumière  extraordinaire, 
s'approchèrent  et  découvrirent  avec  un  reli- 
gieux étonnement  la  relique  que  les  eaux  en- 
touraient comme  d'un  mur.  Ils  en  donnèrent 
aussitôt  avis  à  l'évêque  Prothade,  qui  accourut, 
à  la  tête  de  la  population,  pour  être  témoin  du 


—  52  — 

prodige.  La  relique  fut  rapportée  procession-» 
nellement  à  la  cathédrale,  où  elle  devint  l'objet 
d'un  culte  plus  populaire  et  plus  éclatant  encore 
qu'auparavant. 

26 

Légende  de  saint  Gallemant 

(Canton  de  Besançon) 

aint  Gallemant  appartient  à  notre  pro- 
vince, non  par  sa  naissance,  mais  par  ses 
cp^r^  œuvres  et  surtout  par  sa  mort.  C'est  en 
.  A9  effet  Jacques  Gallemant,  premier  direc- 
teur des  Carmélites  de  France,  qui  établit  des 
monastères  de  Tordre  du  Carmel  à  Dole,  à 
Salins  et  à  Besançon.  Les  savants  agiographes 
des  saints  de  Franche-Comté  ne  font  pas  men- 
tion de  saint  Gallemant  dans  leur  bel  ouvrage 
en  quatre  volumes.  Ce  fut  pourtant  à  Besançon, 
dit  la  légende,  que  Jacques  Gallemant  passa 
les  trois  dernières  années  de  sa  vie  et  qu'il 
mourut  en  i63o.  Sa  mort  fut  accompagnée  de 
circonstances  merveilleuses,  capables  de  tou- 
cher les  cœurs  les  plus  endurcis. 

Gallemant  habitait  depuis  quelque  temps  la 
ville  de  Dole;  il  avait  atteint  la  68e  année  de 
sa  vie,  lorsque  Dieu,  dans  un  langage  inconnu 


-  53  ™ 

au  monde,  lui  enjoignit  de  se  rendre  au  plus 
tôt  à  Besançon,  pour  s'y  disposer  au  grand 
jour  de  l'éternité.  Le  vénérable  vieillard  se 
mit  aussitôt  en  devoir  d'obéir.  Le  père  Placide 
Bailly,  religieux  bénédictin  du  couvent  de 
Besançon,  fut  chargé  de  l'assister  dans  son 
voyage.  Le  saint  vieillard  était  tellement  affai- 
bli qu'il  ne  put  soutenir  les  secousses  de  la 
voiture,  sans  penser  plusieurs  fois  à  s'évanouir. 
Enfin,  parvenu  au  terme  de  son  voyage,  il  mit 
pied  à  terre  et  se  retira  dans  le  monastère  des 
Carmélites  de  Besançon,  où  il  mourut  la  veille 
de  Noël  1630. 

Comme  il  rendait  le  dernier  soupir,  on  vit 
disparaître  un  phénomène  qui  se  faisait  remar- 
quer depuis  un  an  au-dessus  de  sa  chambre  et 
sur  l'église  du  monastère,  à  certaines  heures 
du  jour  et  de  la  nuit.  C'était  une  espèce  d'étoile 
moins  élevée  que  les  autres  astres.  Son  mou- 
vement régulier  s'effectuait  de  l'occident  à 
l'orient,  depuis  la  chambre  du  saint  vieillard 
jusqu'au  lieu  où  il  fut  inhumé  dans  l'église.  Il 
fut  constaté  que  ce  phénomène  avait  subi  toutes 
les  phases  de  la  maladie  de  Gallemant.  Lorsque 
le  vertueux  prêtre  éprouvait  du  mieux  dans  sa 
santé,  Fastre  mystérieux  brillait  d'un  plus  vif 
éclat;  lorsque  le  malade  allait  moins  bien, 
l'étoile  pâlissait  ;  enfin  elle  disparut  sans  retour 

au  moment  où  le  saint  expira.  Toutes  lés  cir- 

i 


—  54  — 

constances  de  ce  prodige  furent  relatées  dans 
un  procès-verbal  signé  de  i5  religieuses. 

Le  père  Placide,  qui  avait  fermé  les  yeux  de 
Gallemant,  et  quelques  autres  prêtres  avec  lui, 
lavèrent  le  corps  vénérable  du  défunt,  selon 
l'ancienne  coutume  de  l'Eglise.  Ils  mêlèrent 
souvent  leurs  larmes  aux  eaux  lustrales  pen- 
dant cette  pieuse  cérémonie.  Le  corps  fut  en- 
suite revêtu  de  tous  les  habits  d'honneur  qui 
ornent  les  prêtres  et  placé  dans  une  bière,  le 
visage  découvert. 

Il  y  avait  alors  à  Besançon  une  jeune  fille 
d'une  éminente  vertu,  et  qui  professait  une 
grande  admiration  pour  la  sainteté  du  véné- 
rable défunt.  Etant  venue  voir  ce  saint  prêtre 
pendant  qu'il  était  exposé  sur  son  lit  funèbre, 
elle  s'agenouilla  auprès  de  lui,  et,  par  un  mou- 
vement d'enthousiasme  religieux,  elle  s'appro- 
chait pour  baiser  son  auguste  visage,  lorsque 
tout  à  coup  une  angélique  rougeur  se  répandit 
sur  toute  la  figure  de  Gallemant  mort  depuis 
34  heures.  La  jeune  fille  recule  effrayée.  On 
appelle  au  plus  tôt  un  médecin  pour  avoir 
l'explication  de  ce  phénomène.  M.  Plantamour, 
docteur  en  médecine,  homme  jouissant  d'une 
grande  réputation  de  science  dans  sa  profes- 
sion, déclara  que  cet  événement  était  surna- 
turel. 

Par  ce  miracle  évident,  Dieu  voulait  ap- 


-  55  - 

prendre  à  la  jeune  fille  qu'il  fallait  se  contenter 
de  baiser  les  pieds  des  saints. 

Gallemant  fut  inhumé  dans  un  caveau  de 
l'église  du  monastère,  du  côté  du  maître-autel. 
On  raconte  qu'un  des  hommes  chargés  de 
descendre  la  bière  dans  le  caveau  et  de  le  fer- 
mer, voyant  ses  compagnons  couper  furtive- 
ment quelques  cheveux  au  défunt,  pour  les 
conserver  comme  de  précieuses  reliques,  les 
imita,  sans  toutefois  partager  la  vénération 
qui  les  animait.  Rentré  chez  lui,  il  voulut 
examiner,  par  un  sentiment  de  curiosité,  les 
cheveux  qu'il  avait  soigneusement  enfermés 
dans  son  mouchoir,  après  y  avoir  fait  un  nœud, 
afin  qu'il  ne  pût  se  déplier.  Surprise  étrange  ! 
toutes  ses  recherches  sont  inutiles,  il  ne  re- 
trouve plus  rien  dans  son  mouchoir  si  soigneu- 
sement fermé.  Il  en  est  tellement  frappé,  qu'il 
s'écrie  avec  un  accent  plein  de  conviction  : 
Gallemant  était  vraiment  un  saint! 

(Voir  V Homme  de  Dieu  ou  Vie  de  Jacques  Galle- 
mant, par  M.  l'abbé  Trou.) 


-  56  - 


27 

Notre-Dame  des  Jacobins 

(Canton  de  Besançon) 

ANS  une  des  chapelles  latérales  de  l'église 
Saint-Jean,  à  Besançon,  on  voit  une 
image  miraculeuse  de  la  Vierge,  au 
sujet  de  laquelle  la  tradition  rapporte  ce 
qui  suit  : 

Claude  Ménestrier,  antiquaire  et  numismate 
franc-comtois,  étant  devenu  bibliothécaire  du 
cardinal  F.  Barberini,  fut  chargé  par  ce  prélat 
de  faire  des  voyages  en  France,  dans  les  Pays- 
Bas  et  en  Espagne,  pour  y  recueillir  des  anti- 
quités et  des  objets  d'art.  Comme  il  retournait 
à  Rome  par  mer,  en  1632,  il  fut  assailli,  à 
une  petite  distance  de  Marseille,  par  une  tem- 
pête qui  mit  en  danger  de  périr  le  vaisseau 
qu'il  montait.  Le  patron  déclare  que  le  seul 
moyen  d'éviter  le  naufrage  était  de  jeter  à  la 
mer  tous  les  effets  des  passagers.  Les  tableaux 
et  autres  objets  précieux  de  Ménestrier  subi- 
rent le  sort  commun.  Une  image  de  la  sainte 
"Vierge  fut  seule  préservée.  De  retour  à  Rome, 
Ménestrier  l'envoya  à  Besançon  pour  y  être 
conservée  en  souvenir  du  danger  auquel  il 


—  57  — 

venait  d'échapper.  Placée  d'abord  dans  f  église 
des  Jacobins,  elle  fut  ensuite  transférée  à  la 
cathédrale  où  ce  tableau  de  la  chapelle  de  la 
Vierge  est  encore  désigné  sous  le  nom  de- 
Notre-Dame  des  Jacobins. 

(Alex.  Guenard,  Besançon,  p.  63:) 
28 

La  chapelle  de  Saint-Fort  a  Morre 

(Canton  de  Besançon) 

E  village  de  Morre  n'a  pas  toujours  été 
où  il  est  actuellement,  ou  bien  il  avait 
plus  d'étendue.  Dans  le  canton  de  vigne 
appelé  Saint-Fort,  au  nord-est  du  village, 
on  trouve  des  ruines  qui  indiquent  qu'il  y  a. 
eu  des  habitations  dans  cet  emplacement.  La 
tradition  rapporte  qu'il  existait  sur  ce  point 
une  chapelle  dédiée  à  saint  Fort,  patron  de  la 
paroisse.  On  venait  autrefois  de  loin  invoquer 
la  protection  de  saint  Fort  dans  les  circon- 
stances difficiles.  On  raconte  qu'un  jeune 
homme  de  Mamirolle  fréquentait  depuis  quel- 
que temps  une  maison  où  il  y  avait  une  jeune 
fille  assez  jolie,  mais  fort  légère.  Le  père  de  la 
jeune  fille,  qui  était  violent  de  caractère,  dit 
un  jour  au  jeune  homme  :  Tes  visites  ont- 


-  58  - 

compromis  ma  fille  ;  tu  vas  l'épouser,  sinon  je 
te  tue.  Le  jeune  homme  demanda  vingt-quatre 
heures  de  réflexion  et  vint  consulter  son  père, 
qui  lui  dit  d'un  ton  plus  menaçant  encore  :  Si 
tu  épouses  cette  fille,  je  te  renie  pour  mon  fils 
-et  je  te  maudis... Dans  cette  pénible  occurrence, 
ne  sachant  à  quel  saint  se  vouer,  il  court 
comme  un  insensé  par  monts  et  par  vaux.  Il 
arrive  par  hasard  devant  la  chapelle  de  Saint- 
Fort;  il  se  jette  à  genoux  sur  le  seuil  et  prie 
le  saint  de  tout  son  cœur.  Bientôt  il  se  sent 
armé  d'une  résolution  inébranlable.  Il  fait  vœu 
de  renoncer  au  monde  et  va  s'enfermer  dans 
un  couvent  de  pénitents  noirs,  où  il  donna 
l'exemple  d'une  vie  édifiante  et  où  il  mourut  en 
odeur  de  sainteté. 


29 

Légende  de  Jacquemard 

(Canton  de  Besançon) 

N  i5y5,  vivait  à  Besançon  un  pauvre 
vigneron  nommé  Jacquemard,  qui  rem- 
plissait les  fonctions  de  bedeau  dans 
l'église  de  Sainte- Madeleine.  En  cette 
même  année,  le  territoire  de  Besançon  fut  en- 
vahi et  ravagé  par  les  huguenots  venus  de 


-  59  - 

Montbéliard,  de  Neuchâtel  et  autres  lieux. 
Dans  cette  grave  conjoncture,  le  vieux  Jacque- 
mard  s'était  imposé  la  rude  tâche  de  faire  le 
guet  nuit  et  jour  au-dessus  du  clocher.  Toutes 
les  fois  que  les  huguenots  tentaient  de  péné- 
trer dans  la  ville,  il  sonnait  le  tocsin  et  aussitôt 
les  habitants  prenaient  les  armes  et  repous- 
saient l'ennemi  aussi  loin  que  possible.  Cepen- 
dant, le  21  juin  1575,  à  dix  heures  du  soir 
environ,  les  hug-uenots  réussirent  à  pénétrer 
dans  la  ville  par  la  tour  de  la  Pelotte  et  par  la 
porte  Battant.  Déjà  ils  pillaient  les  maisons, 
lorsque  Jacquemard,  veillant  au-dessus  de  sa 
tour,  sonna  l'alarme.  Les  habitants  accoururent 
aussitôt,  arrêtèrent  les  huguenots  et  les  défi- 
rent complètement.  Le  salut  de  la  ville  fut 
attribué  au  dévouement  de  Jacquemard.  En 
mémoire  de  cette  belle  action,  ses  concitoyens 
placèrent  sur  Tune  des  tours  de  l'église  Sainte- 
Madeleine,  pour  sonner  les  heures,  une  gro- 
tesque statue  de  fer  qu'ils  appelèrent  de  son 
nom  et  qui  attire  encore  aujourd'hui  les  regards 
curieux  des  passants. 

(Voir  Jacquemard  de  la  Madeleine,  par  l'abbé  Gui- 
bard;  —  Charles  Nodier,  Nouvelles,  les  Marionnettes,) 


30 


Légende  de  Barbizier 

(Canton  de  Besançon) 

arbizier,  le  héros  principal  de  la  crèche 
,  de  Besançon,  n'est-il  qu'une  figure  mo- 
rale, ou  bien  a-t-il  existé  réellement  un 
Boussebot,  ou  bourgeois  de  Battant, 
porteur  de  ce  nom  populaire?  Ce  qu'il  y  a  de 
certain,  c'est  qu'il  existait  autrefois,  et  qu'il 
existe  peut-être  encore  aujourd'hui  à  Besançon, 
plusieurs  familles  de  Barbizier.  Ce  qui  est  non 
moins  certain,  c'est  qu'une  foule  de  bonnes 
gens  croient  sincèrement  dans  Besançon  à 
l'existence  perpétuelle  du  vigneron  patriote 
qui  conduit  chaque  année  à  la  crèche  le  peuple, 
le  clergé,  les  grands,  et  qui  se  charge  d'expri- 
mer au  Dieu  nouveau-né  les  doléances  de  la 
province.  Depuis  plus  de  200  ans,  cet  immortel 
Barbizier  est  le  critique  le  plus  jovial  et  en 
même  temps  le  plus  sévère  des  mauvaises 
doctrines  et  des  mauvaises  mœurs.  Sa  verve 
ne  vieillit  pas;  elle  est  aussi  féconde  que  jamais. 
Ses  marionnettes,  prêtres,  religieuses,  magis- 
trats, ramenés  chaque  hiver  aux  pieds  du 
Sauveur, représentent  encore  maintenant,  avec 


_  6i  — 

tant  de  naïveté  et  de  charme,  les  costumes  et 
le  langage  de  toutes  les  classes  de  la  société, 
que  l'imagination  du  peuple  s'est  complu  à 
considérer  Barbizier  comme  un  personnage 
mystérieux  et  invisible,  dont  la  mission  est 
d'accomplir  à  Besançon  une  œuvre  à  laquelle 
il  ne  peut  faillir.  Aussi,  se  souvient-on  quel  fut 
le  désappointement  des  gens  quand  un  jour  de 
1864,  au  commencement  de  novembre,  on 
trouva  près  de  l'église  Saint-Paul,  une  tombe 
sur  laquelle  on  lisait  le  nom  de  Barbizier. 
Tout  le  monde  courait  et  voulait  s'assurer  si 
réellement  Barbizier  avait  pu  mourir  et  si 
cette  tombe  était  vraiment  la  sienne.  Le  peuple 
ne  revint  de  son  émoi  que  quand  il  fut  bien 
convaincu  que  cette .  tombe  n'était  que  celle 
d'une  femme  née  Barbizier.  —  Ce  n'est  pas 
non  plus  la  tombe  de  Natoure,  observait  à  cette 
occasion  un  brave  homme  de  la  rue  Saint- 
Paul,  qui  croyait  probablement  à  l'existence 
perpétuelle  de  Natoure,  comme  à  celle  de 
Barbizier. 

(Voir  Charles  Nodier,  Nouvelles,  les  Marionnettes.) 


3i 


Légende  de  la  place  Labourey 

(Canton  de  Besançon) 

epuis  un  temps  immémorial,  le  marché 
se  tient,  à  Besançon,  sur  la  place  La- 
bourey, qui,  avant  1618,  s'appelait  place 
du  Vieux-Marché.  Le  sol  qu'occupe  l'édi- 
fice des  halles  était  alors  l'emplacement  de 
plusieurs  maisons  particulières.  L'une  de  ces 
maisons  appartenait  à  un  nommé  Labourey, 
assassin  célèbre  dont  la  triste  popularité  n'a 
été  dépassée  de  nos  jours  que  par  celle  des 
Tropmann  et  des  Dumolard.  Ce  malfaiteur, 
dont  la  justice  parvint  enfin  à  découvrir  les 
forfaits,  fut  exécuté  devant  sa  maison  le  1 8  mai 
161 8.  Cette  maison  fut  ensuite  rasée,  et,  depuis 
cette  époque,  la  place  du  Vieux-Marché  a 
perdu  son  ancien  nom  et  retenu  celui  de  place 
Labourey.  Suivant  la  tradition,  Labourey  au- 
rait été  un  pâtissier  renommé  dans  son  état  et 
dont  les  pâtés  étaient  très  recherchés.  Pour  les 
rendre  plus  succulents,  il  y  faisait  entrer,  dit- 
on,  de  la  chair  hachée  de  petits  enfants  qu'il 
égorgeait  après  les  avoir  adroitement  attirés 
chez  lui.  Un  hasard  tragique  fit  découvrir  le 


-  63  - 

secret  de  ce  scélérat  :  un  petit  doigt  d'enfant 
fut  un  jour  trouvé  dans  ses  pâtés.  Ce  fait  extra- 
ordinaire fut  révélé  à  la  justice.  Une  perquisi- 
tion domiciliaire  s'ensuivit  et  Ton  trouva  chez 
le  pâtissier  les  os  de  plusieurs  cadavres  d'en- 
fants et  le  corps  non  encore  entièrement  haché 
de  sa  dernière  victime.  Ne  pouvant  nier  l'évi- 
dence, Labourey  avoua  ses  crimes.  Il  fut  con- 
damné à  mort  et  exécuté  sur  le  lieu  même  de 
ses  forfaits;  sa  maison  fut  rasée,  puis  la  place 
qu'elle  occupait  fut  labourée  et  semée  de  sel. 

(Voir  :  Mémoires  inédits,  publiés  par  l'Académie  de 
Besançon,  tome  II,  pages  47  et  suiv.) 


32 

La  Combe  de  l'Homme-Mort 

(Canton  de  Besançon) 

(^W^|ON  loin  de  Besançon,  presque  au  centre 
<^ï/jjl^  de  la  forêt  de  Chailluz,  il  existe,  entre 
^=^Qts  autres  lieux  mal  famés,  une  vallée  sans 
issue  qui  s'appelait  autrefois  la  Combe 
de  V Ermite  et  qui  se  nomme  aujourd'hui  la 
Combe  de  l'Homme-Mort. 

Voici  ce  que  les  bûcherons  de  la  forêt  ra- 
content entre  eux,  quoique  diversement, chaque 
fois  qu'ils  exploitent  la  partie  du  grand  bois  de 


-  64  - 

Chailluz  qui  porte  cette  lugubre  dénomination  : 
Il  y  a  quatre  cents  ans  et  plus,  un  serviteur 
de  Dieu  avait  quitté  le  monde  pour  s'enfoncer 
dans  la  solitude  et  y  méditer  plus  profondé- 
ment sur  ses  fins  dernières.  C'est  dans  cette 
combe  qu'il  avait  établi  sa  retraite.  Il  y  vivait 
de  peu  de  choses,  comme  les  anachorètes  des 
premiers  temps.  Peut-être  même  les  anges  du 
ciel  venaient-ils  quelquefois  lui  apporter  ce  qui 
était  nécessaire  à  sa  subsistance;  car  il  ne 
demandait  point  l'aumône  et  ne  recevait  rien 
des  personnes  qui  venaient  fréquemment  le 
visiter.  On  ne  tarda  pas  à  supposer  dans  le 
pays  que  cet  ermite  avait  un  trésor  considé- 
rable dans  lequel  il  puisait  pour  se  procurer  de 
quoi  vivre.  Il  n'en  fallut  pas  davantage  pour 
tenter  la  cupidité  d'un  méchant  nommé  Colbus. 
qui  vendit  son  âme  au  diable,  et  qui  vint  une 
nuit  égorger  le  saint  ermite  pour  lui  ravir  sa 
bourse.  Or,  cette  bourse  ne  contenait  que  des 
médailles  de  cuivre  qui  ne  firent  pas  le  compte 
du  brigand.  Toutefois  le  diable  le  dédommagea 
de  cette  déconvenue  pendant  les  cinquante 
années  de  bonheur  qui  avaient  été  stipulées 
comme  prix  de  l'âme  de  l'assassin. 

Pendant  cinquante  ans,  Colbus  jouit  en  effet 
de  la  plus  complète  prospérité.  On  ne  parlait 
dans  toute  la  province  que  de  ce  libertin  devenu 
grand  seigneur,  dont  toute  femme  était  éprise 


-  65  - 

et  tout  mari  jaloux.  Dans  son  emportement 
vers  les  plaisirs,  il  ne  pouvait  se  fixer  nulle 
part.  Il  voyageait  constamment,  promenant  de 
lieux  en  lieux  sa  fortune  et  ses  débauches. 

Un  soir,  au  bout  des  cinquante  années  mar- 
quées par  le  pacte  infernal,  dont  le  seigneur 
Colbus  ne  se  souvenait  plus,  mais  que  le  diable 
n'oubliait  pas,  il  faisait  un  orage  affreux.  Un 
voyageur  égaré,  vêtu  comme  un  noble  cheva- 
lier, entre  dans  une  cabane  de  coupeurs  qui  se 
trouvait  établie  au  fond  même  de  la  Combe 
de  V Ermite.  Il  raconte  aux  gens  de  la  chau- 
mière que  son  damné  de  cheval,  épouvanté  par 
le  tonnerre  et  les  éclairs,  ou  emporté  par  le 
diable,  l'a  égaré  durant  trois  heures,  de  forêts 
en  forêts,  de  ravins  en  ravins,  jusqu'à  ce  qu'il 
ait  pris  le  parti  de  se  jeter  dans  ce  précipice, 
où  cheval  et  cavalier  pouvaient  trouver  la  mort. 
Le  cheval  seul  avait  péri  dans  la  chute  sous  le 
corps  du  cavalier. 

—  Vous  l'avez  échappé  belle,  seigneur,  dit 
en  riant  un  petit  homme  qui  était  entré  presque 
en  même  temps  que  lui  dans  la  cabane  pour  s'y 
abriter  de  la  pluie.  On  se  chauffe.  On  raconte 
quelques  histoires  d'autrefois  au  coin  du  feu. 
Le  petit  homme  invita  la  bûcheronne  à  raconter 
celle  de  V ermite.  Cette  histoire  glaça  d'effroi 
le  voyageur,  qui  n'était  autre  que  l'assassin 
Colbus  lui-même,  et  elle  fit  rire  le  petit  homme, 


—  66  — 

qui  n'était  autre  que  le  diable  en  personne. 
Celui-ci  qui  guettait  sa  proie,  ayant  vu  pâlir 
Colbus  au  récit  de  la  bûcheronne,  lui  dit  d'un 
ton  narquois  :  —  On  croirait,  seigneur,  que 
cette  histoire  vous  ait  fait  peur.  —  Non  pas, 
reprit  Colbus,  qui,  observant  que  la  pluie  s'é- 
tait écoulée,  voulut  s'en  aller  sur  le  champ. 
On  voyait  que  la  rencontre  de  ce  petit  homme 
lui  avait  fort  déplu,  et  il  fut  impossible  de  le 
retenir  malgré  l'heure  avancée.  Le  petit 
homme  laissa  Colbus  s'éloigner  ;  mais  à  son 
tour  il  prît  bientôt  congé  des  gens  de  la  chau- 
mière, en  leur  disant  :  Je  connais  le  pays  ;  je 
vais  suivre  ce  galant  homme  dans  sa  route,  de 
crainte  qu'il  ne  s'égare. 

Quand  ces  deux  étranges  personnages  furent 
partis,  le  bûcheron  et  la  bûcheronne  se  regar- 
dèrent longtemps  sans  mot  dire.  Ils  avaient  la 
même  pensée  et  n'osaient  se  la  communiquer. 
Cependant  l'un  et  l'autre  avaient  deviné  juste. 
On  ne  se  coucha  pas  cette  nuit-là  sans  avoir 
purifié  la  cabane  par  des  prières  et  des  fumi- 
gations de  bois  consacré  et  d'eau  bénite. 

Le  lendemain  matin,  les  coupeurs  trouvèrent 
dans  la  combe,  à  cent  pas  de  la  cabane,  le 
cadavre  de  Colbus  tout  lacéré,  tout  déformé 
par  les  convulsions  de  l'agonie,  tout  rapetissé, 
tout  racorni  par  l'action  d'un  feu  céleste  ou 
infernal,  enfin  presque-méconnaissable .  Quand 


_  6;  - 

on  voulut  le  soulever  pour  le  transporter  au 
cimetière,  il  tomba  en  poussière  de  souffre,  et 
une  flamme  voletant  tout  autour  arda  quiconque 
ne  se  tint  à  notable  distance. 

C'est  depuis  ce  temps,  dit-on,  que  la  Combe 
de  V Ermite,  au  bois  de  Chailluz,  s'est  appelée 
la  Combe  de  V Homme-Mort. 

Sur  le  thème  de  cette  légende,  Ch.  Nodier  a 
écrit  un  de  ses  plus  jolis  contes.  On  lui  repro- 
che d'avoir  placé  la  scène  de  son  récit  entre 
Bergerac  et  Périgueux  plutôt  qu'à  la  Combe 
de  V Homme-Mort,  dans  la  forêt  de  Chailluz, 
où  il  avait,  disait-il,  recueilli  dans  sa  jeunesse 
la  donnée  de  cette  histoire  populaire.  Qu'im- 
porte d'ailleurs  qu'entre  Bergerac  et  Périgueux 
il  existe  un  lieudit  semblable  et  une  tradition 
analogue.  Les  légendes  sont  des  fleurs  sau- 
vages, dont  la  graine  se  répand  souvent  dans 
plusieurs  contrées  différentes  par  l'effet  d'une 
loi  encore  inconnue  de  l'esprit  humain. 


—  68  — 


33 

Le  père  Césaire 
et  la  légende  du  saint  patron 

(Canton  de  Besançon) 

L  est  toujours  bon,  croyez-moi,  d'avoir 
pour  patron  un  grand  saint  du  ciel  qui 
vous  protège  pendant  cette  vie  et  vous 
^  assiste  au  redoutable  passage  de  la  vie 
du  temps  à  celle  de  l'éternité. 

Césaire  Bergerot  est  né  à  Besançon  vers  le 
milieu  du  XVIIIe  siècle.  Il  était  neveu  du  père 
Elisée,  célèbre  prédicateur  dont  il  a  édité  les 
sermons  en  y  joignant  une  préface.  Ainsi  que 
son  oncle  Elisée,  Césaire  Bergerot  était  entré 
jeune  encore  au  couvent  des  Carmes  déchaus- 
sés de  Besançon.  C'était  néanmoins  un  homme 
du  monde.  Un  jour,  en  costume  de  gentil- 
homme, il  était  venu  dîner  avec  dom  Grappin 
chez  M.  de  Saint-Simon,  alors  gouverneur  de 
Franche-Comté.  A  l'issue  du  repas,  Césaire 
proposa  une  promenade  à  dom  Grappin,  qui 
ne  put  accepter.  Ils  se  quittèrent  à  l'extrémité 
de  la  rue  Saint- Vincent  et  Césaire  s'achemina 
seul  jusqu'à  la  porte  Notre-Dame,  où  il  prit 
le  chemin  du  rempart  qui  fait  le  tour  de  la 


-  69  - 

ville.  Arrivé  à  la  porte  du  Saint-Esprit,  il 
trouva  une  sentinelle  sous  les  armes.  Césaire, 
qui  était  en  bas  de  soie  et  qui  portait  culotte, 
avait  dans  son  gousset  une  montre  dont  la  clé 
pendait  au  dehors.  La  sentinelle  lui  demanda 
l'heure.  Césaire  tira  sa  montre  et  la  fit  voir  à 
la  sentinelle,  qui  la  lui  arracha  brusquement 
des  mains.  Etonné  d'une  telle  audace,  Césaire 
redemande  sa  montre.  «  Je  vous  la  rendrai,  dit 
la  sentinelle,  si  vous  me  comptez  cent  écus.  » 
Césaire  insiste  et  menace  de  porter  plainte. 
«  Si  vous  portez  plainte,  dit  la  sentinelle,  je 
vous  accuserai  de  me  l'avoir  donnée  en  me 
faisant  d'infâmes  propositions.  »  Césaire  vint 
immédiatement  raconter  le  fait  à  M.  de  Saint- 
Simon,  chez  lequel  il  avait  dîné.  On  relève  la 
sentinelle  sur-le-champ  ;  on  la  conduit  au  poste 
Saint-Pierre  pour  l'interroger.  L'accusé  allègue 
pour  sa  justification  que  la  montre  lui  a  été 
donnée  par  le  religieux  et  qu'elle  est  le  prix  de 
complaisances  hontêuses.  Comme,  en  l'ab- 
sence de  tout  témoin,  il  n'existait  d'autres 
-éléments  que  les  antécédents  de  l'accusé  et 
•<:eux  du  plaignant,  le  caractère  parfaitement 
respectable  de  celui-ci  et  l'honneur  d'une  vie 
sans  tache  ne  permirent  pas  aux  juges  d'hési- 
ter entre  les  deux,  et  le  soldat,  dont  les  moyens 
de  défense  consistaient  à  s'accuser,  lui-même 
d'une  turpitude,  fut  condamné.  Dom  Grappin,, 


—  ;o  — 

racontant  ce  fait  à  ses  contemporains  de  notre 
siècle,  ne  manquait  jamais  de  rendre  le  plus 
«complet  témoignage  à  l'innocence  de  Césaire. 
Mais  le  vent  de  l'opinion  soufflait  si  fort  en  ce 
temps  là  contre  tout  ce  qui  appartenait  à  la  vie 
monastique,  que  Césaire  devint  en  butte  à 
toutes  sortes  d'avanies  de  la  part  de  la  jeunesse 
et  fut  contraint  de  s'expatrier.  La  révolution 
4e  89  commençait.  Césaire  gagna  l'Italie  et  se 
réfugia  à  Naples,  dans  un  couvent  de  carmes 
.déchaussés  semblable  à  celui  dont  il  avait  fait 
partie  à  Besançon.  Il  y  avait  le  titre  de  chape- 
lain de  l'ambassade  française.  Là,  il  prêcha  en 
français  devant  une  assemblée  de  4,000  per- 
sonnes, dont  aucun  n'entendait  cette  langue. 
Mais  l'éloquence  de  Césaire  était  si  entraînante, 
dit  l'abbé  Galliani,  que  non-seulement  il  se 
feisait  comprendre,,  mais  encore  applaudir. 

Un  jour  entre  autres  il  prêchait,  mais  cette 
fois  en  italien,  pour  le  rétablissement  daim 
couvent  et  d'une  église  qui  menaçaient  de 
toiïiber  en  ruines.  S'inspirant  d'un  souvenir 
•duipays:natël,  il  raconta  la  légende  suivante, 
*quM  avait  apprise  dan s  son  jeune  âge  au  cou~ 
went  des  Carmes  déchaussés  de  Besançon  : 

«  Un  pauvre  pédheur  venait  de  mourir.  Son 
i&me  par  ut  devant  ŒMeu  et  fut  obligée  de  rendre 
compte  de  ses  aations.  Le  bien  et  le  niai  furent 
0eté$  dans  les  bassins  d'une  balance  pour 


-  7i  - 

éprouver  lequel  des  deux  était  le  plus  pesant. 
Le  bassin  qui  renfermait  le  bien  se  trouva  être 
beaucoup  plus  léger  et  monta  tout  à  coup. 
L'âme  du  pécheur  fut  donc  condamnée  aux 
régions  infernales,  conduite  par  les  anges  à 
l'abîme  sans  fond  et  livrée  entre  les  mains  des 
diables,  qui  la  précipitèrent  dans  les  flammes* 
Déjà  l'élément  dévorateur  avait  saisi  ses  pieds 
et  ses  jambes,  ses  entrailles  et  sa  poitrine  ;  sa 
tête  seule  s'élevait  encore  au-dessus  des  va- 
gues de  feu,  lorsqu'il  s'écria  :  O  mon  safei 
patron  !  abaissez  vos  regards  sur  moi  ;  prenez 
pitié  de  ma  pauvre  âme.  Jetez  bien  vite  dans 
le  bassin  où  sont  mes  bonnes  actions  toute  la 
chaux  et  les  pierres  que  j'ai  données  pour 
réparer  le  porche  du  couvent  des  Carmes  de 
Besançon.  Le  saint  patron  exauça  aussitôt  sm 
prière.  Il  ramassa  toute  la  chaux  et  les  pierres, 
les  jeta  dans  le  bassin  du  bien,  qui  emporta 
celui  du  mal,  et  l'âme  du  pécheur  s'élança  à 
l'instant  même  dans  le  paradis.  » 

Cette  légende  toucha  tellement  le  cœur  des 
auditeurs,  que  l'argent  abonda  de  tous  côtés, 
et  que  le  couvent  et  l'église  furent  restaurés 
avec  magnificence. 

Je  n'ajouterai  rien  à  ce  récit,  sinon  que, 
parmi  les  personnes  qui  composaient  ce  jour- 
là  l'auditoire  du  père  Césaire,  se  trouvait  par 
hasard  un  jeune  homme  qui  se  nommait  B©-* 


-  72  - 

naparte,  et  qui  devint  l'empereur  Napoléon  Ier. 
Le  fait  est  raconté  tout  au  long,  ainsi  que  la 
légende,  dans  le  Mémorial  de  Sainte-Hélène. 


34 

Légende  de  Rosemont 

(Canton  de  Besançon) 

N  1 29 1 ,  Eudes  de  Rougemont  était  prince- 
archevêque  de  Besançon.  Ce  prélat,  dur 
et  hautain,  cherchait  par  tous  les  moyens 
à  vexer  et  à  humilier  les  citoyens  de  la 
ville  libre  de  l'empire.  Afin  de  les  tenir  en 
bride  et  pour  se  prémunir  contre  leurs  atta- 
ques, il  résolut  de  se  bâtir  un  château  très 
fortifié  sur  une  montagne  aride,  située  à  peu 
de  distance  de  la  ville,  du  côté  du  sud.  Mais 
les  ouvriers  qu'il  employa  d'abord  pour  faire 
l'ouvrage  ne  l'avançaient  guère,  car,  ce  qu'ils 
construisaient  pendant  le  jour,  les  citoyens  le 
démolissaient  durant  la  nuit.  L'archevêque, 
voyant  qu'il  perdait  son  temps  et  son  argent, 
en  se  servant  d'ouvriers  faits  de  chair  et  d'os, 
appela,  dit-on,  à  lui  l'esprit  infernal  qui  avait 
-autrefois  élevé  le  pont  de  pierre  de  la  ville,  et 
le  força  de  bâtir  dans  une  seule  nuit  la  forte- 
resse, objet  de  son  ambitieuse  convoitise.  Rien 


—  73  — 

n'égala  la  joie  de  ce  prince  mitré,  quand  il  vit 
que  tout  était  fini  ;  il  prit  aussitôt  possession 
de  sa  nouvelle  demeure,  et  montrant  à  son 
maréchal  les  rochers  nus  sur  lesquels  elle  était 
bâtie,  il  lui  dit  d'un  ton  goguenard  :  «  Avant 
que  les  Besançonnais  viennent  me  chercher 
jusqu'ici,  les  roses  croîtront  sur  ces  rochers.  » 
Or,  à  trois  jours  de  là,  le  dimanche  après  la 
fête  de  sainte  Madeleine,  comme  le  prélat  était 
encore  au  lit,  voici  que  son  maréchal  arrive 
auprès  de  lui  et  lui  dit  :  «  Cher  et  honoré 
prince,  il  y  a  à  la  porte  sept  paysans  grands  et 
forts  comme  des  géants  ;  ces  hommes,  qui  por- 
tent des  roses  à  leurs  chaperons,  probablement 
en  signe  de  fête,  demandent  instamment  qu'il 
leur  soit  permis  de  vous  présenter  leurs  hom- 
mages dans  votre  châtel  neuf.  »  Eudes,  qui 
n'était  jamais  si  heureux  que  lorsqu'il  voyait 
les  humbles  prosternés  devant  lui,  dit  à  son 
maréchal  :  «  Que  ces  sept  rustres  entrent  donc  ; 
mais  qu'ils  aient  soin  auparavant  de  se  dé- 
chausser et  de  porter  leurs  souliers  à  leurs 
mains,  et  cela  en  signe  de  soumission  et  de 
respect.  »  Le  maréchal  exécuta  à  la  lettre  les 
ordres  de  son  maître.  Les  prétendus  campa- 
gnards, qui  étaient  réellement  hauts  et  vigou- 
reux comme  des  géants,  entrèrent  donc  et  se 
déchaussèrent,  ainsi  que  cela  leur  était  recom- 
mandé. Mais  à  peine  eurent-ils  en  leurs  mains 


—  74  — 

leurs  gros  souliers  ferrés,  qu'ils  s'en  servirent 
pour  assommer  les  soldats,  gardiens  de  la 
porte,  en  criant  d'une  voix  formidable,  qui  fit 
tressaillir  le  seigneur  Eudes  dans  son  lit  : 
«  Besançon,  la  ville  libre  !  Besançon,  la  cité 
impériale  !  à  la  rescousse  les  sept  bannières  !  » 
A  ce  cri,  les  bourgeois  de  Battant,  Char  m  ont, 
Arènes,  le  Burg,  Saint-Quentin,  Saint-Pierre 
et  Chamars,  qui  se  tenaient  cachés  au  pied  de 
la  montagne,  déployèrent  le  drapeau  de  la 
cité,  et  arrivèrent  en  courant  au  château,  où 
ils  entrèrent  par  la  porte  que  les  faux  paysans 
avaient  en  leur  pouvoir,  et  s'emparèrent  de 
tous  les  soldats  du  prélat  qui  essayèrent  de 
résister.  Eudes  lui-même  n'eût  pas  été  plus 
épargné  que  les  autres,  si  les  gouverneurs, 
respectant  en  lui  son  double  caractère  de  prince 
de  l'Eglise  et  de  l'Empire,  ne  l'eussent  fait 
évader  en  secret  et  sous  un  déguisement.  Il  se 
réfugia  à  six  lieues  de  là  dans  la  tour  du  châ- 
teau de  Gy,  d'où  il  excommunia  les  citoyens 
de  Besançon  et  jeta  l'interdit  sur  leur  ville. 
Mais  les  Besançonnais  commençaient  à  s'ha- 
bituer aux  foudres  de  leur  chef  ecclésiastique, 
et  quand  il  les  privait  de  la  consolation  d'ouïr 
la  sainte  messe,  ils  se  la  faisaient  dire  de  force 
par  de  pauvres  moines. 

Ce  fut,  dit-on,  à  cause  des  roses  attachées 
aux  chaperons  des  sept  bourgeois  déguisés  en 


-  75  ~ 

paysans  qui  avaient  surpris  le  château,  que  la 
montagne  sur  laquelle  la  forteresse  avait  été 
élevée  prit  le  nom  de  Montagne  des  Roses  ou 
Rosemont.  De  plus,  pour  perpétuer  le  souve- 
nir de  cet  événement,  les  Besançonnais  firent 
sur  leur  expédition  le  quatrain  suivant  : 

En  mil  trois  cent,  ôtez-en  neuf, 
Sur  Rosemont  fut  Châtel  neuf  ; 
Ne  se  passa  trois  jours  ou  quatre 
Que  ce  château  Ton  vint  abattre. 

Il  ne  resta  pas  une  seule  pierre  de  la  forte- 
resse archiépiscopale,  dont  les  matériaux  ser- 
virent à  réparer  les  remparts  de  Battant  et  de 
Charmont.  (Album  franc-comtois,^.  75.) 

(Voir,  au  point  de  vue  de  la  vérité  historique,  la 
dissertation  publiée  par  M.  A.  Castan,  dans  les 
Mémoires  de  la  Société  d'Emulation  du  Doubs,  ayant 
pour  titre  :  Doit-on  dire  Rognon  ou  Rosemont!) 


35 


Le  Bout  du  Monde 

(Canton  de  Besançon) 

L  existait,  il  y  a  bien  longtemps,  un  riche 
baron  qui  s'appelait  Thor  et  qui  habitait 
un  vieux  château  situé  sur  une  roche  à 
quelques  lieues  en  aval  de  Besançon, 
sur  la  rive  gauche  du  Doubs.  Ce  baron  avait 
une  fille  jeune  et  belle  qui  aimait  un  jeune 
homme  du  voisinage  et  qui  en  était  aimée. 
Thor  ne  voulait  point  donner  sa  fille  en  ma- 
riage à  ce  dernier,  parce  qu'il  ne  le  jugeait  pas 
d'une  extraction  assez  illustre.  Il  s'appelait 
Férand,  tout  court.  Un  jour  que  la  jeune  châ- 
telaine se  promenait  au  bord  de  la  rivière  en 
cueillant  un  bouquet  de  myosotis,  tandis  que 
Férand  la  regardait  de  la  rive  opposée  en  lui 
faisant  les  plus  doux  yeux,  un  hardi  cavalier, 
qui  n'était  autre  que  le  sire  d'Arguel,  vint  à 
passer  en  ce  lieu.  Séduit  par  la  vue  de  cette 
jeune  fille,  celui-ci  met  pied  à  terre,  la  prend 
dans  ses  bras  et  remonte  avec  elle  sur  la  croupe 
de  son  cheval.  Les  voilà  partis  tous  deux 
dans  la  direction  d'Arguel.  La  jeune  fille 
épouvantée  se  met  à  crier  de  toute  sa  force  ; 


—  77  — 

«  A  moi,  mon  Férand!  »  Le  lieu  ou  ce  cri  de 
désespoir  vint  retentir  aux  oreilles  de  celui 
qu'elle  aimait  se  nomma  depuis  Mont  férand. 
Férand,  qui  était  aussi  à  cheval  de  l'autre  côté 
de  Veau,  part  au  galop  dans  la  même  direction 
que  le  ravisseur.  Il  ne  pouvait  l'atteindre 
parce  que  le  fleuve  les  séparait  toujours.  La 
jeune  fille,  qui  se  voit  perdue,  s'écrie,  en  éten- 
dant les  bras  du  côté  de  Férand  :  «  Ah  ! 
venez  !  »  Le  village  que  l'on  bâtit  plus  tard  en 
cet  endroit  fut  appelé  Aveney,  en  mémoire, 
dit-on,  des  cris  répétés  que  la  fille  de  Thor  y 
proféra.  Férand  donne  un  coup  d'éperon  vi- 
goureux à  son  cheval,  qui,  sans  être  ailé  comme 
Pégase,  traverse  le  Doubs.d'un  seul  bond  dans 
un  lieu  que  l'on  nomme  encore  aujourd'hui  Le 
Saut.  Le  sire  d'Arguel  avait  de  l'avance  sur 
Férand  ;  mais  celui-ci  ne  tarda  pas  à  gagner 
du  terrain.  Il  n'est  bientôt  plus  qu'à  une  courte 
distance  du  ravisseur.  Celui-ci  se  voyant  près 
d'être  atteint,  au  pied  même  de  son  manoir, 
lui  dit  :  «  Vilain  !  jusqu'où  prétends-tu  me 
poursuivre?  »  —  Jusqu'au  Bout  du  Monde, 
répond  Férand.  A  l'instant  un  tremblement  de 
terre  a  lieu,  une  montagne  tombe  et  enferme 
le  ravisseur  et  sa  victime  dans  un  cercle  de 
rochers  qui  s'appelle  encore  aujourd'hui  le 
Bout  du  Monde.  Férand  se  précipite  sur  le 
sire  d'Arguel  et  le  tue  d'un  coup  d'épée.  Il 


-  78  - 

ramène  aussitôt  la  fille  de  Tlior  au  château  de 
son  père.  Croyant  qu'il  était  plus  sage  de 
marier  sa  fille  à Férand  que  de  lavoir  exposée 
à  de  nouveaux  malheurs,  Thor  consentit  à  une 
union  que  l'on  célébra  peu  de  jours  après  cet 
événement  dans  la  chapelle  du  château.  A  une 
année  de  là,  on  fêtait  la  naissance  d'un  bel 
enfant  que  la  fille  de  Thor  venait  de  mettre 
au  monde,  et  les  gens  de  la  contrée  disaient 
de  toutes  parts  :  Voilà  le  vieux  Thor  aise. 
Thor  aise  devint  depuis  ce  temps-là  le  nom 
du  lieu  et  du  château  qui  existe  encore  aujour- 
d'hui. Ce  récit,  vraisemblablemen  imaginé,  a 
paru,  il  y  a  plus  de  quarante  ans,  dans  une 
feuille  périodique  de  Besançon,  où  on  le  re- 
trouvera peut-être  avec  de  plus  grands  déve- 
loppements. 


36 

Attila  devant  Besançon 

(Tradition  historique) 

ttila,  qui  se  disait  lui-même  le  fléau 
de  Dieu  et  le  marteau  de  sa  vengeance, 
après  avoir  traversé  sans  obstacle  une 
partie  des  Gaules,  essuya  une  san- 
glante défaite  dans  les  plaines  de  Châlons^ 


-  79  - 

sur-Marne,  où  il  laissa  200,000  hommes  sur  le 
ehamp  de  bataille.  Plein  du  désir  de  se  vengerr 
il  Renferma  dans  ses  chariots,- et  prit,  à  travers 
le  pays  des  Séquanes,  la  grande  route  de 
l'Italie.  Il  mettait  tout  à  feu  et  à  sang,  rava*- 
geait  les  campagnes,  brûlait  les  villages,  in- 
cendiait les  églises  et  y  commettait  d'horribles 
profanations.  Il  ne  tarda  pas  à  se  présenter 
devant  Besançon,  vieille  cité  romaine,  encore 
riche  en  monuments  romains,  mais  fidèle  à  la 
foi  que  ses  apôtres  lui  avaient  enseignée.  A 
l'approche  des  Huns,  la  ville  ferme  ses  portes  ; 
Attila  en  ordonne  le  siège.  Effrayés  de  ce  que 
î'on  racontait  des  barbares,  les  assiégés  se 
pressent  dans  les  lieux  saints,  entourent  les 
autels  de  leurs  protecteurs  et  leur  adressent 
des  vœux  ardents  pour  la  délivrance  du  pays. 
Le  matin  du  jour  où  doit  se  livrer  l'assaut, 
l'évêque  Célidoine  célèbre  la  messe  en  pré- 
sence d'une  assemblée  nombreuse;  et,  après 
avoir  distribué  le  Pain  de  Vie  aux  combattants, 
le  courageux  pasteur  les  conduit  lui-même 
sur  les  remparts,  en  portant  dans  ses  bras  les 
reliques  des  martyrs.  Le  choc  des  deux  armées 
fut  terrible,  et  les  cadavres  des  morts  comblè- 
rent les  fossés.  Le  nombre  enfin  l'emportevles 
murs  sont  escaladés  et  tous  les  habitants  sont 
massacrés  sans  distinction.  Le  Fléau  de  Dieu 
entra  dans  la  ville  au  milieu  des  acclamations 


—  8o  — 

de  ses  troupes,  et  le  spectacle  de  l'incendie 
compléta  bientôt  celui  du  carnage  et  de  la 
mort.  Dieu  permit  le  triomphe  d'Attila  pour 
purger  la  terre  des  derniers  restes  de  la  cor- 
ruption payenne  et  pour  éprouver  la  fidélité 
des  chrétiens.  Si  Attila  frappa  comme  la  foudre, 
il  passa  comme  l'ouragan,  et  Dieu  brisa  bientôt 
dans  sa  miséricorde  la  verge  qu'il  avait  choisie 
dans  sa  colère.  La  cité  chrétienne  qui  l'avait 
imploré  ne  répandit  pas  inutilement  devant 
ses  autels  ses  larmes  et  ses  prières.  Elle  se 
releva  bientôt  de  ses  ruines  à  l'ombre  de  la 
croix,  et,  dans  ces  mêmes  lieux  que  les  Huns 
quittèrent  en  se  demandant  avec  orgueil  où 
avait  pu  être  Vesontio,  on  se  demande  aujour- 
d'hui où  donc  a  pu  passer  Attila. 

(Voir  Histoire  du  comté  de  Bourgogne ,  t.  I,  p.  35; 
—  Vie  des  saints  de  Franche-Comté ,  t.  I,  p.  148.) 

37 

La  Fiancée  d'Arguel 

(Canton  de  Besançon) 

OUT  semblait  dormir  dans  le  château 
d'Arguel.  La  lune  éclairait  ses  tourelles  ; 
les  girouettes  criaient  au  vent,  et  l'archer, 
appuyé  sur  sa  hallebarde,  était  immobile 


—  8i  — 

comme  une  statue  de  marbre  à  l'angle  du  préau. 
Il  regardait,  à  travers  la  brume,  les  forêts  qui 
s'agitaient  à  ses  pieds  et,  dans  les  profondeurs 
du  val,  le  Doubs  dont  le  murmure  s'élevait  à 
peine  jusqu'à  lui. 

Tout  semblait  dormir  dans  le  manoir. 

Cependant  une  lumière  veillait  encore  à  la 
tourelle  de  l'orient,  et  Blanche  d'Arguel  ne 
dormait  pas. 

Blanche  était  seule  dans  la  tourelle.  Elle 
reposait  sur  sa  couche  à  dais  et  à  tenture  verte. 
Une  lampe,  fixée  à  la  voûte  par  une  chaîne  de 
cuivre,  brûlait  dans  la  chambre  gothique  et 
éclairait  à  demi  les  tapisseries  qui  couvraient 
la  muraille.  Un  théorbe  de  ménestrel  reposait 
auprès  d'unegrande  corbeille  de  fleurs,  cueillies 
pour  le  jour  des  fiançailles  et  qui  devaient  parer 
Blanche  le  lendemain. 

Or,  la  jeune  fille  songeait  à  son  fiancé  qui 
devait  venir  avec  l'aurore  faire  résonner  son 
cor  dans  les  rochers  d'Arguel  ;  mais  une  inquié- 
tude vague  troublait  sa  veillée  ;  ses  idées  deve- 
naient sombres  sans  qu'elle  sût  pourquoi,  et 
sa  tête  était  brûlante. 

;  —  Ne  suis-je  pas  bien  heureuse?  se  deman- 
dait-elle; et  son  cœur  ne  répondait  rien. 

Elle  évoqua  toutes  les  brillantes  images  d'un 
jour  de  fiançailles  ;  elle  vit  la  grande  salle  du 
château  toute  illuminée  et  toute  pleine  du  chant 


—  82  — 

des  ménestrels  ;  les  clievaliers  assis  au  ban- 
quet buvaient  à  sa  beauté  dans  leurs  couper 
presque  aussi  profondes  que  leurs  casques* 
L'un  d'eux,  le  plus  jeune  et  le  plus  vaillant, 
est  son  fiancé;  c'est  Férand,  le  plus  hardi  des 
francs  barons  du  Jura,  aussi  timide  auprès 
d'elle  qu'une  jeune  fille,  Férand  qu'elle  aime 
et  qui  doit  la  conduire  à  la  chapelle  du  manoir. 
Elle  se  voit  chevauchant  auprès  de  lui,  comme 
jadis  à  côté  de  son  père,  au  milieu  de  varlets 
et  (d'hommes  d'armes  et  courant  les  bois  de 
Fugey  et  de  Montrond,  le  faucon  au  poing  et 
les  cheveux  flottant  au  vent. 

Toutes  ces  images  riantes  qui  avaient  peuplé 
ses  rêveries  de  jeune  fille  allaient  se  réaliser 
le  lendemain.  Cependant,  à  mesure  qu'elles 
passaient  devant  ;elle,  elles  s'assombrissaient: 
comme  les  nuages  lorsque  le  soleil  retire  sa 
lumière.  La  mélancolie  descendait  dans  l'âme 
de  la  jeune  fille. 

—  D'où  vient  que  je  suis  triste  et  que  mon 
cœur  est  plus  vide  que  jamais  ?  se  ■demandait- 
elle  ;  et  sa  tête  s'appesantissait,  .et  elle  éprou- 
vait je  ne  sais  quoi  de  douloureux  dans  l'âme 
et  dans  le  corps.  Elle  ferma  ses  paupières  en 
se  recommandant  à  Notre-©ame  -et  à  Messire 
Saint  Ferréol,  puis  elle  s'endormit,  Mais  son 
sommeil  ne  fut  point  paisible::  mn  soufile  iêtmt 
précipité  ;  ses  oreilles  étaient  pleines  de  êinte<- 


-  83  - 

ments  ;  des  formes  singulières  tourbillonnaient 
autour  d'elle  ;  ces  sons  s'arrêtaient  et  se  préci- 
taiemt,  ces  formes  se  raccourcissaient  et  s'allon- 
geaient avec  un  ensemble  bizarre,  et  la  danse 
imaginaire  suivait  dans  sa  mesure  les  batte- 
ments du  cœur  de  la  jeune  fille,.  Ces  visions 
lui  faisaient  mal  :  elle  s'éveilla. 

—  D'où  vient  que  mon  sommeil  est  si  lourd  ? 
se  dit-elle,  et,  se  soulevant  sur  sa  couche,  elle 
essuya  son  front  couvert  de  sueur.  La  lampe 
de  la  voûte  s'était  éteinte,  mais  la  lune  res- 
plendissait dans  l'ogive  de  la  fenêtre  et  la 
chambre  était  pleine  de  lumière.  Et  voilà 
qu'elle  oorut  voir  .au  dehors  des  lutins  et  des 
sylphes  argentés  et  transparents  comme  l'air 
<3tà  ils  nageaient  :  leurs  petites  ailes  frappaient 
les  vitraux  gothiques  et  ils  voltigeaient  par 
milliers  comme  des  moucherons  dans  un  rayon 
de  soleil. 

—  0uvre*tfxous  ta  fenêtre,  jeune  fille,  disaient 
l&nm  voix  argentines!  Nous  apportons  les 
brises  de  la  -xmit  sur  nos  ailes.  Ouvre  !  nou& 
soïuffîeœi&s  dans  les  plis  tièdes  de  tes  rideaux 
et  dwm  tm  dhew<im%  blonds,,  et  ton  sommeil 
sara  Àom%  ao»me  celui  du  saule  dont  le  veut 
du  matha  caresse  la  chevelure , 

Bla^'cha  avait  la  vue  éblouie,  •  te  vertige 
égarait  $e®  sens,  «elle  crut  rêver  et  sa  tête 
mt©m%a  eut  saaa  chevet;;  mais  voilà  que  la 


_  84  - 

théorbe  rendit  un  son  d'une  douceur  infinie. 
Elle  vit  devant  elle  une  dame  blanche  qui  était 
belle  et  qui  souriait  ;  elle  tenait  une  couronne 
de  roses  rouges. 

—  Jeune  fille,  dit-elle,  je  suis  la  Fée  des 
fleurs  et  de  la  joie.  J'ai  volé  sur  la  terre  silen- 
cieuse et  j'ai  cueilli  dans  la  rosée  de  la  nuit 
les  fleurs  de  l'hymen.  Réjouis-toi,  ô  jeune 
fiancée  d'Arguel,  car  les  parfums  et  les  plai- 
sirs de  la  terre  vont  t'enivrer. 

Et  la  Fée  posa  sur  la  tête  de  la  jeune  fille  la 
couronne  de  roses  rouges.  Et  voilà  que  toutes 
les  fleurs  de  la  corbeille  s'animèrent  à  la  voix 
de  la  Fée  et  s'agitèrent  entre  elles  comme  au 
souffle  du  vent.  Des  lis  sortent. des  jeunes  filles 
élancées;  les  corolles  deviennent  des  robes 
blanches;  les  pistils  brillent  sur  leur  front 
comme  des  aigrettes  dorées.  Les  marguerites 
revêtent  les  feuilles  vertes  de  leur  tige  et  les 
pétales  blancs  ceignent  leur  tête  comme  d'une 
couronne.  Les  tulipes  s'arrondissent  comme 
des  turbans  sur  le  front  de  jeunes  filles  noires 
comme  l'ébène.  La  rosée  brille  à  leurs  cous 
comme  des  colliers  de  perles  et  comme  des 
pierreries  dans  les  plis  de  leurs  robes  odorantes. 
Toutes  ces  fleurs  fantastiques  s'élancent  de  la 
corbeille  et  voltigent  autour  de  la  blanche  Fée. 

—  Nous  sommes  filles  de  la  terre  verte, 
disent-elles,  qui  respire  nos  parfums  oublie  le 


_  85  - 

ciel'.  Respire-les,  ô  jeune  fiancée  d'Arguel,  car 
nous  ne  vivons  qu'une  aurore  et  nous  voulons 
t'enivrer  avant  de  mourir. 

Et  Blanche,  à  demi  plongée  dans  la  torpeur 
voyait,  mais  vaguement,  le  tourbillon  l'en- 
tourer en  chantant.  Il  lui  semblait  que  des 
corolles  s'approchaient  de  ses  lèvres  comme 
ides  coupes,  et  que  des  pétales  effeuillées  tom- 
baient sur  elle  comme  une  neige  ;  mais  elle  se 
sentait  oppressée  et  les  parfums  étaient  si 
suaves  qu'ils  lui  faisaient  mal. 

Le  théorbe  ému  résonnait  de  lui-même. 

—  Ouvre  nous,  criaient  les  lutins,  en  frappant 
les  losanges  des  vitraux.  Mais  Blanche  n'en- 
tendit rien.  Tout  semblait  se  confondre.  Sa 
vue  se  troubla  et  les  ombres  léthargiques 
descendirent  sur  elle  une  seconde  fois. 

Son  sommeil  fut  plus  noir  et  plus  profond 
encore  qu'auparavant.  Des  images  plus  som- 
bres l'obsédaient.  Ces  images  étaient  immo- 
biles ou  ne  se  mouvaient  qu'avec  lenteur.  Un 
malaise  indéfinissable  la  travaillait  dans  les 
profondeurs  de  son  être.  Un  froid  mortel  la 
pénétrait;  sa  poitrine  était  affaissée  et  son 
cœur  semblait  lutter  pour  se  mouvoir.  Il  s'ar- 
rêta même  un  instant  et  la  jeune  fille  s'éveilla 
en  sursaut  ;  mais  tout  ce  qu'elle  put  faire  fut 
d'ouvrir  ses  paupières. 

La  lune  s'était  couchée  et  la  chambre  était 

6 


—  86  — 

dans  l'ombre.  Blanche  était  baignée  d'une 
sueur  froide.  Son  souffle  était  extrêmement 
pénible.  Qui  donc  pouvait  l'oppresser  ainsi? 
Elle  croit  voir  une  main  froide  appuyée  sur 
son  sein  et  un  fantôme  voilé  de  noir  penché 
sur  elle  ;  mais  elle  était  si  faible  qu'elle  ne  put 
ni  crier  ni  détourner  la  tête.  Elle  crut  sentir 
un  souffle  glacé  à  son  oreille  avec  ces  mots  : 
Je  suis  la  mort!.,.  Mais  elle  l'entendit  à  peine 
et  ses  paupières  alourdies  se  refermèrent... 

Tout  à  coup  la  jeune  fille  sort  de  sa  torpeur. 
Elle  se  sent  si  légère  qu'elle  se  croit  sans 
vêtements.  Elle  ne  se  voit  point,  et  pourtant 
elle  se  sent  vivre.  Elle  voit  sa  couche,  et  pour- 
tant il  lui  semble  ne  plus  y  être.  —  Quelle  est, 
pense-t-elle,  cette  jeune  fille  blonde  qui  me 
ressemble  et  qui  dort  avec  la  croix  de  ma  mère 
à  son  cou  ?  Où  suis-je  donc  ?  D'où  puis-je  la 
voir  ?  Pourquoi  l'espace  n'est-il  plus? 

Et  voilà  que  Blanche  aperçoit  un  être  lumi- 
neux avec  des  ailes  qui  brillaient  comme  le 
soleil.  Il  portait  une  couronne  de  roses  blan- 
ches éblouissantes. 

—  Je  suis  ton  ange  gardien,  dit-il,  j'ai  par- 
couru les  campagnes  du  ciel  et  j'ai  cueilli  pour 
toi  les  roses  de  la  virginité.  Viens,  les  roses 
de  la  terre,  comme  ses  joies,  passent  et  font 
mourir  ;  mais  celles-ci  sont  immortelles,  et 
leur  parfum,  c'est  la  vie. 


_  8;  - 

Bientôt  l'aurore  se  leva.  Férand,  suivi  de 
ses  archers,  fit  retentir  la  montagne  du  son  de 
sa  trompe  ;  mais  il  n'y  eut  point  de  fiançailles 
dans  le  château,  car  la  fille  du  Sire,  la  fiancée 
d'Arguel,  était  morte  dans  la  nuit,  asphyxiée 
parles  fleurs. 

38 

La  Fille  du  Prince 

(Canton  de  Besançon) 

Une  princesse  voulant  aimer, 

Son  père  voulant  l'en  empêcher, 

Il  lui  fit  bâtir  une  tour 

Pour  y  renfermer  ses  amours. 

Elle  y  resta  cinq  ou  six  ans 

Sans  que  Ton  vint  la  visiter. 

Au  bout  de  la  sixième  année 

Son  père  vint  la  visiter. 

Bonjour,  ma  fille,  comment  ça  va?  — 

Hélas,  papa,  ça  va  comme  ça  : 

J'ai  un  côté  rongé  des  vers 

Et  l'autre  brisé  dans  les  fers. 

Hélas,  papa,  n'avez-vous  pas 

Quatre-vingts  francs  à  me  donner? 

Ce  serait  pour  donner  au  jolier, 

Pour  qu'il  me  gratte  le  bout  des  pieds. — 


—  88  - 

Oh  !  oui,  ma  fille,  nous  les  avons 
Et  plus  de  quatre  à  cinq  millions. 
Ce  serait  tout  pour  te  les  donner, 
Si  tes  amours  veulent  te  quitter.  • — 
J'aimerais  mieux  mourir  dans  la  tour 
Que  de  renoncer  à  mes  amours.  ■ — - 
Oui,  dans  la  tour  tu  mourriras 
Et  tes  amours  tu  quitteras. 
Elle  y  mourut  ;  on  l'ensevelit 
Pour  la  porter  à  Saint-Denis. 
Quatre-vingts  prêtres,  autant  d'abbés. 
Pour  porter  la  belle  enterrer. 
Le  prince  vint  à  passer  par  là. 
Ho  !  là  î  messieurs,  arrêtez-là, 
Vous  portez  ma  belle  enterrer  : 
Permettez- moi  la  regarder. 
Le  prince  prit  ses  ciseaux  fins 
Pour  découdre  le  drap  de  lin. 
Aussitôt  le  drap  décousu, 
La  belle  Fa  bien  reconnu. 
Oh  !  la  belle  chose  que  d'aimer, 
-  Disent  les  prêtres  et  les  abbés. 
Nous  portions  la  belle  enterrer  : 
A  présent  la  faut  marier. 

Je  n'ai  pas  cru  devoir  changer  le  langage 
incorrect  et  bizarre  de  cette  légende  popu- 
laire, qui  se  chante  telle  qu'elle  est  ici  écrite 
•dans  les  environs  de  Besançon. 


39 


Les  bonnes  fées 
de  la  roche  de  palente 

(Canton  de  Besançon) 

cent  pas  de  la  hauteur  de  Palente,  en 
descendant  sur  Chalezeule,  on  voit 
dans  un  pré  qui  avoisine  la  route,  à 
droite,  une  grande  pierre  plate,  pres- 
que couchée  au  ras  du  sol.  Cette  pierre  est 
toujours  d'une  propreté  admirable.  On  croirait 
qu'elle  est  continuellement  lavée  par  les  pluies 
ou  balayée  par  les  vents.  Elle  ne  garde  point 
la  souillure  qu'y  dépose  le  pied  des  passants  ; 
la  boue  et  la  poussière  ne  s'y  attachent  jamais 
et  la  mousse  n'y  peut  pas  croître.  C'est  que, 
mes  enfants,  une  main  de  fée  invisible  Té- 
poussette  et  l'essuie.  Cette  table  de  pierre, 
savez-vous,  recouvre  le  palais  souterrain  des 
bonnes  fées  de  la  Roche  :  c'est  la  pierre  aux 
fées. 

Un  jour,  c'était  la  veille  d'une  grande  fête,  le 
père  Ramelot,  de  Palente,  labourait  un  champ 
voisin  avec  un  petit  valet  de  charrue  qui  fouet- 
tait les  bœufs.  Il  crut  entendre  qu'on  pétrissait 
dans  la  grotte  aux  fées  ;  puis  il  ne  tarda  pas  à 


"~  9°  ~~ 

humer  franchement  la  bonne  odeur  du  gâteau. 
Il  arrête  un  moment  sa  charrue  pour  venir 
crier  par  trois  fois  devant  la  roche,  en  ôtant 
son  bonnet  : 

«  Belle  dame ,  bonne  et  blanche, 
«  Donnez-nous  de  votre  offrande!  » 

Jugez  de  leur  surprise  !  Quand  ils  ont  ter- 
miné leur  sillon,  nos  deux  laboureurs  aper- 
çoivent, sur  la  pierre  aux  fées...  quoi!...  une 
belle  nappe  éclatante  de  blancheur,  avec  un 
beau  gâteau  doré  et  un  petit  couteau  d'argent 
dessus.  Ils  s'empressent  de  faire  honneur  au 
goûté  qui  leur  est  servi  ;  puis  le  repas  terminé, 
ils  se  remettent  à  leur  besogne.  Mais  voilà 
que  la  roue  gauche  de  leur  charrue  se  met  à 
gémir  d'une  étrange  façon.  A  chaque  tour 
qu'elle  faisait,  elle  semblait  dire  :  Rends  ce 
que  dois!  rends  ce  que  dois!  rends  ce  que 
dois!  «  Valet,  demande  le  Ramelot,  aurais-tu 
pris  quelque  chose  à  ces  bonnes  fées?  —  Non, 
maître,  je  ne  leur  ai  rien  pris.  »  Pourtant  la 
roue  ne  discontinuait  pas  sa  plainte.  C'était 
donc  bien  sûr,  on  avait  dû  prendre  quelque 
chose  aux  bonnes  fées.  «  Allons,  valet,  dis- 
moi,  n'as-tu  rien  pris?  —  Eh  bien  si  fait,  j'ai 
caché  dans  ma  poche  leur  petit  couteau.  » 

—  Et  ce  petit  couteau  d'arg-ent,  oncle  Jean, 
l'a-t-il  rendu  ? 


—  9i  — 

—  Certainement,  sans  quoi  la  charrue  crie- 
rait encore. 

—  Mais  comment  la  roue  pouvait-elle  par- 
ler? 

—  Une  fée  s'était  cachée  dedans. 

Ah!  nous  entendrions  bien  plus  souvent 
parler  les  bonnes  fées,  si  nous  étions  plus 
attentifs . 

Cette  légende  a  été  imprimée  pour  la  pre- 
mière fois  dans  la  Revue  littéraire  de  la 
Franche-Comté,  3e  année,  page  69. 

Près  de  Ville-du-Pont  (Doubs),  on  aperçoit 
dans  un  rocher  des  bords  du  Doubs  la  porte 
cintrée  d'une  caverne.  C'est  là  aussi,  dit-on, 
que  les  fées  bienfaisantes  viennent,  comme  à 
leur  four  banal,  faire  cuire  leurs  gâteaux. 

(Monnier,  Traditions,  p.  402.) 


40 

Légende  du  Lycée  de  Besançon 

(XVIIe  siècle) 

E  lycée  de  Besançon  doit,  dit-on,  la 
splendeur  de  ses  bâtiments  à  la  super- 
cherie des  Jésuites  du  XVIIe  siècle.  On 
raconte  qu'en  l'an  1626,  un  vieux  garçon, 


—  92  — 

Antoine-François  Gauthiot,  seigneur  d'Ancier, 
propriétaire  de  grands  biens  en  Franche- 
Comté,  faisait  un  voyage  de  plaisir  à  Rome. 
Il  s'était  muni  des  plus  belles  lettres  de  recom- 
mandation de  la  part  des  Pères  Jésuites  de 
Besançon,  lesquels  étaient  ses  amis  et  comp- 
taient devenir  ses  héritiers.  Il  tomba  malade 
en  arrivant,  et  mourut  presque  subitement 
dans  la  maison  du  Grand-Jésus,  sans  avoir  eu 
le  temps  de  faire  son  testament. 

Bien  que  les  intentions  du  défunt  fussent 
connues,  l'acte  essentiel  manquait  pour  que  les 
Pères  Jésuites  héritassent.  Un  simple  servi- 
teur, un  frère,  qui  avait  habité  la  Franche- 
Comté,  conçut  une  ruse,  communiqua  son 
plan  aux  Révérends  Pères ,  et,  comme  les 
consciences  italiennes  n'ont  jamais  manqué  de 
souplesse,  on  se  mit  à  l'exécution.  Sur  la 
mort  de  M.  d'Ancier  on  garde  le  plus  grand 
secret,  tandis  que  le  frère  se  rend  en  Franche- 
Comté,  à  deux  lieues  de  Besançon,  c'était  à 
Montferrand,  où  séjournait  Denys  Euvrard, 
fermier  d'une  grange  de  M.  d'Ancier,  ayant 
d'une  manière  remarquable,  la  voix  semblable 
à  celle  de  son  maître. 

Le  messager  demande  avant  tout  la  pro- 
messe du  secret  au  fermier;  puis  il  lui  apprend 
qu'il  faut  venir  de  suite  à  Rome,  où  M.  d'An- 
cier, sur  le  point  de  mourir,  veut  lui  faire 


~  93  — 

d'importantes  révélations  et  le  récompenser 
généreusement.  Denys  Euvrard,  sans  balancer, 
se  met  en  route;  et,  conduit  par  le  frère,  il 
arrive  à  la  maison  du  Grand-Jésus. 

Deux  Pères  Jésuites  viennent  à  lui  :  «  Ah  ! 
non  pauvre  ami,  lui  disent-ils,  vous  arrivez  trop 
t  ird  !  M.  d'Ancier  est  mort.  C'est  une  grande 
perte  pour  vous  et  pour  nous.  Son  intention 
était  de  vous  donner  la  grange  de  Montf errant 
et  de  léguer  le  reste  de  ses  biens  à  nos  pères 
de  Besançon  ;  mais  il  n'y  faut  plus  songer.  » 
Denys  Euvrard  fait  là-dessus  d'amères  réfle- 
xions dont  un  des  pères  vient  enfin  le  tirer  le 
lendemain  :  «  Mon  cher  Euvrard,  lui  dit-il,  il 
me  vient  une  idée.  C'était  l'intention  de 
M.  d'Ancier  de  faire  son  testament.  Il  voulait 
vous  donner  sa  grange  deMontferrand  et  nous 
laisser  le  surplus  de  ce  qu'il  possédait.  —  Vous 
avouerez  qu'il  était  le  maître  de  ses  biens.  Il 
pouvait  en  disposer  comme  il  le  jugeait  conve- 
nable; ainsi  l'on  peut  regarder  ses  biens 
comme  nous  étant  donnés  devant  Dieu.  Il  ne 
manque  donc  plus  que  la  formalité  du  testa- 
ment; mais  c'est  un  défaut  de  forme  qu'il  est 
possible  de  réparer.  Je  me  suis  aperçu  que 
vous  aviez  la  voix  entièrement  semblable  à 
celle  de  M.  d'Ancier.  Vous  pourriez  facilement 
le  représenter  dans  un  lit  et  dicter  un  testa- 
ment conforme  à  ses  intentions.  Surtout  vous 


—  94  — 

n'oublierez  pas  de  vous  donner  la  grange  de 
Montferrand.  » 

Le  fermier  se  rend  à  l'avis  de  l'habile  ca- 
suiste,  il  se  soumet  à  ses  conditions.  Pour 
écarter  davantage  tout  soupçon,  lorsque  De- 
nys  Euvrard  est  dans  son  lit,  on  appelle  devant 
lui,  non-seulement  le  notaire,  mais  encore 
deux  Franc- Comtois  distingués,  alors  en  vo- 
yage à  Rome,  l'un  conseiller  au  Parlement, 
et  l'autre  chanoine  de  la  métropole.  En  leur 
présence,  le  faux  moribond  dicte  ses  disposi- 
tions testamentaires. 

«  Je  donne  et  lègue  à  Denys  Euvrard,  mon 
fermier,  ma  grange  de  Montferrand. . .  et  toutes 
ses  dépendances,  ajoute-t-il, se  gratifiant  ainsi 
d'un  moulin,  d'un  bois  et  des  cens. 

(Les  RR.  PP.  étaient  trompés  par  leur  com- 
plice, dont  l'appétit  subtil  devint  irrésistible  ; 
mais  qu'y  faire  ?) 

—  Item,  je  donne  et  lègue  audit  Euvrard 
mille  écus  à  choisir  dans  mes  meilleures  con- 
stitutions de  rentes  et  tout  ce  qu'il  peut  rede- 
voir de  termes  arriérés  pour  son  bail  de  la 
grange  de  Montferrand. 

—  Item,  je  donne  et  lègue  une  somme  de 
cinq  cents  francs  à  l'enfant  de  la  nièce  dudit 
Euvrard...  » 

Enfin,  le  testateur  se  sentant  suffisamment 
rengorgé  déclare  que,  quant  au  surplus  de  ses 


—  95  — 

biens,  il  institue  pour  ses  héritiers  universels 
les  Pères  Jésuites  de  Besançon,  à  la  charge 
par  eux  de  bâtir  une  église  suivant  le  plan 
déjà  projeté,  d'y  érig*er  une  chapelle  sous  l'in- 
vocation de  Saint-Antoine  et  de  Saint-Fran- 
çois, ses  bons  patrons,  et  de  célébrer  dans 
ladite  chapelle  une  messe  quotidienne  pour  le 
repos  de  son  âme. 

Tel  qu'il  était,  ce  testament  dut  être  exécuté. 

Mais  Denys  Euvrard  avait  compté  sans  son 
curé.  Se  trouvant,  quelques  années  plus  tard, 
alité  pour  mourir  véritablement,  il  confessa 
le  bon  tour  exécuté  à  Rome.  Le  pasteur  villa- 
geois, casuiste  sévère,  exigea  que  cette  décla- 
ration fût  faite  publiquement,  en  présence  du 
notaire,  du  juge  du  lieu  et  de  plusieurs  témoins. 
Les  biens  mal  hérités  de  Denys  Euvrard  re- 
tournèrent aux  parents  de  M.  d'Ancier,  et,  en 
outre,  le  fermier  fut  tenu  de  leur  abandonner 
les  siens  propres  pour  indemnité. 

Armés  de  la  déclaration,  les  héritiers  natu- 
rels de  M.  d'Ancier  intentèrent  aux  Pères 
Jésuites  un  procès  ;  ils  le  gagmèrent  à  Be- 
sançon ;  ils  le  gagnèrent  devant  le  Parlement 
de  Dole.  Mais  il  y  avait  alors  un  conseil  su- 
prême à  Bruxelles,  et,  au  nom  du  roi  d'Espagne, 
les  biens  échus  aux  RR.  PP.  demeurèrent  en 
leur  possession. 

Au  reste,  les  Pères  Jésuites  surent  faire  un 


-  96  - 

bel  emploi  de  leurs  nouvelles  ressources.  Le 
lycée  de  Besançon  est  un  des  plus  beaux  éta- 
blissements de  l'Université  de  France. 

(Voir  Guide  de  V Etranger  à  Besançon,  par  MM.  De- 
lacroix et  Castan,  p.  179.) 

(Voir  surtout  la  comédie  du  Légataire  universel  de 

RÉGNARD. 

41 

Jean  de  Watte ville 

(Canton  de  Besançon) 

eci  encore  n'est  pas  une  légende,  mais 
comme  la  vie  de  ce  trop  fameux  Jean  de 
Watteville  est  d'un  bout  à  l'autre  une 
espèce  de  drame  incroyable  et  qu'un 
roman  historique  sur  ce  personnage  peut  être 
essayé  par  plus  d'un  amateur  Je  n'ai  pas  craint 
de  faire  entrer  dans  ce  recueil  l'esquisse  d'une 
figure  aussi  extraordinaire. 

Je  trouve  cette  page  dans  l'histoire  du  sé- 
minaire de  Besançon,  par  Mgr  Jacquenet  (1). 

«  Il  y  avait  alors  en  Franche-Comté  un 
homme  dont  les  aventures,  quoique  historiques, 
paraissent  cependant  incroyables.  C'était  Jean 
de  Watteville,  d'une  ancienne  famille  de  Berne 

(1)  Elle  est  extraite  des  Mémoires  de  Saint-Simon, 
t.  III,  p.  345,  édit.  de  1856. 


-  97  - 

établie  à  Besançon.  Débutant  par  la  carrière 
des  armes,  il  tue  en  duel,  à  Milan,  un  gentil- 
homme de  la  reine  d'Espagne;  se  jette,  touché 
de  repentir,  chez  les  Capucins  de  Besançon, 
d'où  il  passe  chez  les  Chartreux  de  Beaulieu, 
pour  mieux  faire  pénitence.  Ennuyé  bientôt 
du  cloître,  il  en  escalade  les  murs,  tue  d'un 
coup  de  pistolet  son  abbé,  qui  le  surprend  sur 
le  fait,  se  querelle  à  quelque  distance  dans  une 
auberge  de  village  et  tue  un  voyageur  qui 
voulait  partager  son  repas.  Il  arrive  à  Madrid, 
se  dispute  avec  un  chevalier,  lui  plonge  son 
épée  dans  le  corps,  se  réfugie  dans  une  abbaye 
de  dames  nobles,  gouvernée  par  une  de  ses 
tantes,  s'échappe  avec  une  religieuse,  la  perd 
dans  la  traversée  de  Smyrne,  se  fait  renégat  à 
Constantinople,  s'engage  dans  la  milice,  de- 
vient pacha,  combat  en  cette  qualité  les  Véni- 
tiens, en  Morée,  et  se  tire  de  là  en  trahissant 
la  Turquie.  Il  obtient  sa  grâce  du  roi  d'Es- 
pagne, son  absolution  du  Pape,  reparaît  à 
Besançon,  et,  à  l'époque  des  deux  conquêtes, 
déploie  toutes  ses  ressources,  qui  étaient  infi- 
nies, pour  livrer  aux  ennemis  sa  patrie  adop- 
tive. 

.  «  Il  servit  fort  utilement  (les  Français),  mais 
«  ce  ne  fut  pas  pour  rien,  écrit  le  duc  de  Saint- 
«  Simon.  Il  avait  stipulé  l'archevêché  de 
«  Besançon,  et,  en  effet,  après  la  seconde 


-  98  - 

«  conquête,  il  y  fut  nommé.  Le  Pape  ne  put 
«  se  résoudre  à  lui  donner  des  bulles  ;  il  se 
«  récria  au  meurtre,  à  l'apostasie,  à  la  circon- 
<(  cision.  Le  roi  entra  dans  les  raisons  du  Pape, 
«  et  il  capitula  avec  l'abbé  de  Watteville,  qui 
«  se  contenta  de  l'abbaye  de  Baume,  la  deu~ 
«  xième  de  Franche-Comté,  d'une  autre  bonne 
«  en  Picardie,  et  de  divers  autres  avantages.  » 

Après  la  réunion  définitive  de  notre  province 
à  la  France,  l'abbé  Jean  de  Watteville  se  retira 
des  dignités  pour  se  livrer  plus  à  l'aise  aux 
loisirs  d'une  vie  assez  peu  édifiante,  qu'il  mena 
jusqu'à  l'âge  de  quatre-vingt-dix-neuf  ans.  » 


42 

Légende  de  l'Evêque  Félix 

(Canton  de  Besançon) 


SjjESANÇON  jouissait  dès  l'origine  de  la 
qjh  primitive  Eglise  du  droit  d'avoir  pour 
*  évêque  celui-là  seul  que  le  consente- 
ment réuni  du  clergé  et  du  peuple  choi- 
sissait canoniquement  sans  qu'aucune  puis- 
sance au  monde  pût  lui  en  imposer  un  autre. 
C'est  ainsi  que  saint  Désiré,  saint  Claude  Ier, 
saint  Nicet,  furent  élevés  sur  le  siège  de  Be- 
sançon par  les  suffrages  réunis  des  citoyens  et 


—  99  — 

des  prêtres.  Après  la  mort  de  l'évêque  Gervais, 
le  clergé  et  le  peuple  furent  quelque  temps  en 
désaccord  sur  le  choix  d'un  prélat.  Ils  devin- 
rent enfin  unanimes  pour  élire  saint  Claude. 
Après  sept  ans  d'épiscopat,  saint  Claude  dé- 
posa crosse  et  mitre  pour  se  retirer  dans  un 
couvent.  Le  peuple  se  joignit  au  clergé  pour 
essayer,  par  les  prières  et  les  larmes,  de 
fléchir  la  résolution  du  saint  Evêque.  Tout  fut 
tenté  en  vain»  La  retraite  de  saint  Claude  avait 
pour  motif  la  corruption  du  clerg-é,  que  ses 
exhortations  et  ses  exemples  n'avaient  pu  ra- 
mener dans  le  devoir.  Son  successeur  fut  choisi 
parmi  ces  clercs  désordonnés  qui  l'avaient 
abreuvé  d'amertume.  Le  nouvel  évêque,  Félix, 
fit  parade  des  vices  les  plus  honteux  et  donna 
l'exemple  de  la  débauche  à  des  prêtres  qui 
n'étaient  que  trop  disposés  à  le  suivre.  Un 
chroniqueur  du  XVIe  siècle  qui  a  paraphrasé, 
dans  son  naïf  langage,  les  légendes  de  notre 
église,  trace  un  tableau  navrant  de  l'état  de  la 
métropole  de  Besançon  après  le  départ  de  saint 
Claude.  «  Un  quidam,  dit-il,  nommé  Félix... 
obtint  le  siège  archiépiscopal,  lequel  il  gou- 
verna si  misérablement  qu'il  dissipa  quasi 
toutes  les  rentes  et  revenuz  de  Tarchevesché, 
et,  que  pis  est,  laissa  tellement  corrompre 
quasi  tous  les  chanoines  en  toutes  corruptions 
de  mœurs,  qu'il  laissa  le  service  de  Dieu  tant 


—  100  — 

altéré,  qu'il  semblait  plustôt  de  l'Eglise  une 
maison  de  lascivité,  jeulx  et  tournois  que  mai- 
son de  Dieu  ni  d'oraison  ;  et  des  prestres  sem- 
blaient mieulx  gens  de  guerre  et  débauche  que 
gens  d'Eglise.  »  Les  citoyens,  indignés  d'une 
telle  dépravation,  n'y  virent  d'autre  remède 
que  l'expulsion  du  prélat  et  de  son  clergé.  A 
la  suite  d'une  lutte  sanglante,  Félix,  dont  le 
peuple  avait  juré  la  mort,  s'enfuit  par  la  porte 
de  Varesco  et  gagna  en  toute  hâte  un  cas- 
triim  qui  devait  plus  tard  prendre  le  nom  de 
Montfaucon.  Menacé  d'un  siège  par  les  Bi- 
sontins, il  abandonna  promptement  cette 
retraite  pour  aller  cacher  sa  honte  dans  les 
environs  de  Montbéliard,  où  il  finit  ses  jours. 

(Voir  origines  de  la  commune  de  Besançon,  par 
M.  Castan,  chap.  Ier.) 


43 

Le  Magnétiseur 
de  l'hôpital  Saint-Jacques 

(Canton  de  Besançon) 

ers  1840,  il  y  avait  à  Besançon  un  ma- 
.  gicien  nommé  Goux.  Il  s'introduisit  un 
matin  dans  les  salles  de  l'hôpital  Saint- 
Jacques  et  s'approcha  du  lit  n°  3i,  où 


—   101  — 

une  femme  était  morte  depuis  quelques  heures. 

«  Sur  le  front  il  la  toucha 
«  De  sa  griffe  ensorcelée  ; 
«  On  ne  sait  ce  qu'il  lui  dit, 
«  Mais  la  morte  répondit.  » 

Au  bruit  de  cette  aventure,  une  sœur  accourt 
et  s'écrie  :  «  Valet  du  démon,  qu'osez-vous 
faire?  Vous  avez  par  vos  gestes  infernaux 
magnétisé  cette  morte.  Elle  a  répondu  à  vos 
discours  diaboliques.  Sortez  d'ici  ;  allez  ailleurs 
exercer  votre  métier  maudit.  »  —  C'est  en  vain 
que  l'on  me  met  à  la  porte,  répondit  le  magi- 
cien, je  puis  agir  même  au  travers  des  murs. 
Depuis  ce  jour-là,  Goux  ne  franchit  plus  la 
grille  de  l'hôpital  ;  mais  chaque  nuit,  durant 
plusieurs  semaines,  les  sœurs  croyaient  sentir 
comme  une  griffe  endiablée  qui  leur  grattait 
les  mollets. 

(Une  complainte  a  été  faite  sur  ce  sujet  et  imprimée 
par  Proud'hon.  Cette  complainte  se  vendait  au  profit 
des  pauvres  et  était  accompagnée  d'une  planche  repré- 
sentant Goux  au  chevet  de  la  morte.  Le  diable  est 
debout  dgvant  lui  et  la  sœur  accourt  de  l'autre  côté.  La 
complainte  a  pour  titre  :  Histoire  lamentable  d'un  ma- 
gnétiseur ignominieusement  chassé  de  l'hôpital  Saint- 
Jacques  pour  avoir  fait  parler  une  morte.) 


7 


44 


Origine  merveilleuse  des  Porcelets 

(Canton  de  Besançon) 

A  maison  des  Porcelets  fut  très  puissante 
dans  l'ancien  royaume  de  Bourgogne. 
Son  illustration  répandit  tant  d'éclat, 
que  les  sultans,  en  traitant  avec  les 
chrétiens,  exigèrent  des  otages,  ou  la  parole 
d'un  Porcelet  ;  et  le  seul  chevalier  qui  fut 
épargné  dans  le  massacre  des  Vêpres  sici- 
liennes fut  un  membre  de  cette  famille,  dont 
l'origine  est  racontée  d'une  façon  tout  à  fait 
merveilleuse. 

Une  pauvre  femme  couverte  de  haillons  se 
présenta,  il  y  a  bien  des  siècles,  avec  deux  en- 
fants j  umeaux  à  la  porte  d'une  riche  châtelaine 
(voir  n°  166)  pour  implorer  sa  pitié.  La  dame 
la  repousse  avec  horreur,  en  disant  :  «  Il  est 
impossible  qu'une  femme  ait  à  la  fois  deux 
enfants  d'un  même  homme.  »  La  femme 
voyant  près  de  là  une  truie  qui  allaitait  ses 
'  quatre  marcassins,  souhaita  que  la  châtelaine 
accouchât  au  bout  de  neuf  mois  d'autant  de 
fils  que  cette  laie  avait  de  nourrissons,  afin 
qu'elle  pût  savoir  par  elle-même  que  des 


—  iov3  — 

couches  plantureuses  n'étaient  pas  une  preuve 
d'infidélité.  Les  neuf  mois  étant  échus,  la  châ- 
telaine mit  au  monde  quatre  garçons  qu'on 
appela  les  Porcelets.  Mais  comme  ils  étaient 
innocents  de  la  faute  de  leur  mère,  les  Porce- 
lets grandirent  en  vertu,  courage  et  beauté. 
Voilà  quelle  fut  l'origine  de  cette  illustre 
famille,  qui  s'est  répandue  dans  plusieurs 
provinces  de  l'ancien  royaume  de  Bourgogne 
et  particulièrement  à  Besançon,  où  elle  s'est 
éteinte  dans  celle  de  la  Tour-Saint-Quentin. 


45 

LA  GRACE  DU  CONDAMNÉ 

(Fragment  d'un  chant  populaire  recueilli  à 
Besançon) 

N  pauvre  soldat  condamné  à  mort  par  le 
Conseil  de  guerre,  allait  être  fusillé  pour 
'  un  mot  outrageant  qu'il  avait  proféré  à 
J  l'adresse  de  son  colonel.  Une  jeune  fille 
qui  aimait  d'amour  ce  malheureux  fit  vœu  de 
le  sauver.  Quelque  chose  lui  disait  dans  son 
cœur  qu'elle  réussirait.  Elle  demanda  et  obtint 
la  permission  d'entrer  dans  le  cachot  du  con- 
damné pour  lui  porter  des  vivres.  Le  geôlier 
compatissant  les  laissa  seuls  un  moment.  La 
jeune  fille  dit  alors  au  condamné  :  «  Changeons 


—  104  — 

'd'habits  ;  prends  cette  robe  ;  mets  ce  mouchoir 
sur  tes  yeux  et  sauve  toi  :  advienne  de  moi  ce 
que  Dieu  voudra  !  »  Le  lendemain,  on  vint 
chercher  le  condamné  pour  le  mener  au  sup- 
plice. La  jeune  fille  se  laissa  conduire  sans 
difficulté  sur  le  haut  du  rempart.  Au  moment 
où  on  lui  enleva  sa  coiffure  pour  lui  bander 
les  yeux,  ses  longs  cheveux  épars  révélèrent 
son  sexe.  On  rapporta  aussitôt  cet  incident  au 
colonel  qui,  touché  par  un  aussi  beau  trait  de 
dévouement,  fit  gracier  le  condamné  et  sa 
chère  complice.  Il  se  marièrent  au  régiment 
et  donnèrent  à  la  Patrie  de  braves  enfants  de 
troupe  qui  devinrent  de  vaillants  soldats. 


46 

Le  béni  Saint-Suaire 

(Canton  de  Besançon) 


NE  tradition  constante  de  l'église  de 
Besançon  rapporte  que,  depuis  la  prise 
de  Constantinople,  en  1204,  jusqu'à 
l'époque  de  la  Grande  Révolution  fran- 


çaise, cette  église  a  possédé  le  béni  saint- 
suaire  sacré  de  notre  sauveur  Jésus-Christ. 

On  a  beaucoup  écrit  au  sujet  de  cette  pré- 
cieuse relique.  Le  lecteur  curieux  pourra  voir 


-  io5  - 

ce  qu'en  ont  dit  Chifflet,  d'Orival,  Dunod  et 
les  agiographes  des  saints  de  la  Franche- 
Comté. 

Parmi  les  histoires  populaires  et  non  écrites 
qui  se  rapportent  aux  nombreux  miracles 
opérés  par  le  béni  saint-suaire  de  Besançon, 
en  voici  une  que  je  donne  dans  toute  sa  naïve 
crudité.  Je  l'ai  recueillie  de  la  bouche  de  plu- 
sieurs personnes  qui  n'avaient  certainement 
pas  l'intention  de  jeter  le  ridicule  sur  les 
croyances  de  nos  pères. 

Un  jour,  c'était  peu  de  temps  avant  la  Ré- 
volution, une  femme  possédée  du  démon  fut 
amenée,  avec  un  grand  concours  du  peuple, 
dans  la  chapelle  du  Saint-Suaire  de  Besançon, 
pour  y  être  exorcisée  en  présence  de  la  sainte 
relique.  Lorsque  le  prêtre  eut  prononcé  les 
formules  ordinaires  de  l'exorcisme,  le  diable, 
qui  était  dans  le  corps  de  cette  femme,  se  mit 
à  crier  par  sa  bouche  :  Où  irai-je?  Alors  un 
des  assistants,  nommé  Noblot,  qui  entendit 
ces  paroles  et  qui  se  trouvait  à  peu  de  distance 
d'un  gros  bénitier  de  marbre  rempli  d'eau 
bénite,  répondit  en  se  jetant  assis  au  milieu  de 
ce  vase  :  Dans  le  c...  de  Noblot.  Le  diable 
sortit  en  effet  du  corps  de  la  possédée  sous 
forme  de  fumée,  mais  n'ayant  pu  se  rendre  au 
lieu  qu'on  lui  avait  indiqué,  à  cause  de  l'eau 
bénite  qui  en  gardait  l'issue,  il  fut  contraint 


de  s'en  aller  bien  vite  au  fond  de  l'enfer,  d'où 
Von  prétend  qu'il  n'est  jamais  revenu. 


47 

Les  Balles  de  cire 

(Canton  de  Besançon) 

UR  la  fin  du  dernier  siècle,  le  marquis  de 
Montrichard  disait  dans  un  discours  pro- 
c\prfi  noncé  à  Y  Académie  de  Besançon,  que 
A9  son  aïeul  maternel,  quoique  homme  d'es- 
prit et  de  mérite,  croyait  encore,  tant  les 
préjugés  de  l'éducation  agissent  puissamment 
sur  les  pensées  et  les  habitudes  de  toute  la  vie, 
qu'on  pouvait,  par  un  charme,  empêcher  les 
armes  à  feu  de  partir.  Aussi,  en  montant  dans 
sa  litière  pour  se  rendre  à  Besançon,  ce  sei- 
gneur avait-il  le  soin  d'ajouter  aux  balles  de 
plomb  dont  ses  pistolets  étaient  chargés,  deux 
autres  balles  faites  avec  de  la  cire  du  cierge 
pascal,  comme  un  moyen  sûr  de  rendre  sa 
défense  efficace. 

(M.  Blanc,  Acad.  de  Besançon,  24  août  1865,  p.  78.) 


—  107  ~ 


(Canton  de  Besançon) 


E  proverbe  suivant  est  connu  à  Besan- 


Le  père  Joignerey,  qui  voiturait  du  matin  au 
soir  sur  le  pavé  de  Besançon,  avait  toujours 
dans  son  écurie  de  vieux  bidets  à  longues 
dents,  des  bêtes  de  réforme  achetées  dans  le 
tas  à  raison  de  trois  écus  la  tête.  Les  pauvres 
rosses  recevaient  plus  de  coups  de  fouet  que 
de  coups  d'étrillé,  et  pour  surcroit  de  misère, 
elles  n'avaient  jamais  à  manger  qu'au  quart 
de  leur  soûl.  Un  jour,  le  fils  Joignerey  crie  à 
son  père  : 

Père y  les  chevaux  n'ont  rien  à  manger 7 
—  Mène-les  boire,  répond  l'autre. 

(Perron,  Proverbes,  p.  101.) 


çon  : 


C'est  ici  comme  che\  Joignerey , 

On  parle  plutôt  de  boire  que  de  manger \ 


49 


Le  Devin  de  Bois -Mûrie 

(Canton  de  Besançon) 


N  homme  de  Founottes,  près  Besançon, 
voulant  essayer  des  recettes  de  magie, 
rendit  son  porc  malade  à  l'aide  du  secret. 


II  ne  put  j  amais  ensuite  lever  le  sort  qu'il 
avait  mis,  et  le  porc  devint  étique  et  finit  par 
crever. Ce  mège(ou  mage)  inexpérimenté  rendit 
malade  les  deux  chevaux  d'un  cultivateur  de 
son  voisinage  nommé  Plançon.  Celui-ci  s'en 
fut  au  devin,  à  Bois-Murie  ;  mais,  comme  il 
était  venu  de  jour,  le  devin  le  renvoya  sans 
pouvoir  lui  rien  dire,  attendu  qu'il  faut  aller 
au  devin  entre  les  deux  soleils,  c'est-à-dire 
la  nuit,  et  sans  regarder  derrière  soi,  c'est 
de  rigueur. 

Plançon  revint  le  jour  d'après,  avant  le  lever 
du  soleil  et  le  devin  lui  dit  :  «  C'est  un  de  vos 
voisins  qui  a  grevé  (une  personne  ou  une  bête 
à  qui  on  a  jeté  le  sort  est  dite  grevée — gravata) 
vos  bêtes.  Il  est  assez  fort  pour  leur  avoir 
donné  la  maladie,  mais  pas  assez  pour  la 
guérir.  C'est  un  homme  qui  a  des  enfants.  Je 
peux,  si  vous  voulez,  lui  faire  passer  le  mal 


—  109  — 

qu'il  a  mis  sur  vos  chevaux.  »  Plançon  n'y 
consentit  pas.  «  Eh  bien,  dit  Fautre,  je  vais  le 
faire  passer  à  l'un  de  ses  enfants  !  » 

Et  d'effet,  le  fils  du  mège  de  Founottes  est 
mort  d'un  mal  de  jambe  quelques  annés  après  ; 
—  ce  qui  prouve  bien  que  c'était  lui,  comme 
on  le  supposait,  qui  avait  donné  la  maladie  aux 
chevaux  de  Plançon. 

(Dr  Perron,  Superstitions  médicales  de  la  Franche- 
Comté,  p.  18.) 

L'herbe  a  la  recule 

(Canton  de  Besançon) 

ous  avons  trouvé  l'herbe  qui  égare 
dans  les  traditions  populaires  de  l'ar- 
rondissement de  Saint-Claude.  Nous 
trouverons  àBroye-les-Pesmes  V herbe 
à  la  reprise.  A  Besançon,  cette  herbe  qui 
égare  s'appelle  Vherbe  à  la  recule  (ou  l'her- 
cule). 

Si  un  homme  s'égare  dans  un  bois  dont  il 
connaît  bien  tous  les  sentiers,  c'est  qu'il  a 
marché  sur  l'herbe  qui  égare.  Et,  dans  ce  cas, 
il  aura  beau  faire,  rabattre  les  chemins,  reve- 
nir sur  ses  pas,  il  ne  pourra  s'orienter  ni  se 


  IIO  — 

reconnaître.  Le  père  Chaillot,  ancien  garde 
vente  au  bois  de  Chailluz,  faillit  périr  à  quelques 
centaines  de  pas  de  sa  baraque,  si  ses  voisins 
n'étaient  accourus  à  ses  cris  et  ne  l'avaient 
ramené  chez  lui. 

(Dr  Perron,  Superstitions  médicales  de  la  Franche- 
Comté,  p.  22.) 


51 

Le  Bon  Dieu  de  Bois 

(Canton  de  Besançon) 

Alors,  il  était  une  vieille, 

Qui  demeurait  à  Besançon. 

Elle  aimait  le  jus  de  la  treille, 

Un  peu  trop,  disait  son  garçon, 

Seul  enfant  qui,  dans  son  veuvage, 

Sans  marchander  son  dévouement, 

Gagnait  le  pain  et  le  breuvage 

Et  le  terme  du  logement. 

Ce  garçon  de  bonne  nature 

Etait  un  artiste  sur  bois, 

Et  de  son  talent  en  sculpture 

On  parle  encore  quelquefois. 

Pour  la  placer  au  sanctuaire 

De  la  paroisse,  sur  l'autel, 

Il  fut  un  jour  chargé  de  faire 


—  III  — 

L'image  du  Père  éternel. 

Il  travailla  tout  une  année,, 

Avec  la  lime  et  le  ciseau. 

La  statue  étant  terminée, 

Il  restait  un  petit  morceau 

Du  bois,  que  pour  ce  saint  ouvrage 

A  l'artiste  on  avait  fourni, 

Et  qu'on  avait,  suivant  Fusage, 

En  le  lui  remettant  bénit. 

A  sa  mère,  il  fit  une  écuelle 

Du  restant  ce  bois  sacré, 

Où,  chaque  soir,  à  la  canelle 

Elle  mêlait  son  vin  sucré. 

La  vieille,  souvent  un  peu  grise, — 

Aux  vieilles  gens  il  en  faut  peu,  — 

Avec  son  bâton,  à  l'église, 

Allait  visiter  le  bon  Dieu. 

Quand  la  nef  était  solitaire, 

De  l'autel  du  bon  Dieu  de  bois 

Elle  s'approchait  sans  mystère 

Et  lui  parlait  à  haute  voix. 

Curieux  de  prêter  l'oreille 

A  ce  que  disait  cette  vieille, 

Un  enfant  de  chœur,  tout  petit, 

Derrière  l'autel  se  blottit. 

A  peine  est-il  là  qu'elle  arrive, 

S'agenouille  et,  levant  les  yeux, 

Fait  cette  prière  naïve 

Qu'ouït  l'enfant  malicieux  : 


—   112  — 


«  Bon  Dieu  de  bois,  parent  de  mon  écuelle, 
«  Mon  garçon  vous  a  fait  ;  moi,  j'ai  fait  mon  garçon  : 
«  Je  suis  votre  grand'mère  ;  et  je  vous  renouvelle 
«  Ma  prière  toujours  de  la  même  façon  : 

((  Jusqu'au  bout  de  ma  pauvre  vie, 
«  Bon  Dieu  de  bois,  mon  beau  bijou, 
«  Faites  que  j'aie  à  mon  envie, 
«  Du  pain,  du  lard,  des  pois  et  de  vin  prou  !  » 
Mais  l'enfant  sans  pitié,  comme  on  l'est  à  cet  âge, 
Lui  répond  de  son  petit  coin  : 
«  Vous  aurez,  si  vous  êtes  sage, 
«  Du  pain,  du  lard,  des  pois  ;  mais  de  vin  point  !  » 
A  ces  mots,  la  vieille  en  colère, 
Aux  pieds  du  grand  bon  Dieu  de  bois, 
D'où  semblait  sortir  cette  voix 
Juvénile  et  pourtant  sévère. 
Avise  un  tout  petit  Jésus, 
Enfant  de  bon  Dieu,  tout  au  plus  ; 
Elle  s'imagine,  la  folle, 
Que  de  lui  vient  cette  parole 
Qui  la  met  en  si  grand  émoi  . 
Alors,  le  menaçant  du  geste, 
Par  ces  mots,  elle  l'admoneste  : 
«  Marmouset,  veux-tu  rester  coi  ! 
«  Ce  n'est  pas  à  toi,  je  l'espère, 
«  Qu'il  convient  de  faire  la  loi. 
«  Morveux,  laisse  parler  ton  père  : 
v<  Ton  père  en  sait  plus  long  que  toi.  » 
(Récit  du  père  Chaumonot,  de  la  mairie  de  Besançon.) 


52 


La  Messe  du  Revenant 

(Canton  de  Boussières) 

'apparition  d'un  revenant  est  un  pré- 
sage de  mort.  Dans  le  château  de 
Montferrand,  dont  il  ne  reste  plus  au- 
jourd'hui qu'une  haute  tour  carrée  en 
ruines,  dominant  encore  au  loin  la  vallée  du 
Doubs,  entre  Thoraise  et  Rancenay,  vivait 
jadis  un  illustre  croisé  :  c'était  Gauthier  de 
Montferrand.  Il  avait  près  de  cent  ans,  et  il 
commençait  à  penser  très  sérieusement  à  ses 
fins  dernières.  Pour  mieux  se  préparer  à  la 
mort,  le  pieux  comte  avait  choisi,  dans  l'église 
d'un  couvent  fondé  sur  ses  terres  un  gîte  où, 
seul  pendant  plusieurs  semaines ,  il  vint  se 
recueillir  et  prier.  Un  soir  il  s'endormit  dans 
sa  méditation.  Un  léger  bruit  le  réveilla  :  il 
était  minuit.  Une  pierre  sépulcrale  se  soulève 
au  milieu  du  sanctuaire  :  un  spectre  sort  du 
tombeau,  revêtu  de  l'habit  sacerdotal  et  por- 
tant la  chasuble  et  le  calice.  Il  monte  à  l'autel 
et  profère  ces  mots  d'une  voix  sourde  :  «  Je 
viens  dire  ma  dernière  messe.  Y  a-t-il  ici 
quelqu'un  pour  m'assister  ?»  —   «  Moi  !  » 


—  ii4  ~ 

répond  le  vieux  Gauthier,  en  s'approchant  du 
spectre  d'un  pas  sûr  et  calme  :  on  est  sans  peur 
quand  on  est  sans  reproche  ! 

Bientôt  Gauthier  reconnaît  dans  le  fantôme 
les  traits  du  moine  Clément,  enterré  dans 
l'église  depuis  vingt  ans  et  plus. 

«  Oui,  c'est  moi,  Monseigneur,  fit  alors  le 
revenant  ;  depuis  vingt  ans  je  suis  en  purga- 
toire. Prions  d'abord;  vous  saurez  le  reste 
ensuite.  In  no  mine  Pat  ris,  etc.  » 

Quand  la  messe  fut  dite,  le  revenant  dispa- 
rut. Gauthier  se  trouva  seul,  prosterné  au  pied 
de  l'autel,  la  face  contre  terre.  La  pierre  du 
caveau  s'était  refermée,  et  un  silence  profond 
régnait  dans  le  sanctuaire.  Tout  à  coup  une 
voix  se  fit  entendre,  disant  :  «  Sire  Gauthier, 
vous  par  l'aide  duquel  vient  de  cesser  mon 
épreuve,  apprenez  que  jadis  un  chrétien  m'a- 
vait donné  cent  messes  à  célébrer  à  l'intention 
d'un  trépassé.  Je  n'en  dis  que  quatre-vingt- 
dix-neuf.  J'en  omis  une,  sans  qu'un  repentir 
suffisant  me  rachetât  de  cette  faute  avant  ma 
mort.  Ma  peine  devait  finir  un  jour  de  saint 
Clément.  Vingt  fois  je  sortis  du  tombeau  pour 
venir  célébrer  ma  dernière  messe.  Un  revenant 
ne  pouvant  sortir  du  sépulcre  qu'à  minuit,  et 
devant  y  rentrer  avant  l'aube,  vingt  fois  j'at- 
tendis en  vain  un  servant  aux  les  marches  de 
l'autel.  Nul  encore  n'avait  répondu  à  mon 


-  n5  ~ 

appel.  Maintenant,  grâce  à  vous,  je  puis  aller 
me  reposer  aux  pieds  de  Dieu,  où  vous  compa- 
raîtrez vous-même  avant  le  lever  du  soleil.  » 
Le  sire  Gauthier  rentra  dans  son  castel,  où  il 
se  hâta  de  réciter  les  prières  de  l'agonie;  et 
au  premier  rayon  du  jour,  qui  vint  blanchir 
le  faîte  des  tours  de  Montferrand,  le  vieillard 
avait  exhalé  son  dernier  soupir. 

(Cette  légende  a  été  mise  en  vers  par  A.  Dusillet.) 


53 

La  Male-Combe 

(Canton  de  Boussières) 

(^^^ON  loin  d'Avannes,  au  canton  de  Bous- 
<^/|i(p  sières,  il  existe  un  bas-fond  que  Ton 
^  appelle  la  Male-Combe,  où  Ton  trouve 
encore  aujourd'hui,  en  fouillant  le  sol, 
des  débris  d'épées,  de  casques  et  d'armures. 
Voici  d'où  vient  ce  sinistre  nom  de  Male- 
Combe.  C'est  une  tradition  historique.  En 
1 335,  Jean  de  Châlons,  seigneur  d'Arlay,  et 
Henri,  comte  de  Montbéliard,  alliés  aux  cito- 
yens de  Besançon,  firent  la  guerre  à  Odon, 
duc  de  Bourgogne,  à  l'occasion  de  quelques 
.  revenus  des  salines,  auxquels  la  maison  de 
Châlons  prétendait  avoir  droit.  Plusieurs  en- 


—  ïi6  — 

gagements  sans  importance  eurent  lieu  d'abord 
jusqu'à  Tannée  1 336.  Alors  plus  de  mille  cito- 
yens de  Besançon,  ayant  fait  une  sortie,  Odon, 
à  la  tête  de  troupes  considérables,  les  exter- 
mina non  loin  d'Avannes,  dans  le  bas-fond 
qu'on  appela  depuis  la  Male-Combe.  Ce 
massacre  des  citoyens  n'eut  pas  lieu  sans  que 
le  démon  de  la  trahison  se  mêlât  de  l'affaire. 
On  assure,  en  effet,  que  les  cordes  des  cloches 
de  la  ville,  et  surtout  celles  de  l'église  Saint- 
Pierre,  furent  trouvées  coupées  quand  les 
gardiens  de  la  cité  accoururent  pour  sonner  le 
tocsin. 

(Voir  Chifflet,  Vesontio,  ire  part.,  p.  238.) 


54 

Tradition  de  la  Ville  d'Or  a  Osselles 

(Canton  de  Boussièrcs) 

NE  tradition  rapporte  qu'une  ville  consi- 
dérable, appelée  la  Ville  d'Or,  s'étendait 
dans  le  vaste  espace  compris  entre  le  bac 
de  Portail-de-Roche,  sur  le  Doubs,  et 
le  moulin  d'Aranthon.  En  cultivant  les  terres 
dites  au  Par  et  et  DevanUle-Paret,  on  a  sou- 
vent rencontré  des  briques,  des  débris  divers, 
et  des  pierres  ayant  servi  à  des  constructions. 


—  ii7  — 

Une  double  ligne  de  tuyaux  en  terre  cuite  a 
été  trouvée  en  fouillant  le  sol  pour  rétablisse- 
ment du  canal.  Ces  tuyaux  amenaient  sans 
doute  à  la  Ville  d'Or  les  eaux  de  la  fontaine 
des  Neufs-puits»  On  rapporte  que  trois  ou- 
vriers, ayant  été  envoyés  par  le  propriétaire 
d'un  terrain,  dans  remplacement  de  la  Ville 
d'Or,  pour  déblayer  un  mur,  découvrirent  une 
cavité  souterraine  où,  après  des  recherches, 
ils  trouvèrent  un  trésor  avec  lequel  ils  dispa- 
rurent en  abandonnant  leurs  outils  sur  la 
place. 

(Annuaire  du  Doubs,  année  1847;  commune  d'Os- 

.selles.) 

55 

Là  Combe  aux  Morts,  a  Osselles 

(Canton  de  Boussières) 

N  allant  d'Osselles  à  Torpes,  on  remarque 
à  l'entrée  du  bois  une  vallée  fermée  dési- 
gnée sous  le  nom  lugubre  de  Combe- 
aux-Morts.  La  tradition  locale  rapporte 
que  les  habitants  qui  périrent  pendant  les 
guerres  de  dévastation  du  moyen-âge  furent 
inhumés  dans  ce  lieu. 

(Annuaire  du  Doubs,  année  1847  :  commune  d'Os- 
rselles.) 

8 


56 


La  Ville  d'Ambre 
et  la  fontaine  des  baraques 

(Canton  dépoussières) 

Saint-Vit,  canton  de  Boussières,  une 
tradition  rapporte  qu'une  ville  impor- 
tante avait  été  construite  dans  le  bois 
d'Ambre,  auquel  elle  aurait  donné  son 
nom.  La  tradition  ajoute  que  les  habitants  de 
cette  malheureuse  cité,  décimés  par  une  peste 
terrible,  furent  réunis  dans  des  baraques 
élevées  à  la  hâte,  à  deux  kilomètres  du  village 
actuel,  autour  d'une  fontaine  abondante  et 
pure  que  l'on  appelle  de  nos  jours  la,  Fontaine 
des  Baraques. 

{Annuaire  du  Doubs,  année  1847  :  commune  de 
Saint-Vit.) 


—  -"9  — 


57 

La  Dame  verte  de  Thise 

(Canton  de  Marchaux) 

ACONTEZ-NOUS  des  histoires  qui  font 
peur,  parlez-nous  de  ce  méchant  esprit 
qui  crie  la  nuit  dans  les  prés  de  Thise, 
pour  égarer  les  passants. 


«  Un  dimanche  soir,  Jean  Paulet,  tisse- 
rand de  Chalèze,  revenait  d'Amagney  avec 
un  gros  paquet  de  fil  d'étoupes,  au  bout  de 
son  bâton.  Il  avait  bu  avec  ses  pratiques  un 
peu  plus  tard  qu'il  ne  fallait,  si  bien  qu'il 
n'était  sorti  du  village  qu'à  la  nuit  noire. 
Comme  il  marchait  en  causant  tout  seul,  sui- 
vant sa  coutume,  surtout  quand  il  avait  bu,  il 
entendit  une  voix  plaintive  qui  semblait 
l'appeler  :  Hé  !  Jean  Paulet  !  Jean  Paulet  ! 
Le  tisserand  s'arrêta,  puis,  croyant  avoir  mal 
entendu,  il  se  remit  en  route,  car  il  avait 
hâte  de  rentrer  chez  lui.  Mais  la  même  voix 
reprit  encore  :  Jean  Paulet!  Jean  Paulet! 
Jean  Paulet  quitte  alors  le  grand  chemin  et 
se  dirige  où  on  l'appelle.  Le  voilà  qui  s'en  va 


—  120  — 

tratelant  cahin  caha ,  trébuchant  à  toutes  les 
mottes  et  le  fil  dansant  au  bout  de  son  bâton, 
comme  il  fallait  voir.  S'il  s'arrêtait,  la  voix 
plaintive  redisait  aussitôt  :  Hé!  Jean  P aille t! 
Jean  Paul  et!  Si  bien  que  le  tisserand  impa- 
tienté lui  crie  :  «  Mais  à  la  fin,  braillard  maudit, 
que  me  veux-tu  ?  »  —  Jean  Paulet  !  Jean 
Paulet  !  et  le  pauvre  Jean  Paulet  marcha  tant 
que  la  nuit  fut  longue,  égaré  par  cet  esprit 
qu'il  ne  put  joindre  ni  seulement  apercevoir. 

Le  lundi  matin,  un  homme  de  Roche  ren- 
contra dans  les  champs  de  la  Vaivre  Jean 
Paulet  qui  dormait  profondément  la  tête 
appuyée  sur  son  paquet  d'étoupes. 

Ce  crieur  invisible,  c'est  la  Dame  verte. 
Une  autre  fois,  le  fermier  Bernard  revenait 
de  Besançon.  Il  n'en  était  sorti  qu'à  la  ferme- 
ture des  portes.  A  minuit  sonnant,  il  arrivait 
aux  Ormes,  endroit  mal  famé,  comme  les 
Rancenières,  la  combe  d'Huche, le  Confitemini, 
où  tout  bon  chrétien,  par  peur  du  diable  se 
signe  en  passant.  Bernard  n'y  songeait  seule- 
ment pas.  Le  temps  était  superbe;  pas  un  bruit 
sur  terre,  et,  par  un  beau  clair  de  lune,  l'ombre 
des  ormes  géants  se  projetait  au  loin  dans  la 
prairie.  Tout  à  coup  Bernard  aperçoit,  à  quel- 
ques pas  devant  lui,  un  petit  chevreau  noir 
qui  portait  un  collier.  Il  s'arrête  pour  contem- 
pler mieux  la  gentille  bête  qui  semble  l'at- 


tendre.  —  Tiens,  tiens,  se  dit  notre  homme, 
voici  un  petit  bouquot  qui  ferait  diantre- 
ment  mon  affaire!  Il  cueille  une  poignée 
d'herbe  qu'il  présente  au  chevreau ,en  l'appe- 
lant d'une  voix  caressante.  Mais  au  moment 
où  il  croyait  le  saisir  par  son  collier,  le  petit 
chevreau  fait  un  bond  et  s'enfuit  dans  la  plaine. 
Bernard  qui  le  voit  s'arrêter  à  quelques  pas,  le 
suit  doucement,  l'appelle  de  nouveau.  Dix  fois 
il  est  sur  le  point  de  le  saisir,  dix  fois  la  bête 
agile  s'échappe  et  s'enfuit.  Pas  moins,  pen- 
sait Bernard,  ce  petit  diable  de  chevreau 
aurait  joliment  fait  mon  affaire  ;  sans 
compter  qu'on  prétend  che%  nous  qu'un 
bouc  assaini  V écurie.  Bernard  continue  de 
le  poursuivre  à  travers  des  près  fangeux,  tant 
et  si  bien  que  le  pauvre  fermier  tomba  dans 
une  fondrière  où  il  aurait  peut-être  passé  la 
nuit,  en  grand  danger  d'y  périr,  si  deux 
hommes  de  Thise,  éveillés  par  ses  cris,  ne 
l'eussent  secouru. 

Ce  chevreau,  c'est  encore  la  Dame  verte. 
Elle  est  l'image  des  mauvais  sentiments.  Si 
vous  vous  laissez  dominer  par  eux,  ils  vous 
feront  tomber  dans  un  bourbier,  comme  le' 
fermier  Bernard. 


58 

Le  Géant  de  Chatillon-le-Duc 

(Canton  de  Marchaux) 

ANS  un  château  du  duc  de  Bourgogne,  à 
quatre  ou  cinq  milles  de  Besançon,  rési- 
dait autrefois  un  noble  bourguignon 
d'une  stature  à  faire  peur  aux  gens  :  on 
l'appelait  le  Géant  de  Chcitillon-le-Duc. 

Pour  indiquer  à  leurs  descendants  et  aux 
étrangers  qui  viendraient  à  traverser  leur 
territoire,  qu'elle  avait  été  la  longueur  des  os 
de  leur  défunt  seigneur,  inhumé  près  de  la  voie 
publique  et  du  manoir  féodal,  les  habitants  de 
Châtillon  ont  planté  deux  bornes,  à  seize 
pieds  environ  de  distance  l'une  de  l'autre  : 
elles  marquent  rétendue  que  le  squelette 
occupe  dans  la  terre.  Depuis  ce  temps,  nul 
voyageur  ne  passe  en  cet  endroit  sans  avoir  la 
curiosité  de  mesurer  lui-même,  au  pas,  une 
taille  si  surhumaine.  C'est  pourquoi  l'espace 
entre  les  deux  pierres  est  tellement  foulé, 
qu'il  n'y  a  pas  un  brin  d'herbe  tant  soit  peu 
verte,  tandis  qu'alentour  le  gazon  est  très 
vigoureux. 

(J.-J.  Chiflet,  Vesontio,  pars  I,  p.  198.) 


—  123  — 


59 

Le  Chatelard.  (Pierre  d'Atente) 

(Canton  de  Marchaux) 

UR  une  colline,  entre  Cussey-sur-l'Ognon 
et  la  Grange-de-la-Famine,  on  voit  les 
c^'^i.  ruines  d'un  ancien  château,  dont  l'ori- 
A9  gine  et  la  destruction  se  perdent  dans  la 
nuit  des  temps.  On  ignore  complètement  à 
quelle  maison  il  a  pu  appartenir.  Une  vieille 
tradition,  que  je  voudrais  bien  connaître  pouf 
la  consigner  ici,  a  attaché  à  ce  lieu  isolé  des 
souvenirs  fabuleux  qui  n'ont,  dit  l'annuaire  du 
Doubs,  de  fondements  que  dans  l'ignorance  et 
la  superstition. 


éo 

La  Messe  des  Anges 

(Canton  d'Ornans) 

^^aikt  Maxim  in  fut  évêque  de  Besançon  à 
,      la  fin  du  IIIe  siècle.  Après  avoir  gou- 
verné  l'Eglise  pendant  six  ans  et  achevé 
A9  d'importants  établissements,  il  fut  divi- 


124  """" 

nement  averti  de  sa  fin.  Alors  il  se  retira 
dans  la  solitude.  La  forêt  de  Foucherans  lui 
servit  de  retraite.  Avant  de  mourir,  il  fit 
venir  son  disciple  Paulin,  qu'il  avait  désigné 
pour  lui  succéder  sur  le  siège  de  Besançon  ;  et, 
après  avoir  reçu  de  lui  le  viatique,  il  retourna 
à  Dieu  vers  l'an  291 .  Il  fut  inhumé  dans  le 
désert  qu'il  s'était  choisi  pour  retraite.  Une 
chapelle  élevée  sur  son  tombeau  existe  encore 
aujourd'hui.  Cette  chapelle  a  été  de  temps 
immémorial  l'objet  d'un  pèlerinage  fameux 
dans  la  province.  Une  tradition  légendaire 
rapporte  que  le  saint  se  manifestait  souvent  à 
ses  dévots  par  des  apparitions  de  colonnes 
lumineuses  qui  se  montraient  sur  son  tombeau. 
Les  voyageurs  qui  passaient  auprès  de  la 
chapelle  avant  le  lever  du  soleil  y  apercevaient 
des  flammes  mystérieuses.  Vers  l'an  r 767,  on 
racontait  que  plusieurs  habitants  de  Trepot  et 
de  Foucherans,  se  rendant  à  Besançon  à  trois 
heures  du  matin,  furent  éblouis  par  une 
grande  lumière  qui  apparut  sur  la  chapelle.  Le 
globe  lumineux  se  divisa  en  six  colonnes, 
brillantes commele  soleil,  qui  semblaient  s'éle- 
ver jusqu'au  firmament.  Frappés  de  ce  specta- 
cle, les  voyageurs  se  prosternèrent  et  prièrent 
avec  ferveur.  Ils  racontèrent  partout  la  mer- 
veille qu'ils  avaient  vue  et  qui  figurait,  disait- 
on,  les  six  années  de  l'épiscopat  de  Saint 


-  i25  - 

Maximin.  Un  autre  jour,  ils  virent  deux 
colonnes  semblables  s'élever  sur  la  chapeller 
pour  représenter  les  deux  années  que  le  saint 
avait  passées  au  désert. 

On  racontait  souvent  de  semblables  appari- 
tions, dont  le  récit  charme  encore  aujourd'hui 
les  soirées  des  familles.  Mais  une  autre 
merveille  plus  étonnante  encore,  c'est  la  lé- 
gende de  la  Messe  des  Anges.  On  rapporte 
que,  plusieurs  fois,  on  vit  au  milieu  de  la  nuit 
de  nombreuses  lumières  briller  et  s'agiter 
autour  de  la  chapelle.  C'étaient  une  multitude 
d'anges  qui,  tenant  des  flambeaux,  faisaient 
la  procession  autour  du  sanctuaire,  en  chantant 
les  litanies.  Maximin  les  précédait,  et  quand 
la  procession  était  terminée,  le  cortège  rentrait 
dans  la  chapelle,  alors  commençait  ce  que 
l'on  appelle  la  Messe  des  Anges.  La  Chapelle 
paraissait  en  feu  ;  une  mystérieuse  terreur 
s'emparait  de  ceux  qui  de  loin  apercevaient  ce 
spectacle.  Ils  s'approchaient  en  tremblant  et 
contemplaient  à  travers  la  porte  de  la  chapelle 
ce  qui  s'accomplissait  à  l'intérieur.  Maximin 
célébrait  lui-même  la  messe  au  milieu  d'une 
éblouissante  clarté.  Les  anges  l'assistaient,  et 
quand  la  messe  était  terminée,  les  clartés 
mystérieuses  s'éteignaient,  les  saints  person- 
nages disparaissaient  et  tout  rentrait  dans  le 
silence  et  les  ténèbres. 


—   I2Ô  -— 


61 

Légende  du  Puits  de  la  Brème 

(Canton  d'Ornans) 

utrefois,  quand  les  muletiers  de  la 
vallée  de  la  Loue  suivaient  de  nuit 
l'âpre  chemin  qui  conduisait  de  Mou- 
thier  au  sommet  de  la  montagne,  ils 
entendaient  des  cris  lugubres  et  des  gémis- 
sements affreux,  ils  voyaient  apparaître  dans 
les  airs  des  spectres  hideux  et  formidables. 
Il  y  avait  de  quoi  mourir  de  peur.  C'était  à 
n'en  pas  douter  un  concert  d'esprits  infernaux, 
dont  chaque  nuit  ces  parages  maudits  étaient 
le  théâtre.  L'autorité  religieuse  s'en  émut. 
Pour  rassurer  les  voyageurs  qui  passaient 
dans  cet  endroit,  une  belle  madone  fut  placée 
dans  le  creux  du  rocher.  Un  jour,  un  muletier 
de  la  vallée  qui  passait  pour  un  incrédule, 
se  rendait  à  Pontarlier,  accompagné  de  plu- 
sieurs autres  paysans.  Lui  seul  poursuivit  son 
chemin  sans  s'agenouiller,  comme  c'était 
l'usage,  aux  pieds  de  la  madone,  il  trouvait 
cette  coutume  ridicule  et  se  moquait  de  ses 
compagnons.  Comme  il  avait  g*agné  de  l'avant, 
il  aperçut  devant  lui  un  gros  mouton  noir. 


—  127  — 

Bonne  aubaine  !  dit-il  en  s'emparant  du  mou- 
ton ;  les  bigots  attardés  n'en  auront  rien. 
J'en  ferai  de  l'argent  bel  et  bien.  Il  veut 
placer  le  mouton  sur  le  dos  de  sa  mule  ;  mais 
il  ne  peut  y  parvenir.  Le  mouton  rebelle  ne 
veut  point  rester  en  place,  et  notre  homme  se 
voit  obligé  de  le  prendre  sur  ses  épaules.  Il  ne 
tarde  pas  à  se  sentir  accablé  sous  un  tel  far- 
deau. Suant,  soufflant,  n'en  pouvant  plus  : 
Diable,  dit-il,  combien  tu  pèses  l  —  Qu'en 
penses-tu,  lui  répond  aussitôt  la  bête,  qui 
était  le  diable  en  personne.  Le  fanfaron  effrayé 
jette  à  terre  sa  capture.  C'est  à  mon  tour  de 
te  porter.  Attends  :  nous  allons  faire 
ensemble  un  joli  voyage.  Et  voilà  qu'en 
disant  ces  mots,  le  diable,  d'un  coup  de  son 
énorme  tête,  jette  à  cheval  sur  son  dos  notre 
muletier  incrédule  et  l'emporte  en  hurlant 
dans  les  airs  à  une  hauteur  incommensu- 
rable, d'où  il  le  précipite  dans  le  g-ouffre  de 
la  Brème,  qui  est  un  soupirail  de  l'enfer. 

(Cette  légende  a  été  écrite  en  vers  par  Ch.  Viancin, 
1836.) 

On  raconte  encore  une  autre  histoire  aû 
sujet  du  puits  de  la  Brème.  On  dit  que  Jacques 
de  Valbois,  qui  était  un  chevalier  accompli, 
avait  épousé  la  fée  Mélisse,  qui  touchait  à  son 
quatre-vingt-dix-neuvième  lustre,    et  qu'ils 


habitaient  un  palais  de  cristal  au  fond  du  puits 
de  la  Brème.  La  tradition  ajoute  que  Jacques 
de  Valbois,  ayant  eu  le  malheur  de  bâiller  la 
première  nuit  de  ses  noces,  la  fée,  son  épouse, 
l'enchanta  la  bouche  ouverte,  et  que  le  beau 
damoisel  bâilla  un  siècle  sans  dormir. 

(Iseult,  I,  16.) 

62 

Le  Chasseur  nocturne  de  Scey-en-Varais 

(Canton  d'Oman  s) 

N  chasseur  éternel  fréquente  Scey-en- 
Varais.  De  son  oliphant  sonore,  il  fait 
retentir  les  échos  du  bassin  de  la  Loue. 
Aux  sombres  nuits  de  la  Toussaint  et 
de  Noël,  l'air  ébranlé  par  les  autans  se  remplit 
d'un  bruit  formidable,  qui  portait  jadis  l'insom- 
nie et  les  transes  dans  la  couche  des  vieillards 
et  des  enfants,  à  travers  l'opaque  châssis  de  la 
cabane  et  le  brillant  vitrail  du  château  de 
Saint-Denis.  On  croyait  alors  au  Chasseur 
aérien  de  la  V allée y  aussi  fermement  dans 
les  vastes  salles  du  manoir  féodal  que  sous 
l'âtre  enfumé  du  simple  paysan . 
(Monnier,  traditions,  p.  91.) 


—  129  — 


é3 

Raald  de  Scey  ou  le  Verrat  du  Varais 

(Canton  d'Ornans) 

L  existe  dans  la  vallée  de  la  Loue  une 
tradition  populaire  sur  le  sire  de  Scey. 
Cette  légende  rapporte  que,  pour  ses 
méfaits,  sa  félonie,  sa  cruauté  et  ses 
infâmes  orgies,  Raald  de  Scyey  fut  transformé 
en  un  affreux  sanglier,  sous  le  nom  de  Verrat 
du  Varais.  On  trouve  ce  nom,  dit  Perreciot, 
dans  les  titres  qui  appartiennent  au  XIIe  siècle. 

(Perreciot ,Almanach  de  iy8p  et  Académie  de  Besan- 
çon, 24  août  1861.) 


64 

Légende  de  la  Tête  de  Mort 

(Canton  d'Ornans) 

^ers  le  milieu  du XVIe  siècle,  un  médecin 
de  Mouthier  trouva  dans  une  grotte  de 
la  vallée,  vers  le  bois  de  Nouaille,  un 
squelette  qui  paraissait  y  avoir  été  dé- 
posé depuis  longtemps.   Quelques  cheveux 


—  130  —  . 

conservés  au-dessus  de  la  tête,  en  forme  de 
petite  couronne,  firent  conjecturer  au  docteur 
que  ce  squelette  pourrait  bien  être  celui  d'un 
vieux  prêtre,  dont  la  disparition  soudaine 
était  encore  un  sujet  d'étonnement  et  d'entre- 
tien parmi  les  vieillards  de  la  contrée.  On 
avait  soupçonné,  dans  le  temps,  que  ce  véné- 
rable curé,  vaquant  pendant  la  nuit  aux 
fonctions  de  son  ministère,  avait  été  victime 
de  quelque  accident  ou  de  quelque  forfait. 
Après  avoir  reconvertie  squelette  d'un  peu  de 
terre,  le  médecin  avait  rapporté  la  tête,  garnie 
de  cheveux,  dans  sa  demeure,  où  il  la  conser- 
vait comme  un  objet  de  vénération  et  de 
curiosité.  A  quelque  temps  de  là,  il  réunit 
plusieurs  amis  à  un  de  ces  repas  qui  se  prolon- 
geaient alors  bien  avant  dans  la  nuit.  Les 
convives,  depuis  longtemps  à  table,  étaient 
échauffés  par  le  vin  et  les  liqueurs,  lorsque 
la  conversation  tomba  sur  cette  tête  merveil- 
leuse qui,  posée  en  face  de  la  table,  sur  une 
armoire,  formait,  en  montrant  ses  os  blanchis 
et  ses  yeux  creux,  un  singulier  contraste 
avec  les  fronts  joyeux  des  hôtes  du  médecin. 
Celui-ci,  cédant  au  désir  de  ses  amis,  place  la 
tête  de  mort  sur  la  table.  Elle  devient  l'objet 
des  plus  indignes  railleries.  Un  seul  convive 
garde  le  silence.  Les  autres  se  rient  de  lui.  Ils 
pensent  que  sa  réserve  est  l'effet  d'une  peur 


—  i3i  — . 

vaine.  Les  moqueries  piquent  ce  dernier.  Il 
veut  alors  surpasser  ses  camarades  en  bra- 
vades indécentes,  et  il  est  soudain  frappé  de 
mort  en  s'accusant  d'avoir  lui-même  assassiné 
le  vénérable  prêtre  qui  avait  été  pendant  sa 
vie  le  bienfaiteur  de  tout  le  pays.  Tous  les 
autres  convives  furent  aussi  punis  de  leurs 
insultes.  Un  incendie  dévora  en  effet  tout  le 
village  de  Mouthier,  excepté  la  maison  où  la 
tête  du  vieux  pasteur  avait  été  déposé  la  veille, 
comme  une  relique  miraculeuse. 

(Cette  légende,  que  Charles  Viancin  dit  avoir  re- 
cueillie à  Mouthier,  lui  a  fourni  le  sujet  d'une  ballade, 
qui  a  pour  refrain  ces  deux  vers  : 

Fils  des  humains,  dans  vos  joyeux  transports, 
N'insultez  pas  à  la  cendre  des  morts.) 

65 

La  Fenêtre  du  Moine  a  Mouthier 

(Canton  d'Ornans) 

N  raconte  à  Mouthier  que  Gargantua,  se 
jouant  un  jour  parmi  les  rochers  qui 
forment  la  vallée  de  la  Loue,  faisait 
voler  dans  la  rivière  des  blocs  de  la 
grosseur  du  Moine-Blanc,  et  qu'avec  un  de 
ses  doigts,  il  perça  un  trou  au  sommet  d'un 


—  J32  — 

roc  pour  servir  de  lorgnette  au  soleil. 
C'est  précisément  cet  espèce  d'œil-de-bceuf 
qui  existe  à  l'angle  méridionale  de  la  grande 
roche  du  Moine.  On  dit  aux  enfants  que  le 
jour  de  la  Chandeleur  le  soleil  passe  par 
cette  ouverture,  appelée  la  Fenêtre  du  Moine. 
Quand  ils  peuvent  être  témoins  de  ce  spectacle, 
ils  se  réjouissent  ;  mais  les  vieillards,  qui  con- 
naissent tous  cette  antique  prédiction  de  leur 
almanach  : 

«  Si  le  soleil  clairement  luit 
A  la  Chandeleur,  vous  verrez 
Qu'encore  un  hiver  vous  aurez...  etc.  » 

s'attristent  et  tremblent  pour  le  vignoble. 

Le  Jeudi-Saint,  on  s'amuse  aussi  à  per- 
suader aux  enfants  que  les  cloches  de  Mouthier, 
partant  pour  Rome,  doivent  passer  par  la 
fenêtre  du  Moine.  Une  fois,  plusieurs  groupes 
d'enfants  s'étaient  formés  devant  les  maisons 
de  Mouthier  et  dirigeaient  avidement  leurs 
regards  vers  l'angle  transparent  du  rocher 
pour  voir  passer  les  cloches.  Tout  à  coup  l'un 
des  spectateurs  s'écria  :  Les  voilà,  les  voilà  ! 
En  effet,  tout  le  monde  aperçut,  non  dans  la 
direction  de  l'ouverture,  qui  en  ce  moment 
servait  de  point  de  mire  à  tous  les  yeux, 
mais  un  peu  plus  loin  vers  le  couchant,  un 
corps  flottant  dans  les  airs,  d'un  volume  assez 
semblable  à  une  grosse  bulle  de  savon.  On  eut 


—  133  ~ 

bien  vite  la  certitude  que  ce  n'était  point  une 
cloche  partant  pour  Rome  ;  car,  au  lieu  de 
suivre  une  ligne  ascendante,  l'objet  inconnu 
descendit  au  pied  du  rocher,  où  se  transpor- 
tèrent sur  le  champ  grand  nombre  de  curieux. 
On  trouva  là,  sur  un  lit  de  mousse,  à  côté  d'un 
épais  buisson  d'épine,  une  jeune  fille  de  dix 
ans,  belle  comme  un  ange.  Elle  était  évanouie. 
Peu  d'instants  suffirent  pour  la  ranimer. 
Alors  elle  se  mit  à  sourire  aux  personnes  qui 
l'entouraient;  et,  recueillant  ses  idées,  elle 
répondit  aux  questions  qu'on  lui  adressa. 
Elle  dit  que  jouant  avec  ses  compagnes  sur 
la  petite  pelouse  qui  est  au  sommet  de  la 
grande  roche,  elle  s'était  trop  approchée  du 
bord,  que  soudain  la  terre  lui  avait  manqué 
sous  les  pieds,  mais  qu'en  même  temps 
l'air,  ayant  gonflé  ses  vêtements,  avait  ra- 
lenti sa  chute,  et  qu'elle  s'était  senti  descendre 
plutôt  que  tomber  dans  l'abîme.  On  s'em- 
pressa de  la  reconduire  dans  la  métairie 
qu'habitaient  ses  parents  sur  la  montagne. Pré- 
venue bientôt  de  ce  qui  était  arrivé,  sa  mère 
pleurait  déjà  sa  petite  fille  et  s'attendait  à  la 
voir  rapporter  sans  vie.  Elle  faillit  mourir  de 
joie  quand  celle-ci,  toute  palpitante,  se  préci- 
pita dans  ses  bras.  Où  étais-tu,  maman,  lui 
dit-elle,  et  que  faisais-tu  dans  le  moment  où 
je  suis  tombée  ?  —  J'étais,  ma  fille,  à  genoux 


—  134  — 

devant  l'image  de  la  Sainte-Vierge,  et  je  la 
priais  de  tout  mon  cœur  de  veiller  sur  toi. 

(Ce  récit  fait  également  le  sujet  d'une  poésie  de 
Charles  Viancin.) 


66 

Le  Collier  de  Perles 

(Canton  d'Oman  s} 

A  maison  de  Scey  est  sans  contredit  une 
des  plus  anciennes  maisons  nobles  de  la 
F ranche-Comté.  Elle  a  brillé  d'un  grand 
éclat  à  l'époque  féodale.  C'est  à  l'ombre 
du  donjon  ruiné  de  Scey-en-Varais  que  vit 
encore  dans  la  légende  qu'on  va  lire  le  poétique 
souvenir  de  la  dame  Huberte  et  de  son  collier  de 
perles. 

En  ce  temps-là,  dit  la  tradition,  Pierre  de 
Scey-  en  -  Varais  dut  partir  pour  la  guerre 
sainte.  Huberte,  sa  jeune  épouse,  resta  seule 
au  manoir  avec  son  premier  né,  encore  à  la 
mamelle.  La  séparation,  comme  on  le  peut 
croire,  avait  été  bien  douloureuse.  Pierre,  en 
embrassant  Huberte  pour  la  dernière  fois, 
avait  dit  en  lui-même  :  Dieu  le  veut  ! 

Bientôt,  dans  une  sanglante  bataille  où  il 
lutta  jusqu'au  dernier  péril,  Pierre  de  Scey  est 


-  i35  — 

fait  prisonnier.  Son  vainqueur  impitoyable  le 
fait  jeter  dans  une  prison  humide,  en  exigeant 
pour  sa  rançon  une  somme  exorbitante.  Un 
an  lui  est  accordé  pour  payer  ou  mourir. 

Payer  ?         Le  pauvre  prisonnier  n'y  songe 

même  pas.  Il  se  résigne  à  son  sort  et  écrit  à  sa 
femme  pour  lui  faire  de  suprêmes  et  touchants 
adieux.  Quand  ce  triste  message  arriva  au 
pays,  un  incendie  venait  de  dévorer  le  château 
de  Scey  ;  et,  pour  comble  de  maux,  la  disette 
régnait  dans  la  contrée.  La  dame  de  Scey  se 
trouvait  sans  asile  et  sans  ressources  ;  mais 
son  amour  la  soutint.  «  Si  mon  seigneur  doit 
mourir,  dit-elle,  il  faut  au  moins  que  ce  soit 
près  des  siens.  »  Elle  part  donc  tout  de  même, 
emportant  avec  elle,  dans  ses  bras,  son  cher 
enfantelet.  Guidée  sans  doute  par  la  Sainte 
Vierge,  dont  elle  n'avait  cessé  d'implorer 
l'appui,  elle  arrive,  mais  les  mains  vides.  Aussi 
ne  lui  permet-on  même  pas  de  voir  son  époux. 

Cependant  Pierre  de  Scey  devait  être  mis 
à  mort  le  lendemain.  Dans  ce  péril  extrême, 
la  Vierg-e  apparut  la  nuit  à  sa  protégée.  Elle 
lui  remit  en  souriant  un  collier  à  trois  rangs 
de  perles  d'une  valeur  inestimable.  Gesperles, 
lui  dit  la  Vierge,  ce  sont  les  pleurs  que  vous 
ave%  versés  au  pied  de  mes  autels.  Voilàla 
rançon  trouvée  et  la  délivrance  du  captif 
obtenue.  Il  paraît  même  que  le  vainqueur  se 


-  i36  - 

contenta  de  quelques-unes  des  perles  ;  car  le 
seigneur  de  Scey,  de  retour  dans  ses  domai- 
nes, y  répandit  de  grandes  largesses,  et  lors- 
qu'il déposa  ensuite  dans  l'église  de  l'abbaye 
de  Buillon  (i),  qu'il  avait  réparée  et  enrichie, 
le  merveilleux  collier  renfermé  dans  un  reli- 
quaire, il  n'y  manquait  encore  que  deux  rangs 
de  perles.  Et  le  vieil  abbé  de  Buillon,  mon- 
trant plus  tard  ce  trésor  aux  curieux  visiteurs 
de  son  monastère,  disait  :  Voilà  ce  qui  reste 
des  larmes  de  la  dame  de  Scey. 

(i)  L'abbaye  de  Buillon  était  située  sur  le  territoire  du 
village  de  Chenecey  sur  la  Loue,  canton  de  Quingey, 
au  hameau  qui  porte  encore  ce  nom.  Cette  abbaye  de 
religieux  bernardins,  de  la  filiation  de  Clairvaux,  fut 
fondée  le  7  mars  1 147  par  Buckard,  abbé  de  Balerne, 
et  enrichie  des  libéralités  des  sires  de  Salins  et  de  plu- 
sieurs autres  seigneurs  des  environs.  Les  bâtiments  de 
l'abbaye  de  Buillon  sont  aujourd'hui  convertis  en  éta- 
blissements industriels. 


—  137  — 


67 

Tradition  de  Montgesoye 

(Canton  d'Ornans) 

NE  famille  chevaleresque  des  bords  delà 
||JI^Loue,  qui  a  donné  à  la  Franche-Comté 
^g^f  un  de  ses  plus  anciens  poètes,  Amé  de 
(C)  Montgesoye,  auteur  du  poème  intitulé  : 
Le  Pas  de  la  Mort,  avec  la  devise  suivante  : 
Attends  qu'an  mont  je  sois.  C'était,  disait-on, 
le  dernier  adieu  adressé  à  une  dame  jeune  et 
belle  par  son  chevalier  partant  pour  la  croi- 
sade. Longtemps  la  châtelaine  avait  attendu,, 
maisvainement.  Sonnobleami  était  tombé  sous 
le  glaive  du  Sarrazin.  La  douleur  éprouvée 
par  cette  dame  en  ne  voyant  plus  celui  qu'elle: 
avait  tant  aimé  fut  si  grande,  qu'elle  en  perdit 
la  raison.  Elle  passait,  dit-on,  les  nuits  et  les-, 
jours  sur  la  tour  d'où  elle  avait  vu  pour  la- 
dernière  fois  flotter  la  bannière  de  son  cheva- 
lier ;  et  jusqu'au  moment  où  son  cœur  se- 
brisa,  elle  répéta  en  chantant  surunton  plain- 
tif les  paroles  d'adieu  prononcées  par  son 
bien-aimé.  La  famille  des  Montgesoye  n'existe 
plus  ;  leur  devise  est  oubliée  ;  mais  on  a 
retrouvé,  dans  un  manuscrit  de  la  bibliothè- 


-  i38  - 

que  de  Lille,  dont  une  copie  existe  à  Besan- 
çon, le  poème  d'Amé  ;  et  le  village  construit 
au  pied  de  la  montagne  que  couronnait  le  châ- 
teau, conserve  encore  aujourd'hui  le  nom  de 
Montgesoye  (Mont-je-sois). 
(Album  franc-comtois,  p.  64.) 

68 

Légende  de  Mouthier 

(Canton  d'Oman  s) 
<(  Moustier  sera  maugrè  le  Sarra\in.  » 

u  fond  de  la  vallée  de  la  Loue,  et  non 
loin  de  la  source  curieuse  de  cette  ri- 
vière, on  trouve  le  beau  village  de 
Mouthier,  entouré  de  toutes  parts  de 
rochers  escarpés.  Ce  village  doit,  dit-on,  son 
origine  à  une  abbaye  de  bénédictins  mention- 
née dans  le  partage  des  états  de  Lothaire  en 
'8-jo  et  connue  sous  le  nom  de  Haute-Pierre, 
monasterium  ait  ce  petrœ.  Le  seigneur  de 
Moustier-Haute-Pierre,  qui  possédait  et  pro- 
tégeait cette  abbaye  depuis  sa  fondation,  ré- 
sista vaillamment  aux  incursions  des  Sarra- 
zins  dans  la  vallée  de  la  Loue  au  VIIIe  siècle. 
Ces  barbares,  qui  ravagèrent  tous  les  envi- 


—  139  — 

rons,  ne  purent  s'emparer  du  M  oust  ier- Haute- 
Pierre,  grâce  à  la  valeureuse  défense  du  sei- 
gneur et  de  ses  gens.  Ce  cri  de  guerre  qui 
retentissait  alors  dans  tous  les  échos  du  val  : 
Mo  us  t  ter  sera  mangrè  le  Sarrasin,  est 
devenu  depuis  la  devise  de  la  maison  de 
Moustier,  qui  existe  encore  en  Franche - 
Comté,  après  tant  de  siècles  et  de  révolu- 
tions. 


69 

L'Ecuyer  d'Enfer 

(Canton  d'Ornans) 

|\A  fin  tragique  de  Guillaume  III,  comte 
ijj^  de  Bourgogne,  surnommé  l'Allemand, 
^  est  racontée  diversement.  Albéric  de 
Trois-Fontaines  dit  dans  sa  Chronique 
de  fan  1 190,  qu'étant  à  table  un  jour  de  Pen- 
tecôte, les  diables  l'emportèrent  sur  un  cheval 
noir,  et  que  jamais  on  ne  le  revit.  Hune  co  mi- 
tent dœmones  asportaveruntin  equonigro, 
cum  ad  mensam  sederet,  nec  postea  visus 
est  in  terris. 

La  vie  que  mena  ce  prince  explique  sa  triste 
fin.  Il  ne  ménageait,  paraît-il,  ni  les  clercs  ni 
les  moines,  et  les  dépouillait  sans  pitié.  Nulle 


femme  n'était  à  l'abri  de  ses  poursuites,  et  sa 
fille  elle-même  fut  l'objet  de  son  amour  inces- 
tueux. Celle-ci,  pour  échapper  aux  poursuites 
de  son  père,  prit  la  fuite  et  alla  se  réfugier  à  la 
cour  de  la  reine  de  France.  «  Je  ne  crois  pas 
que  le  diable  ait  emporté  Guillaume,  dit  naï- 
vement Dunod  de  Charnage  dans  son  Histoire 
du  comté  de  Bourgogne.  Je  conjecture  que 
des  vassaux  rebelles,  après  l'avoir  assassiné 
en  secret  dans  la  Bourgogne  transjurane,  pu- 
blièrent que  le  diable  l'avait  emporté,  parce 
qu'il  avait  enlevé  des  biens  à  l'Eglise.  Ainsi 
les  sénateurs  romains  contèrent  au  peuple  que 
le  dieu  Mars  avait  enlevé  Romulus,  qu'ils 
avaient  poignardé. 

Dans  l'ouvrage  de  E.-Ch.  Wuillemin,  qui  a 
pour  titre  :  Sous  le  porche  de  V abbaye,  tra- 
ditions des  comtés  de  Bourgogne  et  de  Neu- 
châtel,  la  fin  de  Guillaume  III  est  racontée  de 
la  manière  suivante,  page  221,  dans  un  chapi- 
tre intitulé  VEcuyer  d'Enfer,  La  scène  se 
passe  au  château  d'Ornans. 

Simon  Sanathiel  était,  en  1 1 1 5 ,  le  plus 
riche  usurier  de  Besançon.  On  le  disait  assez 
riche  pour  pouvoir  acheter  à  l'occasion  toute 
la  Comté  de  Haute-Bourgogne.  On  l'appelait 
aussi  sorcier  et  vendu  au  diable.  Ce  juif  habi- 
tait au  quartier  de  la  barrière  Saint-Quentin. 
Un  samedi  soir,  veille  de  la  Pentecôte,  après 


—  I4I  — 

avoir  escompté,  prêté  et  trafiqué  tout  le  jour., 
il  se  reposait  devant  sa  boutique.  Voilà  qu'un 
grand  écuyer,  qui  n'était  autre  que  Satan,  vint 
à  lui  d'un  air  assuré.  Après  un  colloque  de 
peu  de  durée,  l'usurier  et  le  diable  entrèrent 
dans  la  boutique.  Nul  ne  sait  ce  qu'ils  y  firent; 
mais  quand  le  diable  s'en  alla,  après  un  tiers 
d'heure,  il  remit  au  juif  un  parchemin  en  di- 
sant :  «  Dans  une  heure,  il  frappera  à  votre 
porte  ;  il  sera  vêtu  d'un  simple  pourpoint  de 
futaine,  avec  chaperon  noir.  » 

Simon  resta  seul  et  pensif  en  attendant  la 
visite  annoncée.  Il  disait  par  intervalles  :  Je 
ne  serai  peut-être  pas  seul  damné  !  Satan  a 
résolu  de  m'adjoindre,  pour  l'aller  visiter,, 
notre  puissant  comte  Guillaume  III. 

Comme  le  beffroi  de  Saint- Etienne-du-Mont 
se  mit  à  tinter  le  couvre-feu,  l'usurier  enten- 
dit frapper  à  la  devanture  de  sa  boutique. 

Le  voici,  fit-il,  en  allant  ouvrir.  Et  un  per- 
sonnage vêtu  d'un  simple  pourpoint  de  futaine, 
avec  chaperon  noir,  entra  sans  mot  dire. 

—  Monseigneur  comte,  dit  l'usurier  en  pré- 
sentant un  siège  au  visiteur. 

—  Tu  me  reconnais,  reprit  ce  dernier.  Ton 
or  me  fait  besoin.  Remets-moi  illico  900 
livres  parisis. 

—  Je  possède  en  effet  pareille  somme,  ré- 
pondit l'usurier   avec  hésitation  ;  mais  cet 


—  142  — 

argent  m'a  été  mis  en  dépôt  par  un  écuyer 
pour  Fabbé  de  Cluny. 

—  Prou  de  moi,  dit  le  comte  vivement, 
après  un  instant  de  réflexion  ;  et  que  je  sois 
plutôt  damné  !...  Tes  écus  de  moine,  Sana- 
thiel  ? 

—  Les  voici,  Monseigneur.  Mais  aupara- 
vant, veuillez  mettre  votre  scel  à  ce  parche- 
min, qui  dit  justement  que  c'est  vous  qui  avez 
détourné  900  livres  pari  si  s  du  trésor  de  l'ab- 
baye de  Cluny,  et  que  dans  un  an,  à  pareil 
jour  et  heure  (minuit),  vous  faites  promesse 
de  les  restituer  à  la  requête  du  prédit  écuyer, 
lequel  vous  viendra  quérir  à  cet  effet. 

Le  comte  scella  le  parchemin,  prit  l'or  et 
partit. 

L'abbé  de  Cluny,  apprenant  à  quelque  temps 
de  là  le  méfait  de  Guillaume,  allait  disant  :  Le 
misérable  !  il  a  vendu  son  âme  au  démon.  Je 
lui  prédis  sous  peu  une  triste  fin... 

L'année  suivante,  à  la  veille  de  la  Pente- 
côte, Guillaume  III  donnait  une  fête  brillante 
dans  son  cas  tel  d'Ornans.  Ce  n'étaient  que 
jeux,  festins,  danses  et  chansons.  La  nuit 
déjà  s'avançait  et  nul  n'avait  pris  garde  à  la 
fuite  du  temps. 

Voilà  que  tout  à  coup,  à  minuit,  la  grande 
porte  de  la  salle  s'ouvrit  à  deux  battants,  et 
qu'un  écuyer  apparut  sur  le  seuil,  tenant  la 


—  *43  — 

bride  d'un  cheval  noir  comme  lui,  sur  lequel 
se  trouvait  enfourché  Simon  Sanathiel,  l'usu- 
rier, immobile  et  pâle  comme  un  mort. 
•  —  Monseig-neur  Comte,  dit  VEcuyer  d'En- 
fer, car  c'était  lui,  il  y  a  un  an,  à  pareil  jour, 
à  pareille  heure,  vous  êtes  venu  chez  ce 
juif... 

—  Eh,  que  voulez-vous,  sire  écuyer  ? 

—        Que  vous  ne  soyez  pas  foi-mentie, 

Monseigneur  ;  et,  pour  ce,  voici  un  destrier 
qui  vous  mènera  à  son  logis,  où  nous  régle- 
rons compte.  Ce  disant,  l'écuyer  saisit  le  bras 
de  Guillaume  d'une  si  forte  étreinte  qu'il  le 
fit  craquer,  et  le  jeta  sur  le  destrier  où  déjà 
était  le  juif.  Puis,  s'enfourchant  lui-même,  il 
s'accroupit  sur  les  deux  damnés  et  disparut 
aussitôt,  ne  laissant  dans  la  salle  qu'une 
odeur  de  bitume  et  de  soufre. 

Il  faut,  pour  la  commodité  du  lecteur,  rap- 
procher de  cette  version  celle  donnée  par 
Dusillet,  dans  le  Château  de  Frédéric  Bar- 
berousse,  page  129,  où  cet  élégant  conteur  a 
brodé  davantage  encore  sur  le  fond  de  la  tra- 
dition primitive  contenue  tout  entière  dans  le 
texte  d'Albéric. 

Guillaume  ne  ménageait  ni  les  clercs  ni  les 
moines,  et  les  dépouillait  sans  vergogne  ;  il 
fallait  le  flatter  pour  avoir  part  à  ses  larges- 
ses. Un  jour  même  que  des  pèlerins  de  Terre- 


—  i44  — 

Sainte  le  conjuraient  à  mains  jointes  de  les 
aider  à  racheter  leur  roi  captif  (Baudoin  II,  roi 
de  Jérusalem,  qui  fut  sept  ans  prisonnier  chez 
les  Sarrazins),  il  n'eut  pas  honte  de  leur  donner 
une  maille,  monnaie  qui  valait  la  moitié  du 
denier  tournois,  et  d'en  rire  et  gaber  avec  les 
bouffons  de  sa  cour.  Nulle  femme  n'était  à 
l'abri  de  ses  poursuites,  et  sa  fille  elle-même 
fut  l'objet  d'un  amour  incestueux.  Elle  ne 
céda  point  à  d'infâmes  désirs  et  s'enfuit  à 
Paris,  à  la  cour  de  Louis  VII,  qui  la  confia 
aux  soins  de  la  reine.  Longtemps  après,  quand 
la  fille  de  Guillaume  revint  à  Dole  voir  son 
père,  il  lui  parut  maigre  et  vieilli  ;  sa  taille 
s'était  courbée  et  ses  cheveux  étaient  déjà 
mêlés  et  rares  :  il  portait  sur  le  front  la  trace 
d'un  grand  souci.  Il  était  devenu  cruel,  et  plu- 
sieurs de  ses  barons  avaient  été  victimes  de 
se  politique  sanguinaire.  Après  qu'il  eut  saisi 
une  partie  de  la  chevance  de  l'abbaye  de 
Cluny,  le  prieur,  moine  outrecuidé  et  brutal, 
se  rendit  à  Dole  pour  réclamer  contre  cette 
injustice.  Son  zèle  s'aigrissant  outre  mesure, 
il  traita  le  comte  de  Maure,  de  chevalier  à  la 
proie  et  de  païen  pire  qu'Attila.  Guillaume, 
furieux,  lui  arracha  la  barbe  et  le  fit  pendre 
entre  deux  chiens,  comme  on  pendait  alors  les 
juifs.  A  cette  nouvelle,  Pierre-le-Vénérable, 
abbé  de  Cluny,  maudit  sept  fois  le  meurtrier 


—  145  — 

du  prieur  ;  et  Guillaume,  à  compter  de  ce  jour, 
redoubla  d'impiété  et  de  malice.  Il  jeta  dans  le 
feu  un  reliquaire  et  voulut  même  brûler  la 
châsse  de  Saint-Claude  que  les  moines  eurent 
à  peine  le  temps  de  cacher. 

La  mesure  était  comble  enfin,  et  le  jour  de 
l'éternelle  justice  allait  luire.  Guillaume,  un 
lendemain  de  Pentecôte,  célébrait,  par  déri- 
sion, la  fête  des  Fous  ;  car  il  s'était  formé  à 
Dole  une  société  présidée  par  un  père  Fol,  à 
l'instar  de  celle  de  Dijon,  qui  était  présidée 
par  une  mère  Folle.  Le  festin  fut  joyeux  et 
splendide  ;  les  ménestrels,  les  jongleurs  et  les 
bouffons  excitaient  par  des  chants  obscènes  la 
fougue  des  convives,  qu'un  ramas  de  courti- 
sanes enivraient  d'infâmes  caresses.  Le  comte, 
que  le  démon  poussait  vers  l'abîme,  voulut 
boire  dans  un  calice  volé  à  l'abbé  de  Cherlieu  ; 
mais  ses  lèvres  eurent  à  peine  touché  le  calice, 
que  le  vin  s'évanouit  en  flamme  légère.  On 
remplit  deux  fois  le  saint  vase,  et  le  vin  s'éva- 
pora deux  fois.  On  vint  au  même  instant  an- 
noncer à  Guillaume  qu'un  moine  de  Cluny  lui 
amenait,  de  la  part  de  l'abbé,  un  palefroi  ma- 
gnifique en  signe  de  réconciliation  et  de  vas- 
selage.  Le  comte  se  leva  de  table,  suivi  de 
ses  barons  et  de  ses  livrées,  pour  aller  voir  ce 
destrier,  qui  était  en  effet  d'une  beauté  rare, 
tout  sellé,  bridé,  l'œil  vif,  la  croupe  arrondie 


— •  146  — 

et  le  poil  lisse  d'un  noir  de  jais.  Guillaume 
s'empressa  de  monter  ce  merveilleux  cheval, 
dont  la  docilité,  la  grâce,  la  souplesse  et  l'al- 
lure charmaient  tous  les  écuyers  ;  il  tournait, 
galopait,  faisait  mille  passes,  sautait  à  quar- 
tier, plein  d'adresse  et  de  feu,  et  plus  léger 
qu'un  coursier  arabe  dan  s  le  désert.  Les  barons 
battaient  des  mains  et  la  foule  trépignait  de 
plaisir. 

Tout  à  coup  le  noir  destrier  demeure  immo- 
bile, son  poil  se  hérisse  et  ses  naseaux  jettent 
des  flammes  ;  deux  chiens  qui  l'accompa- 
gnaient se  prirent  à  hurler,  et  le  moine  secoua 
son  capuchon  d'où  jaillirent  des  milliers  d'é- 
tincelles, —  Guillaume  semblait  anéanti  ;  un 
pouvoir  surnaturel  accablait  aussi  les  assis- 
tants. —  Qu'on  m'ôte  d'ici,  s'écria  Guillaume, 
mais  personne  n'osa  bouger.  Guillaume  sem- 
blait cloué  à  la  selle  de  son  chevaL  —  Comte 
suprême  de  Bourgogne  !  dit  le  moine,  ne  sens- 
tu  pas  que  ton  coursier  s'arrête  ?  Va  donc 
rejoindre  tes  convives  :  tes  tables  sont  encore 
dressées  et  tu  n'as  pas  épuisé  la  coupe  du  fes- 
tin. —  Je  brûle,  répondit  Guillaume  ;  de  l'eau, 
un  peu  d'eau  par  pitié  !  Le  moine  alors  tira  de 
son  sein  un  calice,  celui-là  même  que  Guil- 
laume avait  profané  ;  il  le  présenta  au  comte 
qui  avait  perdu  l'usage  de  ses  mains.  —  C'est 
du  sang  !  murmura  Guillaume.  — ■  C'est  celui 


-  i47  — 

que  tu  as  versé,  répliqua  le  moine  ;  c'est  le 
mien  !  une  goutte  du  sang  de  chacune  de  tes 
victimes  a  suffi  pour  remplir  ce  sacré  calice  à 
pleins  bords.  Bois  donc,  superbe  châtelain,  ton 
nouvel  échanson  t'invite  à  boire;  cette  liqueur- 
ci  ne  coûte  rien  ;  elle  ne  coûte  pas  même  la 
maille  que  tu  jetas  aux  pèlerins  de  Terre- 
Sainte. 

Le  comte  essayait  en  vain  d'articuler  des 
paroles...  Le  moine  leva  lentement  son 
capuce,  et  l'on  vit,  spectacle  affreux  î  le  spec- 
tre du  prieur  de  Clun}^  pendu  naguère.  — 
Regarde-moi,  continua  le  moine  d'une  voix 
terrible  ;  regarde  ces  deux  chiens,  ils  sont 
aussi  chargés  de  te  punir.  Les  chiens  se  préci- 
pitèrent sur  le  comte  et  se  cramponnèrent  à 
ses  flancs  qu'ils  déchiraient  avec  rage.  —  Vois 
mon  cœur,  continua  le  moine,  vois  ce  feu  qui 
le  brûle  et  qui  ne  le  consumera  jamais  !  Je 
suis  damné...  damné  par  toi,  car  j'étais  en  état 
de  péché  mortel  à  l'heure  de  mon  supplice. 
Viens,  Guillaume,  partager  le  sort  des  ré- 
prouvés. 

Il  s'élance  à  ses  mots  derrière  le  comte,  sur 
la  coupe  du  destrier  et  dit  :  Va  !...  L'affreux 
coursier  déploie  aussitôt  des  ailes  de  chauve- 
souris  plus  large  que  les  voiles  d'un  navire, 
s'élève  et  disparaît  à  travers  un  nuage  de 
flamme  et  de  fumée. 


Le  Puits  de  Château-Vieux 

(Canton  d'Oman  s) 

E  Château-Vieux  est  assis  sur  un  rocher 
escarpé  à  l'ouest  de  Vuillafans.  Son 
enceinte  est  remarquable  par  sa  vaste 
étendue,  par  la  hauteur  considérable  de 
ses  murs  dont  il  reste  encore  des  pans  intacts, 
et  par  la  profondeur  de  ses  fossés  creusés  dans 
le  roc,  du  côté  accessible,  de  l'est  au  sud.  Les 
murailles  avaient  1 5  mètres  de  hauteur  et  for- 
maient un  vaste  rectangle  flanqué  de  tours 
crénelées  aux  quatre  angles.  L'aspect  en  était 
imposant.  Il  n'y  avait  qu'une  seule  porte  don- 
nant à  l'extérieur,  dont  l'entrée  était  défendue 
par  un  pont-levis.  En  passant  cette  porte,  on 
entrait  dans  une  espèce  de  casemate,  au  bout 
de  laquelle  une  seconde  porte  donnait  accès  à 
un  espace  contenant  une  petite  bourgade  de 
40  ménages  environ.  Après  avoir  traversé 
cette  peuplade,  on  trouvait  un  portique  en 
pierre  de  taille,  fermé  par  une  grille  de  fer  qui 
interceptait  toute  communication  avec  le  don- 
jon. Au-delà  de  ce  portique,  il  existait  une 
grande  cour  à  l'extrémité  de  laquelle  on  voyait 


—  149  — 

une  galerie  portée  par  six  colonnes  ou  pierres 
polies  formant  la  façade  d'une  vaste  salle 
d'honneur.  Il  y  avait  des  bains  dans  cette 
partie  du  château,  et  une  chapelle,  dont  le  pavé 
^n  pierres  polies  de  diverses  couleurs  dispo- 
sées symétriquement,  était  d'un  aspect  fort 
agréable.  Le  bâtiment  réservé  pour  l'habita- 
tion du  châtelain  était  un  carré  long  orné  de 
tourelles,  dans  Tune  desquelles  se  trouvait  un 
très  bel  escalier  en  viorbe.  D'immenses  sou^- 
terrains  avaient  été  pratiqués  sous  ce  château, 
pour  servir  d'asile  aux  habitants  delà  seigneu- 
rie en  temps  de  guerre. 

On  croit  que  ce  château  fut  érigé  vers  le  IX* 
siècle  par  les  seigneurs  de  Montgesoye.  Les 
habitants  de  Mouthier  et  de  Haute-Pierre  y 
avaient  droit  de  retraite. 

Cette  forteresse  fut  assiégée  et  prise  par 
Louis  XL  Ferdinand  de  Rye,  archevêque  de 
Besançon,  ayant  acheté  la  terre  de  Château- 
Vieux  en  1620,  fit  rétablir  le  château  et  en 
augmenta  les  fortifications.  Un  incendie  le 
détruisit  en  1807.  Sic  transit gloria  mundi. 

Le  Château- Vieux  n'est  plus  aujourd'hui 
qu'un  amas  de  débris.  A  l'exception  de  quel- 
ques maisons  de  vignerons  encore  subsistan- 
tes, le  reste  de  l'emplacement  du  château  ne 
présente  plus  aux  regards  du  visiteur  que  le 
tableau  d'une  destruction  complète. 

10 


—  i5o  - 

On  dit  que  parmi  les  ruines  du  Château- 
Vieux  il  existe  encore  un  puits  taillé  dans  le 
roc  à  une  immense  profondeur.  Une  tradition 
locale  ajoute  même  que,  dans  le  silence  de  la 
nuit,  on  entend  parfois  lutiner  les  malins  es- 
prits qui  s'y  sont  réfugiés  après  la  destruction 
du  château,  et  qu'ils  font  aujourd'hui  de  vains 
efforts  pour  se  dégager  des  décombres  qu'on  a 
jetés  sur  eux,  et  sous  lesquels  ils  se  trouvent 
comme  emprisonnés. 


71 

La  Fête  populaire  de  Château -Vieux 

(Canton  d'Ornans) 

/^^^/  ALGRÉ  l'état  de  ruine  et  de  désolation 
u)l I  W\  °k  se  trouve  'l  présent  le  manoir  de 
Châteaux-Vieux,  près  de  Vuillafans, 
cçy     une  fête  annuelle,  échappée  comme 
par  miracle  à  de  nombreuses  révolutions,  est 
parvenue  jusqu'à  nous,  enveloppée  de  cette 
devise  :  «  Le  plaisir  est  de  tous  les  temps.  » 
Elle  rappelle  une  fête  instituée  par  la  féoda- 
lité dans  les  siècles  reculés.  Ce  qu'elle  est  en- 
core, de  nos  jours,  comparativement  aux  au- 
tres fêtes  de  village,  permet  de  comprendre  ce 
qu'elle  fut  autrefois,  dans  les  beaux  jours  du 
castel. 


—  I51  ~ 

Chaque  année,  le  quatrième  jour  après  Pâ- 
ques, les  populations  des  campagnes  voisines 
se  mettent  en  route  de  bon  matin,  pour  arri- 
ver à  l'antique  rendez-vous.  Des  jeux  de  lote-? 
rie,  des  tables  couvertes  de  rafraîchissements, 
des  boutiques  ambulantes  et  très  souvent  des 
comédiens,  occupent  les  principales  avenues 
du  château.  Des  ménétriers  font  danser  la  jeu- 
nesse, quelquefois  le  citadin  avec  la  villa- 
geoise, le  riche  avec  le  pauvre,  les  vieux  avec 
les  jeunes.  Tous  les  rangs  sont  confondus 
dans  cette  fête  de  famille,  qui  se  termine  d'or- 
dinaire par  un  feu  d'artifice. 

{Annuaire  du  Doubs). 

72 

Le  Moine  de  Mouthier 

(Canton  (TOrnans) 

N  face  du  village  de  Mouthier,  dans  la 
vallée  de  la  Loue,  il  existe  une  aiguille 
de  rocher  qu'on  aperçoit  au  loin  de  plu- 
sieurs points  de  la  vallée  et  qu'on  appelle 
la  statue  du  Moine.  Ce  prétendu  moine  était, 
dit  la  tradition  populaire,  un  insigne  larron, 
qui  avait  pris  un  froc  pour  se  déguiser.  Dieu 
résolut  enfin  de  le  punir.  Le  Moine,  qui  en- 


tendit  gronder  le  tonnerre,  eut  peur  et  se  mit 
à  genoux.  Il  fut  foudroyé  dans  cette  posture. 

73 

La  Vouivre  de  Mouthier-Haute-Pïerre 

(Canton  d'Oman  s  ) 

É)E  mythe  de  la  Vouivre,  qui  est  spécial  à 
;  la  F r a n c h e - C o m t é ,  existe,  entre  autres 
o°Wp  lieuxi  dans  la  vallée  de  la  Loue  et  parti- 
^  culièrement  à  Mouthier-Haute-Pierre. 
On  raconte  à  Mouthier  que  la  Vouivre  est 
un  serpent  volant  qui  ne  voit  clair  que  d'un 
œil  ;  encore  cet  œil  ne  tient-il  presque  pas  à 
sa  tête  :  c'est  une  boule  aussi  brillante  qu'une 
étoile,  qui  s'appelle  une  escarboucle  et  qui  va 
devant  la  bête  comme  une  lanterne.  Elle  donne 
une  si  grande  lumière  que  le  serpent  lui-même 
semble  être  tout  en  feu  ;  et  quand  il  vole  du 
mont  dy  Atliose  au  rocher  du  Moine,  et  du 
Puits  de  V Ermite  à  la  Chaudière  d'enfer, 
on  croit  voir  un  éclair.  La  Vouivre  habite, 
dit-on,  le  fond  des  Combes  de  Non  ailles. 
Lorsqu'elle  se  baigne  dans  la  Loue,  elle  dé- 
pose son  escarboucle  sur  le  gazon  du  rivage, 
et  celui-là  serait  assez  riche  qui  pourrait  la  lui 
ravir  dans  ce  moment.  Les  romanciers  et  les 


—  153  ~ 

poètes  de  notre  province  se  sont  beaucoup- 
exercés  déjà  sur  le  mythe  de  la  Vouivre. 


74 

Légende  de   Saint  Gengoul 
ou  de  la  Péteuse 

(Montgesoie,  canton  d'Ornans) 

A  la  Saint  Gengoul, 
Sonne  ton  chenevè,  t'en  air  ai  prou,. 

(proverbe  COMTOIS.) 

jfm^'ENGOU  ou  Gengoul,  Gengulf  ou  golff, 
martyr,  naquit  en  Bourgogne  (VIIIe' 
^3  siècle)  ;  il  porta  les  armes  sous  Pépin- 
^   le-Bref.  C'était  un  chevalier  chaste  et 
vertueux.  Il  fut  poignardé,  d'autres  disent  em- 
poisonné, par  l'amant  de  sa  femme.  Plusieurs 
villages  de  Franche-Comté  possèdent  encore 
quelques-unes  de  ses  reliques. 

Saint  Gengoul  est  particulièrement  vénéré 
à  Montgesoie  comme  le  protecteur  des  fon- 
tanes  et  le  vengeur  de  la  foi  conjugale.  On  lit 
en  effet  dans  la  légende  de  Saint  Gengulphe 
que  peu  de  jours  après  sa  mort,  on  vint  dire  à 
sa  veuve  que  le  corps  du  bienheureux  faisait 


—  154  — 

des  miracles.  «  Jour  de  Dieu  !  Il  fait  des  mira- 
cles comme  je  pète  »,  répondit  la  dame  mal 
élevée.  Dieu,  pour  la  punir  de  ces  infâmes 
paroles,  lui  envoya  une  infirmité  cruelle.  La 
pauvre  femme  ne  pouvait  plus  parler  qu'elle 
ne  pétât.  Chassée  du  monde  comme  une  pé- 
teuse, elle  fut  contrainte  de  se  retirer  dans  un 
cloître  où  elle  espérait  trouver  des  gens  qui 
auraient  l'oreille  moins  fine  et  le  nez  moins 
délicat. 

(Hyexne.  Kxcursion  de  Besançon  àOrnans,  p.  28.) 


75 

Le  Puits  de  la  Belle-Louise 

(Canton  de  Quingey) 

«  Dans  la  ville  de  Montrond 

«  En  Bourgogne 
«  Il  y  avait  une  fille  à  marier,  » 

{Ancienne  complainte,) 

«  Tout  est  mort,  excepté  la  Rêverie  assise 
«  Qui  veille  auprès  du  Puits  de  la  Belle-Louise.  » 

(Saint-Juan.) 

ntre  Mérey  et  Montrond,  il  existe  une 
excavation  profonde,  appelée  le  Puits 
de  la  Belle-Louise.  Ce  nom  lui  vient 
d'une  aventure  tragique  dont  on  a  con- 
servé le  souvenir  dans  le  pays,  et  qui  serait  ar- 
rivée à  une  époque  inconnue. 

Une  belle  jeune  fille  du  village  de  Mont- 
rond, appelée  Louise,  ou  plus  communément 
la  Belle-Louise,  avait  promis  sa  foi  à  un 
jeune  homme  pauvre  comme  elle,  qui  depuis 
longtemps  la  recherchait  en  mariage.  Malgré 
le  serment  qu'elle  avait  fait  à  son  fiancé  de 
n'épouser  jamais  que  lui,  elle  consentit  à  don- 


-  i56  - 

ner  sa  main  à  un  riche  vieillard,  tandis  que 
son  pauvre  fiancé  était  retenu  prisonnier  dans 
une  contrée  lointaine.  Voilà  que  le  soir  des 
noces,  au  moment  où  la  Belle-Louise,  qui  de 
bergère  était  devenue  baronne,  allait  franchir 
le  seuil  de  la  chambre  nuptiale,  elle  se  sent 
arrêter  par  un  bras  vigoureux  qui  rentrai  ne 
au  dehors,  et  qui  l'emporte  en  un  clin-d'œil 
sur  un  coursier  rapide.  En  vain  elle  crie  ;  en 
vain  son  vieil  époux  et  ses  gens  veulent  courir 
à  son  secours.  Le  démon  qui  l'emporte  la  pré- 
cipite pour  la  punir  de  son  parjure  dans  l'abî- 
me sans  fond  que  l'on  a  appelé  dès  lors  le 
Puits  de  la  Belle-Louise.  Le  lendemain,  les 
gens  du  vieux  baron,  qui  cherchaient  encore 
l'infortunée,  suivirent  dans  la  neige  les  pas  du 
coursier  infernal  qui  l'avait  emportée.  Au 
bord  de  l'abime  où  tout  avait  disparu,  on  ne 
retrouva  qu'un  débris  de  la  parure  qui  avait 
orné  le  cou  de  la  Belle-Louise. 

(Album  franc-comtois,  p.  211,  poésie  de  Saint-Juan. 
On  trouve  dans  Grimm,  tome  I,  page  340,  un  récit  ana- 
logue à  cette  légende.) 


76 


La  glorieuse  postérité  de  Guillaume- 
le-Grand, 
troisième  Comte  de  Franche-Comté 

(Canton  de  Quingey) 

tiennette  de  Vienne  et  son  mari  Guil- 
laume-le-Grand,  troisième  comte  de 
Bourgogne,  se  promenaient  un  jour  dans 
Q^J  les  jardins  de  leur  villa  de  Quingey. 
Leurs  jeunes  fils  jouaient  autour  d'eux.  Re- 
naud, l'aîné,  qui  était  déjà  fort,  essaya  de 
ceindre  l'épée  de  son  père  ;  mais,  n'ayant 
pu  en  venir  à  bout  à  cause  de  la  longueur  de 
cette  arme,  qui  n'était  pas  proportionnée  à  sa 
taille  enfantine,  il  la  rejeta  loin  de  lui,  non 
sans  humeur,  en  disant  :  «  Ce  sera  pour  l'an- 
née prochaine,  quand  je  serai  plus  grand.  »  — 
«  Et  toi,  Tête-Hardie,  dit  le  comte  en  s'adres- 
sant  à  Etienne,  le  second  de  ses  fils,  ne  veux- 
tu  pas  à  ton  tour  essayer  de  mettre  ma  bonne 
épée  ?  »  L'enfant  répondit  avec  beaucoup  plus 
de  sang-froid  qu'ont  eût  pu  en  attendre  de  son 
âge: 

«  Père,  à  celui  seul  qui  doit  après  toi  porter 
ta  bonne  épée,  est  permis  d'y  toucher.  » 


Alors  arriva  Raymond,  le  troisième  fils  de 
Guillaume,  traînant  avec  des  cris  de  joie  un 
long  serpent  qu'il  venait  de  tuer  sur  les  bords 
de  la  Loue,  rivière  qui  coulait  au  bout  du 
jardin.  Etiennette  de  Vienne,  sa  mère,  devint 
toute  pâle  à  la  vue  du  reptile  ;  mais  Raymond, 
courant  aussitôt  vers  la  comtesse,  la  rassura 
en  ces  termes  : 

«  N'aie  pas  peur,  petite  mère,  ce  serpent,  je 
l'ai  tué  à  coups  de  pierres,  parce  qu'il  refusait 
de  me  céder  une  place  où  j'avais  envie  de 
jouer.  » 

Guillaume-le-Grand,  admirant  l'audace  de 
son  enfant,  dit  :  «  En  vérité,  si  la  terre  lui 
manque  en  Bourgogne,  Raymond  saura  bien 
en  conquérir  ailleurs.  » 

Cependant,  Hugues,  le  plus  jeune  des 
princes,  âgé  de  quatre  ans,  se  promenait  gra- 
vement dans  une  allée,  appuyé  sur  un  bâton, 
à  la  manière  des  prélats  sur  leur  crosse,  et 
chantant  comme  un  chanoine  à  la  procession. 

«  Que  fais- tu  là?  »  lui  dit  son  père. 

«  Je  fais  l'évêque,  »  répondit  l'enfant. 

Alors  Guillaume,  plein  de  joie,  embrassa 
ses  quatre  fils  et  dit  à  la  comtesse  :  «  Je  re- 
mercie Dieu  de  ce  que  tu  m'as  donné  de  tels 
enfants.  »  Mais  la  comtesse,  qui  était  alors 
enceinte,  répondit  :  «  Cher  époux,  sache  que 
de  ces  quatre  fils  dont  tu  te  glorifies,  les  deux 


—  i59  ~ 

premiers  seront  d'illustres  comtes  ;  du  troi- 
sième, guerrier  fameux,  sortira  une  longue 
suite  de  rois,  et  le  quatrième  portera  la  mitre 
d'archevêque.  Tous  seront  les  champions  de 
la  sainte  Eglise  et  mourront  pour  la  défense 
de  la  Croix,  sur  la  terre  des  infidèles.  Mais 
quelque  grande  que  soit  la  gloire  de  ces  quatre 
héros,  elle  n'approchera  point  de  celle  de  l'en- 
fant que  je  porte  en  ce  moment  dans  mon 
sein. 

Et  comme  le  comte  Guillaume  demandait  à 
son  épouse  l'explication  de  ses  paroles,  la 
princesse  ajouta  :  «  Apprends  donc  que  cette 
nuit,  pendant  que  je  dormais  à  tes  côtés,  j'eus 
un  songe.  Il  me  semblait  que  la  lune  descen- 
dait du  ciel  et  venait  reposer  sur  mon  giron  : 
ce  qui  signifie  que  le  fils  auquel  je  donnerai  le 
jour  deviendra  pape  et  sera  le  soutien  de  la 
sainte  Eglise.  » 

La  prédiction  de  la  comtesse  touchant  ses 
cinq  fils  s'accomplit  exactement.  Renaud  et 
Etienne,  surnommé  Tête-Hardie,  furent  suc- 
cessivement comtes  de  Bourgogne  et  mouru- 
rent en  Palestine,  lors  des  premières  croisades. 
Raymond  vainquit  les  Sarrazins  d'Espagne 
et  fonda  l'illustre  maison  royale  de  Castille. 
Hugues,  l'un  des  archevêques  les  plus  célèbres 
de  Besançon,  alla,  comme  ses  deux  frères, 
mourir  sur  la  terre  sainte.  Quant  à  Guy,  le 


—  i6o  — - 

plus  jeune  et  le  plus  glorieux  des  cinq  frères, 
il  fut  d'abord  archevêque  de  Vienne  et  ensuite 
élu  pape,  sous  le  nom  de  Calixte  II. 
(Guyornaud,  Album  franc-comtois,  p.  229.) 


77 

Le  Prieuré  de  Saint-Renobert 

(Canton  de  Quingey) 

fp u  IXe  siècle,  les  Normands,  qui  avaient 
^  envahi  la  France,  dévastaient  les  mo- 
nastères et  les  églises.  Les  religieux 
étaient  obligés  de  s'enfuir  dans  de 
lointaines  contrées.  Ceux  qui,  entre  Dieppe  et 
Rouen,  gardaient  les  reliques  de  saint  Reno- 
bert,  évèque  de  Baveux,  se  sauvèrent,  comme 
plusieurs  autres,  jusque  dans  la  Haute-Bour- 
gogne. On  dit  qu'ils  s'arrêtèrent  quelque 
temps  dans  le  monastère  de  Baume-les-Moines, 
et  que,  de  là,  ils  vinrent  près  de  Quingey  où 
ils  obtinrent  une  concession  de  terrain  près 
d'un  petit  ruisseau  qui  se  jette  dans  la  Loue. 
Ils  bâtirent  dans  ce  lieu  une  petite  chapelle  et 
plus  tard  une  église  assez  vaste,  avec  un  mo- 
nastère qui  dépendait  de  Baume-les-Moines 
sous  le  nom  de  Prieuré  de  Saint-Renobert. 
C'est  là  que  fut  déposée  une  partie  notable  des 


—  i6i  — 

reliques  du  saint  évêque,  et  qu'il  manifesta  sa 
protection  non-seulement  en  guérissant  les 
hommes  des  maux  corporels  et  spirituels,  mais 
encore  en  éloignant  les  maladies  qui  affligent 
les  troupeaux.  Sanctus  episcopus,  est-il  dit 
dans  les  leçons  de  l'ancien  bréviaire  de  Baume- 
les-Moines,  non  hominis  tantum  sanandis 
animis  atque  corporibus,  sed  etiam  depel- 
lendis  pçcudum  morbis,  se  benignissimum 
prœstat.  Ces  reliques  miraculeuses  étaient 
exposées  dans  une  châsse  de  pierre  sur  l'autel 
de  l'église  du  prieuré,  et  la  fête  de  leur  tran- 
slation en  Franche-Comté  se  célèbre  encore 
aujourd'hui  le  24  octobre. 

Saint  Renobert  est  encore  spécialement  vé- 
néré à  Quingey,  quoiqu'il  ne  soit  pas  le  patron 
de  cette  paroisse.  Lorsque  l'église  du  prieuré 
eut  été  supprimée  pendant  la  révolution,  les 
reliques  du  saint  évêque  furent  transportées 
dans  l'église  paroissiale.  Cet  édifice  fut  lui- 
même  détruit  plus  tard,  et  les  reliques  dispa- 
rurent. Il  ne  reste  plus  que  la  châsse  où  elles 
étaient  renfermées. 

•(Vie  de  saint  Renobert,  Saints  de  Franche-Comté. 


—  IÔ2  — 


78 

Le  Tombeau  de  Barbe  de  Semur,  a  Fourg 

(Canton  de  Quingey) 

peu  près  au  centre  du  village  de  Fourg, 
il  existe  un  étang  près  duquel  on 
remarque  les  ruines  d'un  château  qui 
paraît  avoir  été  érigé  par  un  duc  de 
Bourgogne.  Ce  château  était  entouré  de  fossés. 
On  arrivait  à  la  porte  d'entrée  flanquée  de 
deux  tours  par  un  pont  à  deux  arcades,  coupé 
par  un  pont-levis.  Ce  lieu  était  donc  une 
maison  forte  ;  mais  les  chroniques  ne  disent 
point  qu'il  ait  été  attaqué  ni  qu'il  se  soit 
trouvé  dans  la  nécessité  de  se  mettre  en  état 
de  défense.  Les  deux  tours  existaient  encore 
en  1 790  et  furent  renversées  à  cette  époque 
comme  des  monuments  de  la  féodalité. 

La  chapelle  de  ce  château  renfermait  le 
tombeau  de  Barbe  de  Semur  ;  on  voyait  sur 
une  pierre  longue  la  figure  en  bas-relief  de 
cette  noble  dame,  et,  au  pied  de  la  figure,  on 
lisait  cette  épitaphe  touchante  : 

«  Si  tu  t'enquiers,  viateur,  quelle  dame 
«  Repose  ici  et  gist  sous  ceste  lame, 


—  i63  — 

«  Tu  trouveras  dedans  noblesse  enclose. 

«  Virginité  et  de  vertu  la  rose  ; 

«  Vingt  ung  ans  rendirent  le  corps  meur 

«  Bel  et  parfait  de  Barbe  de  Semeur, 

«  Et  en  ce  temps  mort  lurent  cet  outraige, 

«  Qu'elle  l'a  print  à  la  fleur  de  son  aige. 

«  Du  Pont-de-Vaux,  la  comtesse  sa  sœur 

«  A  fait  du  corps  ce  tombeau  possesseur, 

«  Qui  décéda  en  janvier  le  vingtième, 

«  L'an  quinze  cent  et  quarante  deuxième.  » 


79 

Histoire  de  l'Amant  noyé 

(Canton  de  Quingey) 

}A  Loue  formait  jadis  un  lac  étroit  entre 
deux  longues  chaînes  de  rochers.  Il  ne 
^  reste  aucun  vestige  de  la  digue  qui  rete- 
nait  les  eaux  de  ce  lac,  vu  que  les  flots 
en  ont  roulé  les  débris  dans  le  Doubs.  Au  reste, 
tous  les  habitants  des  rives  de  la  Loue  content, 
chacun  à  sa  manière,  Vhistoire  de  V amant 
noyé. 

Saint-Bernard  avait  fondé  le  moutier  d'Ou- 
nans  sur  les  ruines  d'une  chapelle  votive  dé- 
diée à  la  mémoire  d'un  damoisel  victime  d'un 
imprudent  amour. 


■ —  164  — 

Le  vénérable  H  il  aire,  archevêque  de  Besan- 
çon, nous  a  conservé  cette  histoire. 

«  Cinq  à  six  siècles  en  ça,  vivait  à  Clair- 
Vent  un  riche  homme  de  Bourgogne,  qui  joi- 
gnait la  déplaisance  à  la  fierté.  Les  tourelles 
de  son  château  se  miraient  dans  le  lac  de  la 
Loue,  Il  avait  une  fille  belle  à  ravir,  et  qui 
n'était  pourtant  mie  glorieuse.  Cette  jolie  pu- 
celle  aimait  un  gent  ménestreux  de  Montba- 
rey  ;  mais  Rainfroi,  dur  et  chiche,  ne  voulait 
pas  qu'elle  épousât  le  pauvre  Philippe,  et  la 
vive  Alicette  fut  mise  en  étroite  prison,  mal- 
gré ses  pleurs.  Philippe  alors  creusa  un  chêne 
à  l'aide  du  feu,  et  quand  la  lune  était  à  son 
décours,  il  traversait  le  lac,  guidé  par  un  fanal 
qu'allumait  la  nourrice  d' Alicette.  Il  baisait  la 
main  de  sa  mie  à  travers  les  barreaux  de  la 
tour  et  revenait  content  de  sa  soirée.  Mais  sa 
boursette  s'épuisa  bien  vite  à  payer  la  nour- 
rice avaricieuse.  La  maudite  goyne  souffla  une 
nuit  son  cierge,  et  le  canot  mal  dirigé  dévala 
tout  à  fond.  Philippe  se  noya  tristement.  Peu 
de  jours  après  Rainfroi  passa  lui-même  de  vie 
à  trépas,  et  sa  fille  libre  enfin  j ura  de  retrouver 
son  amant  mort  ou  vif.  Elle  fit  rompre  à  Par- 
recey  la  digue  qui  retenait  les  eaux  du  lac,  et 
Ton  retrouva  en  effet  à  Chissey,  où  il  avait 
chust,  Philippe  déjà  tout  défiguré. 

«  Alicette  garda  de  lui  perpétuelle  souve- 


-  i65  - 

nance  et  bâtit  la  chapelle  d'Ounans,  où  elle  fut 
inhumée  à  côté  de  son  doux  ami.  Dieu  ayt  son 
âme.  Ainsi  soit-il.  » 

Voilà  ce  que  narraient  les  chastes  bernar- 
dins en  confabulant  au  réfectoire.  On  voit  au 
musée  de  Dole  les  fragments  d'un  canot  de  la 
plus  haute  antiquité,  creusé  à  l'aide  du  feu  et 
à  la  manière  des  sauvages.  Ce  canot  a  dû  être 
enseveli  sous  les  eaux  de  la  Loue  longtemps 
avant  que  les  Gaulois  fussent  civilisés. 

(L.  Dusillet.  Le  château  de  Frédéric  Barberousse, 
p.  35  et  aux  notes  p.  250.) 


11 


BAUME-LES-DAMES 


(arrondissement  de) 


I 

Légende  de  Saint  Germain 

(Canton  de  Baume) 

Baume  dépasse  par  son  anti- 
quité tous  les  titres  et  tous 
les  souvenirs. 

Le  Président  Clerc, 

AINT  Germain  fut  évêque  de  Besançon 
après  saint  Désiré.  Il  eut  affaire  à  quel- 
ques païens  ou  hérétiques  étrangers, 
qui  avaient  trouvé  crédit  dans  la  cité.  Il 
les  combattit  par  la  puissance  de  ses  jeûnes, 
de  ses  prières  et  de  ses  prédications.  Il  allait 
même  les  rechercher  jusque  dans  la  ville  de 
Grandfontaine,  où  se  trouvaient  leurs  princi- 
pales retraites.  Grandfontaine  était  alors  une 
bourgade  romaine  entourée  de  murs  et  défen- 
due par  des  tours.  L'histoire  dit  que  les  mé- 


—  i68  — 

chants,  ayant  longtemps  épié  le  saint,  le  sur- 
prirent un  jour  priant  seul  dans  l'église.  Ils  le 
rirent  mourir  en  le  perçant  de  flèches,  et  puis 
ils  lui  tranchèrent  la  tête.  La  tradition  ajoute 
que  saint  Germain,  ayant  été  décapité,  reçut 
;sa  tète  entre  ses  bras,  se  releva  et  se  dirigea 
vers  Baume,  où  il  avait  établi  un  couvent  de 
femmes.  La  même  tradition  ajoute  encore  que 
quand  le  saint  sortit  du  bourg,  la  terre  trem- 
bla, et  que  les  tours  ainsi  que  les  murailles 
d'enceinte  tombèrent.  Il  chemina  sous  la  con- 
duite des  anges  et,  avant  d'aller  se  reposer 
dans  sa  couche  de  marbre,  à  l'abbaye  de  Bau- 
me, il  fit  le  tour  des  murs  de  Besançon.  Quoi- 
qu'il en  soit  de  cette  légende,  que  les  histo- 
riens expliquent  aisément  en  l'appliquant  au 
don  qui  a  été  fait  des  reliques  de  saint  Ger- 
main à  l'abbaye  de  Baume,  postérieurement  à 
la  mort  de  ce  martyr,  l'église  de  Baume  pos- 
sède encore  aujourd'hui  les  reliques  de  saint 
Germain,  qui  de  tout  temps  y  ont  été  honorées 
du  plus  grand  respect.  Elles  sont  placées 
dans  un  buste  du  saint,  en  argent,  et  dans  un 
bras  de  même  métal.  Saint  Germain  est  con- 
sidéré comme  le  protecteur  spécial  de  la  pa- 
roisse de  Baume.  On  expose  ses  reliques  à  la 
vénération  des  fidèles  dans  les  temps  de  cala- 
mités. 


—  iô9  — 


2 

Légende  de  Gontran,  roi  de  Bourgogne,, 
et  du  comte  garnier,  son  favori 

(Canton  de  Baume) 

E  roi  Gontran,  étant  un  jour  à  la  chasse,, 
s'égara  à  la  poursuite  d'une  biche  avec 
avec  Garnier,  le  comte  de  son  palais. 
Après  une  longue  course  ils  s'arrêtè- 
rent, pour  se  désaltérer,  au  bord  d'un  ruis- 
seau qui  baignait  les  ruines  d'un  monastère, 
et  le  prince,  fatigué,  s'endormit  sur  les  genoux 
du  courtisan.  Garnier,  pendant  le  sommeil  de 
son  maître,  aperçut  une  belette  qui  courait  le 
long  du  ruisseau,  comme  si  elle  eût  cherché  à 
le  traverser.  Il  prit  son  épée  et  la  glissa  sans 
bruit  de  l'un  à  l'autre  bord.  La  belette,  après 
plusieurs  allées  et  venues,  trouva  ce  pont  nou- 
veau, le  franchit  et  alla  se  perdre  dans  un 
trou,  à  quelque  distance  de  la  source.  Le  roi, 
s'étant  éveillé  sur  ces  entrefaites,  raconta  à 
son  favori  un  songe  qu'il  avait  eu.  Il  avait  vu 
une  belette  essayer  inutilement  de  passer  un 
fleuve,  lorsqu'un  pont  de  fer  s'était  élevé  tout 
à  coup  devant  elle.  L'animal  l'ayant  traversé 
était  entré  dans  une  caverne,  où  le  roi  l'avait: 


—  170  — 

suivi  en  rêve  et  où  il  avait  trouvé  un  trésor. 
Sur  cela,  le  comte  fit  à  son  tour  le  récit  de  ce 
qu'il  avait  vu,  en  ajoutant  que  puisque  le  songe 
était  déjà  vérifié  en  partie,  il  fallait  voir  s'il  ne 
se  réaliserait  pas  entièrement.  On  creusa  donc 
à  l'endroit  où  la  belette  avait  disparu  et  on  y 
trouva  un  trésor  considérable.  La  tradition 
ajoute  que  le  roi  Gonteau  vit  alors  s'élever  sur 
les  ruines  de  l'abbaye  un  nuage  d'où  sortait 
une  main  aux  doigts  étendus  et  dont  la  paume 
se  tournait  vers  lui.  Docile  à  cette  inspiration, 
il  chargea  le  comte  Garnier  d'employer  le  tré- 
sor au  rétablissement  du  monastère  de  Baume. 
Le  tombeau  de  Garnier  se  voyait  encore  à 
l'abbaye  de  Baume  à  la  fin  du  siècle  dernier, 
et  un  coteau,  situé  non  loin  des  fontaines  de 
la  ville,  a  retenu  le  nom  de  Vigne  du  trésor, 

3 

Légende  de  Sainte  Odille 

(Canton  de  Baume) 

ers  l'an  662,  une  fille  naquit  d'Alaric, 
duc   d'Alsace,    et  de  Bérésiude.  Son 
père  voulait  la  tuer  parce  qu'elle  était 
aveugle.  Soustraite  par  sa  mère  aux  ac- 
<^ès  de  cette  bizarre  fureur,  l'enfant  fut  envoyée 


-  m  - 

au  monastère  de  Baume,  avant  même  d'avoir 
reçu  le  baptême.  En  ce  temps-là,  saint  Erhard, 
évêque  de  Bavière,  eut  une  vision  pendant  la- 
quelle il  lui  fut  enjoint  de  se  rendre  au  couvent 
de  Baume.  Une  voix  lui  aurait  dit  :  «  Là,  tu 
trouveras  une  jeune  servante  du  Seigneur.  Tu 
la  baptiseras,  tu  lui  donneras  le  nom  d'Odille, 
et,  au  moment  du  baptême,  ses  yeux,  qui  n'ont 
jamais  été  ouverts,  verront  la  lumière.  Erhard 
partit  sans  délai.  En  arrivant  à  Baume,  il 
trouva  la  fille  d'Alaric  parfaitement  instruite 
de  tous  les  dogmes  de  la  religion.  Elle  avait 
déjà  treize  ans,  et  les  dames  qui  rélevaient 
ignoraient  comme  elle  l'état  de  son  âme. 
Erhard  commença  la  cérémonie  du  baptême. 
Selon  la  coutume  du  temps,  il  plongea  la  jeune 
aveugle  dans  les  eaux  sacrées  ;  il  lui  fit  sur  les 
yeux  les  onctions  du  saint  chrême  en  disant  ; 
«  Au  nom  de  Jésus-Christ,  soyez  désormais 
éclairée  des  yeux  du  corps  et  des  yeux  de 
l'âme.  »  Il  parlait  encore,  les  paupières  de  la 
jeune  fille  s'entr'ouvrirent  et  ses  yeux  brillè- 
rent du  plus  vif  éclat.  Elle  reçut  le  nom 
d'Odille,  qui  signifie  fille  de  lumière,  ou  :  Dieu 
est  ton  soleil. 


—  172  — 


4 

Légende  de  Sainte  Acombe 

(Canton  de  Baume) 

L  existe  au  nord  de  la  ville  de  Baume- 
les-Dames  une  chapelle  antique  qui  s'é- 
lève au  milieu  d'un  cimetière.  Sur  l'au- 
tel unique  est  un  groupe  de  statues  de 
pierre  qu'un  ciseau  naïf,  mais  plein  de  senti- 
ment, a  sculpté  dans  un  siècle  de  grande  fer- 
veur. La  scène  représente  l'ensevelissement 
de  Jésus,  et  c'est  pour  cela  que  cette  chapelle 
a  été  appelée  d'ancienneté  la  chapelle  du 
Sa  int-  Sep  ulcre. 

Elle  doit  sa  fondation  au  chanoine  Pignet, 
prieur  de  Bellefontaine,  qui  la  fit  bâtir  vers 
1550.  Ses  armes  parlantes  :  Trois  pommes 
de  pin  surmontées  de  deux  palmes  en  sautoir, 
figurent  deux  fois  répétées  sur  l'autel  qui  re- 
présente la  pierre  du  Saint-Sépulcre. 

Le  cimetière  qui  l'environne,  et  qui  est 
beaucoup  plus  ancien  que  la  chapelle,  s'est 
appelé  le  cimetière  du  Saint-Sépulcre.  Il  n'est 
devenu  le  cimetière  unique  de  Baume  qu'après 
la  suppression  de  ceux  qui  existaient  dans  l'in- 
térieur et  au  pourtour  des  églises  Saint-Martin 
et  Saint-Sulpice. 


—  i73  — 

Dans  la  chapelle  du  Saint- Sépulcre,,  du  côté 
droit,,  le  visiteur  remarque  une  petite  ©idaa 
où  se  trouve  la  statue  de  sainte  Acombe, 
haute  seulement  d'une  coudée.  La  sainte  est 
représentée  avec  une  grande  barbe  qui  lui  ca- 
che la  moitié  du  visage  et  de  la  poitrine.  Elle 
est  attachée  toute  vêtue  à  une  croix  où  elle  a 
été  liée  avec  des  cordes.  Cette  image  de  sainte 
Acombe  est  encore  l'objet  aujourd'hui,  à 
Baume,  d'une  grande  vénération.  On  y  venait 
de  fort  loin  en  pèlerinage.  Sainte  Acombe 
de  Baume  est,  dit-on,  connue  et  priée  jus- 
qu'au bord  de  la  Manche,  où  son  culte  aura  été 
transporté  par  la  foi  des  pèlerins  â  une  époque 
inconnue. 

Je  ne  sais  si  d'autres  hagiographes  que 
ceux  de  la  Franche-Comté  parlent  de  sainte 
Acombe  ;  mais  les  nôtres  n'en  disent  rien. 
Voici  seulement  ce  que  rapporte  une  tradition 
locale  peu  détaillée  : 

Acombe  était  belle,,  trop  belle  même.  Le  fils 
du  roi,  l'ayant  vue  en  devint  épris.  Il  était 
païen  ;  elle,  chrétienne.  Elle  ne  voulut  point 
prêter  l'oreille  aux  discours  du  païen,  alors 
même  que  son  père  l'y  engageât  par  un  senti- 
ment de  crainte  ou  d'ambition. 

Un  jour  que  dans  la  campagne  le  païen 
poursuivait  Acombe  avec  plus  d'insistance 
f*o;ur  la  faire  condescendre  à  ses  criminels- 


—  i74  ~~ 

desseins,  elle  pria  Dieu  de  lui  enlever  sur-le- 
champ  ce  don  dangereux  de  la  beauté,  qui 
pouvait  devenir  un  piège  pour  sa  vertu.  Sa 
prière  fut  exaucée,  et  au  moment  où  le  fils 
du  roi,  poussant  l'audace  jusqu'à  la  violence, 
approchait  ses  lèvres  impures  du  céleste  vi- 
sage d'Acombe,  cette  figure  s'illumina,  un 
trait  rapide  comme  l'éclair  enleva  la  vue  au 
téméraire,  et  une  barbe  affreuse  comme  la 
soie  d'un  sanglier  couvrit  aussitôt  le  visage  de 
la  sainte,  que  par  dépit,  les  barbares  soldats 
du  païen  crucifièrent  à  un  arbre  de  la  route. 
La  tradition  orale  de  Baume  ajoute  que  la 
sainte  est  enterrée  à  gauche  de  la  chapelle  du 
Saint-Sépulcre,  tout  près  de  la  paroi  exté- 
rieure du  mur. 


5 

Les  Nonnes  et  le  Basilic 

(Origines  de  Baume  et  de  Cusance) 

A  ville  de  Baume,  appelée  Balma  dans 
Wk  les  anciens  titres,  et  quelquefois  Palma 
-<  par  corruption,  tire  son  nom  de  sa  posi- 
tion même,  et  cette  dénomination  d'ori- 
gine celtique  lui  est  commune  avec  d'autres 


—  i75  ~ 

lieux  placés  dans  les  bas-fonds,  dans  les  bas- 
sins formés  de  collines  où  s'ouvrent  des  ca- 
vernes, tels  que  Baume-les-Messieurs  ou  les 
Moines  dans  le  Jura,  Baume  en  Suisse,  au  pied 
du  Suchet,  etc. 

Cette  ville  est  située  dans  la  vallée  du 
Doubs,  entre  Besançon  et  Montbéliard,  c'est- 
à-dire  dans  une  des  régions  les  plus  pittores- 
ques et  les  plus  agréables  de  la  Franche- 
Comté.  Gracieusement  assise  au  bord  d'une 
prairie  que  le  Doubs  arrose,  elle  est  abritée 
de  toutes  parts  par  des  collines  de  forme  et  de 
hauteur  variées.  Les  plus  rapprochées,  au 
nombre  de  sept,  sont  recouvertes  de  vignobles 
et  de  forêts.  Deux  chaînes  de  montagnes  plus 
élevées  se  prolongent  avec  des  rochers  à  pic 
sur  les  deux  rives  du  fleuve,  et  enveloppent 
tout  ce  pays  comme  d'un  double  rempart. 

Baume  est  une  des  plus  anciennes  et  des  plus 
intéressantes  villes  du  comté  de  Bourgogne, 
quoiqu'  elle  en  ait  toujours  été  une  des  plus 
petites.  Un  historien  fait  de  Baume  une  ville 
romaine  dès  l'an  253  ;  mais  on  ne  saurait  guère 
lui  donner  à  cette  époque  d'autre  importance 
que  celle  d'une  simple  villa. 

Si  cette  ville  tire  son  nom  de  sa  situation 
topographique,  elle  doitson  surnom  à  la  célèbre 
abbaye  de  dames  nobles,  chanoinesses  béné- 
dictines, dont  la  fondation  et  l'origine  se  per- 


—  ij6  — 

dent  également  dans  la  nuit  des  hauts  siècles. 
L'opinion  la  plus  probable  est  que  cette  abbaye 
eut  pour  fondateur  un  des  souverains  de  Bour- 
gogne. 

A  une  époque  qu'il  n'est  pas  possible  de 
préciser,  Baume  devint  la  capitale  des  Varas- 
ques,  qui  formaient  un  des  cinq  grands  com- 
tés de  la  Séquanie.  Elle  fut  donc,  pour  le  comté 
de  V aresgau,  placée  sur  la  même  ligne  que 
Salins,  Dole  et  Vesoul,  pour  ceux  de  Sco- 
ding,  d'Amaour  et  de  Pont. 

Vers  la  fin  du  VIe  siècle,  une  peuplade  des 
bords  orientaux  du  Rhin,  les  Stadwangues, 
chassée  des  rives  du  grand  fleuve  par  une  na- 
tion plus  puissante,  chercha  à  se  procurer 
par  la  voie  des  armes  une  retraite  dans  la  Sé- 
quanie. Les  bourguignons ,  vaincus,  furent 
contraints  de  leur  céder  le  Varesgau. 

Isérius  et  Hermenrius,  fils  du  chef  puissant 
qui  commandait  les  Stadwangues,  vivaient 
vers  Tan  61 5.  Le  second  possédait  la  partie 
orientale  de  la  terre  de  Baume  et  résidait  au 
château  de  Montfort,  près  de  Clerval  ;  le  pre- 
mier tenait  la  partie  occidentale  de  la  même 
terre  et  demeurait  au  château  de  Baume,  for- 
teresse dont  le  bizarre  nom  latin,  Vincunt 
milites,  rappelle,  dit-on,  un  combat  qui  s'y 
serait  livré  sous  Vespasien.  Ce  château  de 
Baume  était,  avant  sa  destruction^  au  temps 


—  177  — 

des  guerres  de  Louis  XI  et  de  Cbarles-le- 
Téméraire,  un  des  principaux  du  pays. 

Isérius  y  vi  vait  dans  l'inceste  avec  Randone, 
sa  belle-sœur. 

Altérée  déjà  par  l'arianisme,  la  foi  chré- 
tienne des  Bourguignons  le  fut  encore  davan- 
tage après  qu'ils  eurent  reçu  la  loi  des  Stad- 
wangues  et  les  exemples  de  leurs  mœurs-. 
Vers  le  même  temps,  dans  une  assemblée  d'é- 
vêques  tenue  à  Moulins,  sur  la  convocation 
du  roi  Clotaire,  saint  Eustaise,  disciple  de  saint 
Colomban,  le  célèbre  fondateur  et  abbé  de 
Luxeuil,  fut  choisi  pour  ramener  dans  le  sein 
de  l'église  ceux  des  Bourguignons  qui  s'en 
étaient  écartas.  Saint  Eustaise  se  rendit  donc 
dans  la  vallée  du  Doubs  et  vint  prêcher  à 
Baume,  où  il  eut  le  bonheur  de  convertir  Isé- 
rius et  son  peuple. 

Isérius  après  sa  conversion,  ne  pouvant  plus 
habiter  avec  Randone,  également  convertie, 
lui  fit  bâtir  à  Cusance,  au  fond  d'une  jolie 
vallée  et  aux  confins  de  la  terre  de  Baume,  un 
monastère  de  quarante  femmes,  dont  elle  fut 
la  première  abbesse.  Islia,  sa  fille  unique, 
qu'elle  avait  eue  d'Isérius,  la  remplaça  en  617. 
Peu  de  temps  après,  Islia  et  toutes  ses  reli- 
gieuses moururent  de  la  peste,  et  Cusance 
resta  désert. 

Une  légende,  celle  des  Nonnes  et  du 


-  i78  - 

silic,  mérite  bien  qu'on  l'interroge  ;  car  elle 
nous  dit,  dans  sa  naïveté,  que  le  monastère 
de  Randone  fut  détruit  cent  ans  après  sa  fon- 
dation et  que  toutes  les  religieuses  moururent 
à  la  vue  d'un  basilic,  à  l'exception  d'une  seule 
qui,  connaissant  l'effet  du  regard  de  ce  reptile, 
lui  présenta  un  miroir  dans  lequel  il  s'aperçut, 
ce  qui  le  fit  mourir  à  l'instant  même. 


6 

Légende  de  saint  Ermainfroi 

(qui  fait  suite  à  la  précédente) 
(Baume,  Cusance) 

PRÈS  la  mort  d'Islia,  le  patrimoine 
d'Isérius  passa  à  Ermainfroi ,  fils 
d'Hermenrius ,  qui ,  s 'étant  dégoûté 
des  vanités  du  monde  dans  le  palais 
même  du  roi  C  Iota  ire,  restaura ,  en  621,  le 
monastère  de  Cusance,  où  il  établit  un  couvent 
d'hommes,  sous  le  patronage  de  Luxeuil.  Il 
en  fut  le  premier  abbé  et  y  mourut  en  odeur 
de  sainteté,  vers  670. 

En  720,  Egilbert,  moine  de  Luxeuil,  écrivit 
la  vie  de  saint  Ermainfroi.  C'est  dans  cette 
chronique,  paraît-il,  que  l'abbaye  des  dames 


-  i79  - 

de  Baume  est  nommée  pour  !a  première  fois 
dans  l'histoire. 

«  Une  vierge  recluse,  y  est-il  dit,  qui  vivait 
au  monastère  de  Baume,  éloigné  d'environ 
six  milles  de  celui  de  Cusance,  appela  sa  ser- 
vante. Allez,  lui  dit-elle,  annoncer  à  Vuarnier 
(l'aumônier  du  couvent)  et  à  nos  sœurs  qu'Er- 
mainfroi  passe  en  ce  moment  de  cette  vie  dans 
le  sein  de  Dieu.  » 

7 

Légende  de  saint  Vandelin 

(Baume,  Cusance) 

aint  Vandelin  était  le  frère  de  saint 
Ermainfroi.  En  631,  le  2  5  septembre,  le 
bienheureux  Ermainfroi,  abbé  de  Cu- 
sance, fut  averti  miraculeusement  de  la 
mort  de  Vandelin,  son  frère,  qui  se  trouvait  à 
Rantechaux.  Aussitôt  il  rassemble  ses  reli- 
gieux et  se  porte  au-devant  du  convoi  funèbre 
de  son  frère,  jusqu'au  village  appelé  Hyèvre, 
auprès  du  Doubs,  usqtie  ad  villam  quae 
dicitur  Ebryts,  hoc  est  us  que  ad  Douem 
(Egilbert).  Quatre  hommes  avaient  porté  jus- 
quei-là  la  dépouille  mortelle  ;  mais,  au  pas- 
sage de  la  rivière,  quatre  autres  voulant  sou- 


lager  les  premiers,,  le  saint  abbé  s'y  opposa  en 
disant  que  deux  hommes  suffisaient.  En  effet, 
les  deux  désignés  transportèrent  le  cercueil 
avec  facilité,  jusqu'au  sommet  de  la  montagne 
du  Lomont,  très  escarpée  cependant  sur  ce 
point.  Ce  miracle,  dit  Egilbert,  ravit  tout  le 
peuple  d'admiration  .Mais  les  gens  d'Hyèvre  et 
les  nombreux  habitants  des  villages  voisins 
furent  témoins  d'un  autre  prodige  encore  plus 
surprenant  :  on  vit  la  fumée  de  l'encensoir  se 
dilater  avec  une  telle  force,  qu'elle  s'éleva  en 
colonne  jusqu'au  ciel  pour  y  former  un  épais 
nuage,  à  l'ombre  duquel  ils  allèrent,  avec  ac- 
clamations de  joie  et  en  chantant  des  cantiques 
d'action  de  grâce  dans  l'église  de  Saint- Jean- 
Baptiste,  à  Cusance,  où  le  corps  de  saint  Van- 
delin  fut  enseveli  avec  pompe. 

8 

Le  grand  Crucifix 

(Canton  de  Baume) 

'était  au  commencement  du  XVIIe 
siècle. 

On  venait  de  bâtir  l'église  de  Baume. 
Il  n'y  avait  encore  dans  l'intérieur  du 
œonument  que  le  maître-autel  et  la  chaire  à 


—  181  — 

prêcher.  En  face  de  cette  chaire,  on  n'avait 
pu  mettre  provisoirement  qu'un  très  petit 
christ  en  plâtre,  grossièrement  moulé. 

Les  ressources  de  la  fabrique  et  celles  de  là 
commune  étaient  épuisées,  et  Ton  attendait  en 
vain  de  la  libéralité  des  âmes  pieuses  l'argent 
nécessaire  pour  acheter  un  grand  crucifix.  Un 
jeune  homme  d'une  figure  angélique,  se  pré- 
sente un  matin  devant  les  autorités  de  la  pa- 
roisse et  leur  propose  d'exécuter  sans  frais,  en 
trois  jours,  un  christ  monumental,  digne  de 
figurer  avantageusement  en  face  de  la  chaire 
à  prêcher.  Il  ne  demande  pour  cet  ouvrage 
qu'un  morceau  de  bois,  qu'on  lui  procure  aus- 
sitôt, et  il  exige  qu'on  l'enferme  avec  du  pain 
et  de  l'eau  dans  la  maison  la  plus  voisine  de 
l'église,  pour  y  exécuter  son  travail.  Sans  trop 
s'informer  du  nom  de  ce  jeune  artiste  et  sans 
lui  demander  de  quel  pays  il  arrive,  on  accepte 
sa  proposition  et  on  l'installe  dans  un  appar- 
tement de  la  maison  la  plus  proche  de  l'église. 
On  l'y  enferme  avec  une  cruche  d'eau  pure  et 
une  miche  de  pain  bénit. 

Au  bout  de  trois  jours,  on  ouvre  la  porte  de 
l'atelier,  où  d'ailleurs  aucun  bruit  ne  s'était  fait 
entendre.  On  est  surpris  de  ne  pas  y  retrou- 
ver le  jeune  artiste.  La  cruche  d'eau  est  en- 
core pleine  et  la  miche  de  pain  bénit  n'avait 
pas  été  entamée.  Sur  la  table  où  le  morceau  de 


_  i8a  — 

bois  brut  avait  été  déposé,  on  voit  avec  admi- 
ration un  christ  de  grandeur  naturelle,  parfai- 
tement modelé,  dont  les  bras  étendus  ne  fai- 
saient qu'une  seule  pièce  avec  le  corps.  Com- 
ment l'artiste  a-t-il  pu  s'y  prendre  pour  opé- 
rer ce  travail,  n'ayant  reçu  qu'un  morceau  de 
bois  d'une  seule  venue  ?  Ce  fait  inexplicable, 
joint  à  la  circonstance  non  moins  extraordi- 
naire de  la  disparition  du  jeune  ouvrier,  fit 
croire  qu'un  ange  était  venu  du  ciel  pour  doter 
l'église  de  Baume  du  grand  crucifix  qu'elle 
possède  encore.  La  tradition  ajoute  que  dans 
un  temps  de  guerre  ou  de  révolution,  alors 
que  l'on  dut  soustraire  cette  vénérable  image 
à  la  profanation  des  impies,  on  fut  obligé  de 
renfermer  dans  un  sépulcre  et  de  scier,  à  cette 
fin,  les  deux  bras  du  christ  qui  aujourd'hui 
n'adhèrent  plus  au  corps. 

9 

Notre-Dame  de  Cusance 

(Canton  de  Baume) 

ANS  une  chapelle  latérale  de  Féglise  de 
Cusance,  il  existe  une  madone  qui  est 
l'objet  d'une  grande  vénération  dans  la 
la  contrée.  On  la  croit  l'œuvre  des  reli- 


-  i»3  - 

gieux  du  couvent  que  saint  Ermainfroi  fonda 
dans  ce  lieu.  Une  légende  rapporte  que  chaque 
année,  autrefois,  on  avait  coutume  de  porter 
cette  madone  en  procession  à  l'église  de  Ser- 
vin,  où  on  la  laissait  seulement  pendant  trois 
jours,  après  lesquels  on  allait  de  nouveau  la 
rechercher  en  procession.  Or,  une  fois  que  le 
mauvais  temps  n'avait  pas  permis  d'aller  re- 
chercher la  madone  au  jour  fixé,  elle  revint 
d'elle-même  à  Cusance,  où  on  la  retrouva 
dans  le  tronc  creusé  d'un  saule,  au  bord  du 
ruisseau.  Ce  fait  inexplicable  fit  naître  dans  le 
pays  la  dévotion  particulière  que,  de  nos  jours 
encore,  on  n'a  pas  cessé  d'avoir  à  Notre-Dame 
de  Cusance.  On  rapporte  que  de  nombreux  et 
éclatants  miracles  se  sont  opérés  à  Cusance 
par  l'intercession  de  la  sainte  Vierge. 


IO 

Histoire  de  Jean  Dolet 

(Canton  de  Baume) 

ers  le  milieu  du  XVIe  siècle,  Jean  Dolet, 
?  appartenant  à  une  des  plus  anciennes 
et  des  plus  honorables  familles  de  Bau- 
me, faisait  ses  études  de  jurisprudence 
à  l'université  de  Dole.  Il  avait  eu  pour  maître 


—  184  — 

le  célèbre  jurisconsulte  Charles  Dumoulin,  et 
il  venait  de  lui  dédier  deux  lettres  sur  le  con- 
cile de  Trente,  dans  lesquelles  il  n'avait  pas 
craint  d'attaquer  les  décisions  de  ce  grand 
concile.  Dans  un  style  fougueux  et  frondeur, 
Jean  Dolet  essayait  de  démontrer  qu'il  y  avait 
danger  pour  les  libertés  françaises  à  recevoir 
ces  décrets  comme  loi  de  l'Etat.  Il  ne  le  fit 
pas  impunément  ;  car  aussitôt  une  fluxion  lui 
tomba  sur  les  oreilles  et  l'assourdit  au  point 
qu'il  n'entendait  plus  rien  du  tout.  Il  dut  ren- 
trer dans  sa  famille  avant  l'époque  ordinaire 
des  vacances.  La  douleur  et  l'incommodité  de 
son  mal,  après  l'épreuve  inutile  de  toutes  sortes 
de  remèdes  humains,  le  ramenèrent  à  la  foi  et  à 
la  piété,  avec  cette  conviction  intime  qu'il  ne 
pourrait  guérir  que  par  une  grâce  du  ciel. 

En  ce  temps-là,  Notre-Dame  de  Cusance 
était  particulièrement  honorée  par  de  pieux 
pèlerins.  C'était  l'époque  où  il  n'était  pas  sur- 
prenant de  rencontrer  une  procession  générale 
allant  solennellement  de  Baume  à  Cusance,  à 
travers  champs  et  bois,  avec  le  vicomte  maïeur 
et  messieurs  du  magistrat  en  tête  de  la  bande. 

Jean  Dolet  résolut,  pour  demander  la  gué- 
rison  de  sa  surdité,  de  faire  seul,  à  pied,  un 
pèlerinage  à  Notre-Dame  de  Cusance.  Il  avait 
prié  longtemps  durant  la  nuit  qui  avait  pré- 
cédé son  départ  ;  il  n'avait  cessé,  chemin  fai- 


»  i85  - 

sant,  de  réciter  son  rosaire,  et  après  être  resté 
de  longues  heures  à  genoux  devant  la  sainte 
image,  il  reprit  doucement  le  chemin  des 
pèlerins.  Arrivé  ou  sommet  de  la  montagne, 
d'où  Ton  aperçoit  presque  du  même  point 
tout  le  développement  de  la  vallée,  il  se  re- 
tourne, charmé  par  la  fraîcheur,  la  grâce  et 
l'animation  de  ce  paysage,  au  fond  duquel 
brillait  au  soleil  la  flèche  gothique  de  la  cha- 
pelle de  Notre-Dame.  Comme  il  faisait  une 
chaleur  extrême,  il  s'assied  à  l'ombre  d'un 
vieux  chêne  et  s'endort  en  répétant,  pour  la 
millième  fois  peut-être,  la  salutation  angéli- 
que.  Pendant  son  sommeil,  il  eut  un  songe. 
La  sainte  Vierge  lui  apparut.  Elle  s'approcha 
de  lui  en  souriant,  lui  retira  des  oreilles  cer- 
tains papiers  qui  les  bouchaient.  Elle  les  déve- 
loppa et  fit  voir  à  Jean  Dolet  que  c'étaient  en 
effet  ses  deux  lettres  à  Dumoulin  qui  obs- 
truaient ses  oreilles.  Il  lit,  reconnaît  parfaite- 
ment son  écriture,  qui  lui  fait  honte,  et  dans 
l'instant  il  se  réveille  au  chant  des  petits  oi- 
seaux. Il  était  guéri  de  sa  surdité,  à  la  réserve 
d'un  peu  de  douleur  qui  lui  dura  quelques 
jours  à  peine,  pour  l'accomplissement  de  sa 
pénitence. 


—  186  — 


1 1 

La  Fontaine  de  l'Ermite 

(Canton  de  Baume) 

M  u  fond  de  la  vallée  de  Cusancin,  entre 
les  sources  curieuses  delà  Cuse  et  de 
V Anse,  qui  donnent  à  la  fois  leurs 
ondes  et  leurs  noms  au  ruisseau  dont 
elle  est  arrosée,  derrière  le  monticule  isolé  où 
Ton  voit  s'élever,  à  côté  des  ruines  d'une  for- 
.  teresse  féodale,  une  chapelle  dédiée  à  saint 
Ermainfroi,  s'ouvre  une  gorge  étroite  et  sau- 
vage qui  porte  le  nom  de  Gorge  des  Allods. 
Une  route  y  a  été  tracée  nouvellement  ;  mais 
il  est  rare  que  le  voyageur  qui  s'y  engage  y 
rencontre  une  figure  humaine. 

A  quelques  centaines  de  pas  de  l'entrée  de 
ce  défilé,  on  entend  bruire  au  pied  du  coteau 
boisé  une  petite  source  intarissable,  que  l'on 
appelle  la  Fontaine  de  V Ermite. 

On  dit  qu'il  y  avait  autrefois  à  Mo nti ver- 
nage,  village  situé  sur  la  côte,  un  homme  qui 
avait  été  dans  sa  jeunesse  un  très  méchant 
sujet.  On  rapportait  sur  son  compte  des  choses 
affreuses  ;  on  disait  qu'il  avait  persécuté  les 
prêtres,  pillé  les  églises  et  renversé  les  croix  ; 


-  i8;  - 

mais  on  ajoutait  qu'un  grand  jubilé  ayant  eu 
lieu,  il  se  convertit  et  devint  aussi  sage  qu'il 
avait  été  fol  auparavant.  C'était  le  meilleur 
des  ouvriers,  et  il  donnait  presque  tout  son 
gain  aux  pauvres,  quoique  pauvre  lui-même. 
Il  devint  bien  vieux.  Quand  il  ne  put  plus  tra- 
vailler pour  gagner  sa  vie,  il  prit  une  besace 
et  alla  mendier  son  pain.  Il  s'était  bâti  auprès 
de  cette  fontaine  une  loge  avec  de  la  terre  et 
des  fascines,  et  il  demeurait  là  en  hiver  comme 
en  été. 

Quand  il  avait  parcouru  les  villages  des  en- 
virons et  que  son  sac  était  rempli,  il  rentrait 
dans  son  ermitage,  où  il  priait  jour  et  nuit  ; 
et  il  ne  retournait  mendier  que  lorsqu'il  n'avait 
plus  une  croûte  à  tremper  dans  le  bassin  de  sa 
petite  fontaine. 

Tous  les  dimanches,  on  le  voyait  agenouillé 
sur  la  pierre,  à  la  porte  de  l'église  de  Cusance, 
dont  il  ne  se  croyait  pas  digne  de  franchir  le 
seuil.  Le  missionnaire  qui  avait  opéré  sa  con- 
version l'avait,  dit-on,  recommandé  d'une 
manière  toute  spéciale  à  Notre-Dame  de  Cu- 
sance. Le  vieil  ermite  avait  pour  cette  sainte 
image  une  telle  vénération,  que  lorsqu'à  tra-? 
vers  la  porte  entr'ouverte  de  l'église  il  venait 
à  l'apercevoir  sur  son  autel,  aussitôt  il  se 
prosternait  le  front  dans  la  poussière.  On  le 
croyait  âgé  de  plus  de  cent  ans,  tant  cette  vie 


—  ï88  — 

de  prières  et  de  mortifications  avait  exténué 
son  pauvre  corps. 

Depuis  quelque  temps  déjà,  on  ne  le  voyait 
plus.  On  s'informa  et  Ton  apprit  que  le  vieil 
ermite  était  à  l'agonie,  couché  sur  la  terre, 
dans  sa  cabane,  et  manquant  de  tout.  Alors 
les  bonnes  âmes  du  pays  accoururent  pour 
l'assister  dans  ses  derniers  moments.  Quand 
elles  arrivèrent,  il  était  mort.  Une  dame  que 
l'on  ne  connaissait  pas  était  arrivée  la  pre- 
mière ;  elle  avait  déjà  pris  soin  de  l'ensevelir, 
et  elle  pria  agenouillée  auprès  du  cercueil.  La 
dame  inconnue  resta  là,  en  prières,  jusqu'à 
l'heure  de  l'enterrement,  auquel  assistèrent 
une  foule  de  gens  qui,  depuis  longtemps,  re- 
gardaient l'ermite  comme  un  saint.  Après  la 
cérémonie,  quand  la  dame  inconnue,  qui  avait 
pourvu  à  tout,  sans  le  secours  de  personne,  eut 
jeté  l'eau  bénite  sur  la  fosse,  on  remarqua 
qu'elle  rentrait  seule  dans  l'église.  Plusieurs 
eurent  la  curiosité  de  la  suivre.  Mais,  chose 
qui  ne  put  s'expliquer,  l'église  était  vide.  La 
dame  qui  venait  d'y  entrer  avait  disparu.  On 
crut  alors  et  longtemps  on  répéta  que  c'était 
Notre-Dame  de  Cusance  elle-même  qui  était 
venue  miraculeusement  rendre  les  derniers 
devoirs  à  son  pieux  serviteur. 


—  189  — 


12 

Notre-Dame  de  Ranguevelle 

(Canton  de  Baume) 

ASSAVANT  a  été  le  chef-lieu  d'une  terre 
seigneuriale  considérable.  En  1255,  le 
village  n'existait  pas  encore  ;  mais,  non 
loin  de  son  emplacement  actuel,  on 
voyait  un  groupe  d'habitations  que  les  chartes- 
du  temps  nomment  Rancovilla,  Raigueville 
ou  Raingueville.  C'était  un  bourg  chef-lieu 
d'une  terre  composée  de  quinze  villages. 
Hugues,  comte  palatin  de  Bourgogne,  lequel, 
dit  Gollut,  «  n'était  petit  ni  d'obscure  al- 
liance, »  et  Alix  de  Méranie,  son  épouse, 
firent  donation  de  Raigueville  à  Amé  de 
Montbéliard,  sire  de  Montfaucon,  qui  cons- 
truisit un  château  au  lieu  dit  Passavant,  sur  le 
sommet  de  la  montagne,  alors  inhabité.  Les 
habitants  de  Raingueville,  attirés  sans  doute 
par  le  bénéfice  de  quelques  concessions,  aban- 
donnèrent les  lieux  où  ils  s'étaient  établis  et 
transportèrent  leurs  demeures  au  joignant  et 
au-dessous  du  château.  Il  ne  resta  plus  sur 
l'emplacement  de  la  bourgade  primitive  qu'un 
cimetière  et  une  chapelle  que  l'on  continua 


—  iqo  — - 

d'appeler  l'église  de  Raingueville.  Elle  est 
connue  aujourd'hui  sous  le  nom  de  Notre- 
Dame  de  Ranguevelle.  Elle  est  le  but  de 
pèlerinages  pieux  de  la  part  des  habitants  de 
la  contrée  environnante.  Un  de  nos  bienheu- 
reux martyrs,  le  missionnaire  Marchand,  est 
né  dans  une  maison  voisine  de  cette  chapelle. 
Il  a  certainement  prié  Notre-Dame  de  Ran- 
guevelle dans  sa  jeunesse. 

Une  source  miraculeuse  appelée  la  C re- 
lotte sort  du  sol  à  quelque  distance  de  la 
chapelle.  On  s'en  sert  dans  le  pays  pour  gué- 
rir les  maladies  de  la  pierre. 

13 

La  Fête  de  Buin 

(Canton  de  Baume) 

u  commencement  du  mois  de  février 
1 595,  sur  l'ordre  du  roi  de  France 
Henri  IV,  son  partisan  de  Lorraine, 
Louis  de  Beauvau  Tremblecourt,  en- 
vahit la  Franche-Comté  par  le  Nord,  à  la  tête 
de  5,000  hommes. 

Dès  le  4  février,  la  petite  place  de  J o« v elle 
tombait  sans  coup  férir  au  pouvoir  de  l'enva- 
hisseur. Bientôt  il  est  maître  de  Jussey,  de 


—  içi  — 

Port-sur-Saône,  de  Pesmes  et  de  Marnay.  Gy 
etVesoul  succombent  ensuite,  après  une  brave 
mais  inutile  défense.  Montbozon  et  les  bourgs 
voisins  subissent  le  même  sort.  Partout  les 
populations  épouvantées  s'enfuyaient  devant 
un  ennemi  qui  signalait  son  passage,  à  la 
façon  d'Attila,  par  le  meurtre,  le  pillage,  la 
violence  et  l'incendie. 

Quelques  jours  avant  le  dimanche  de  la 
Passion,  le  12  mars,  Tremblecourt  s'empara 
du  bourg  de  Rougemont  et  le  livra  aux  flam- 
mes. Du  haut  de  la  Boussenotte,  les  habitants 
de  Baume  aperçurent  les  sinistres  lueurs  de 
l'incendie. 

Le  dimanche  de  la  Passion,  dès  le  matin,  la 
consternation  était  extrême  dans  la  ville  de 
Baume.  Plus  des  deux  tiers  de  la  population 
s'étaient  réfugiés  dans  les  bois  et  dans  les  ca- 
vernes. Trois  cents  hommes  à  peine,  en  état 
de  porter  les  armes,  étaient  restés  dans  la 
place.  A  défaut  du  maire,  qui  avait  bravement 
pris  la  fuite  un  des  premiers,  l'avocat  Pichot, 
premier  échevin,  se  mit  à  leur  tête.  On  se  réu- 
nit sur  laplace  du  Capitole,  où  Ton  fait  serment 
de  mourir  plutôt  que  de  se  rendre.  A  cette 
époque,  la  petite  ville  de  Baume  n'était  pas 
.comme  aujourd'hui  accessible  de  toutes  parts, 
Un  fossé  profond  avec  une  bonne  muraille  en 
défendait  l'approche  et   mettait  la  place  à 


— -  192  — 

l'abri  d'un  coup  de  main.  Deux  vieilles  coule- 
vrines  sont  hissées,  l'une  sur  la  porte  Sombe- 
velle,  et  l'autre  sur  la  porte  d'Anroz.  Enfin, 
un  soldat  est  placé  en  sentinelle  perdue  à  une 
demi-lieue  de  la  ville,  au  col  de  la  Bousse- 
notte. 

A  la  nuit  tombante,  ce  soldat  redescend 
avec  rapidité  le  mont  Saint-Ligier  et  annonce 
l'arrivée  de  l'ennemi,  lequel  dans  une  heure 
peut  être  aux  portes  de  la  ville.  La  troupe  en- 
nemie qui  s'avançait  sur  Baume  n'était  qu'un 
détachement  de  trois  cents  hommes.  Tremble- 
court,  avec  le  gros  de  son  armée,  se  dirigeait 
pendant  ce  temps-là  du  côté  de  Besançon. 

Arrivé  en  face  d'Autechaux,  le  détachement 
ennemi  se  cacha  dans  le  bois  de  Fr amont. 
Lorsque  la  nuit  lui  parut  assez  profonde,  il 
sortit  de  la  forêt,  descendit  silencieusement  la 
montagne  et  fit  halte  sur  le  plateau  de  la 
Guille,  d'où  le  regard  plonge  perpendiculai- 
rement jusque  dans  la  ville.  Là  régnaient  le 
plus  profond  silence  et  la  plus  complète  obs- 
curité. L'ennemi  se  persuade  que  Baume  est 
sans  défense,  ou  que,  s'il  y  a  des  soldats  dans 
cette  place,  ils  sont  plongés  dans  le  sommeil. 
L'ordre  est  donné  de  s'approcher  sans  bruit 
et  de  dresser  des  échelles  contre  le  rempart. 
Au  moment  où  cet  ordre  s'exécute,  un  cri  ter- 
rible retentit.  Trois  cents  guerriers  se  dres- 


—  193  — 

sent  comme  des  spectres  sur  la  muraille.  Les 
échelles  sont  renversées,  et  avec  elles  les  as- 
saillants dont  elles  sont  chargées,  roulent 
pêle-mêle  dans  le  fossé  en  poussant  d'horri- 
bles hurlements.  Mille  traits  lancés  sur  eux 
les  achèvent  et  assurent  aux  assiégés  le  succès 
de  la  défense. 

Le  lendemain,  au  lever  du  soleil,  on  trouva 
cinquante  cadavres  dans  le  fossé,  entre  la 
porte  d'Anroz  et  celle  qui  depuis  fut  appelée 
porte  Pichot,  en  l'honneur  du  brave  échevin 
qui  avait  dirigé  cette  héroïque  résistance. 

Le  reste  de  la  troupe  ennemie  avait  pris  la 
fuite  en  abandonnant  une  grande  partie  de 
ses  armes  et  de  ses  effets  d'équipement. 

Peu  de  jours  après,  tonte  l'armée  de  Trem- 
blecourt  dut  céder  devant  le  connétable  de 
Castille,  qui  était  entré  dans  la  Comté  avec 
une  armée  de  20,000  hommes. 

Les  habitants  de  Baume  eurent  à  cœur  de 
célébrer  dignement  la  fête  de  leur  délivrance; 
mais  comme  on  se  trouvait  alors  en  plein  ca- 
rême, il  fut  décidé  que  cette  fête  serait  remise 
au  lendemain  de  Pâques. 

Cette  fête  qui  se  célèbre  encore  à  Baume 
chaque  année  à  pareille  date,  s'appelle  la 
fête  de  Buin.  Elle  était  marquée  autrefois  par 
des  festins  et  des  danses  champêtres,  dont  le 
plateau  de  la  Guille  était  le  théâtre,  ainsi 


_  i94 

qu'une  jolie  grotte  qui  existe  non  loin  de  la 
ville  et  qui  se  nomme  la  Grotte  de  Buin.  La 
signification  de  ce  nom  de  Buin  a  échappé 
jusqu'à  présent  à  la  sagacité  des  plus  savants 
étymologistes.  On  ne  saurait  dire  en  effet  si 
c'est  la  fête  qui  a  donné  son  nom  à  la  grotte, 
ou  si  c'est  la  grotte  qui  a  donné  le  sien  à  la 
fête. 


H 

Le  Trou  de  la  Bouvière 

(Canton  de  Baume) 

(^ffi^ON  loin  de  Baume-les-Dames,  vis-à- 
^réi II  (n  v*s  Incluse  de  Launot,  un  vallon  étroit 
^KsP^  se  creuse  entre  deux  coteaux  chargés 
^        de  vignes.  Il  porte  le  nom  de  Dam- 
vaux. 

Autrefois,  il  y  avait  en  ce  lieu  un  village 
assez  important  pour  avoir  une  église  et  un 
curé.  Il  a  été  complètement  détruit  par  les 
Suédois  vers  1636,  et  il  n'en  reste  pas  pierre 
sur  pierre.  Après  la  descruction  de  ce  village, 
Féglise  de  Damvaux,  qui  avait  pour  patron 
saint  Michel,  et  dont  la  cure  était  à  la  nomi- 
nation de  Madame  l'abbesse  de  Baume,  fut 
réunie  à  celle  d'Hyèvre. 


-  i95  - 

Sans  faire  des  fouilles  et  des  travaux  con- 
sidérables, il  serait  bien  difficile  aujourd'hui 
de  retrouver  et  de  déterminer  avec  exactitude 
l'emj:>lacement  qu'occupait  le  village  de  Dam- 
vaux.  L'histoire  a  toutefois  retenu  le  nom  du 
dernier  curé  de  cette  paroisse.  C'était  vénéra- 
ble et  discrète  personne,  messire  Christophe 
Boichot.  Il  avait  été  recueilli  comme  chaplain 
à  l'abbaye  de  Baume,  et  on  l'appelait  encore 
le  curé  de  Damvaux,  bien  qu'il  n'eût  plus 
ni  église  ni  cure. 

A  côté  de  cette  miette  d'histoire,  il  existe 
une  légende  curieuse  que  les  vieux  vignerons 
de  Baume  racontaient  autrefois,  mais  que 
ceux  d'aujourd'hui  pourraient  bien  avoir 
oubliée. 

C'est  la  légende  du  Trou  de  la  Bouvière. 

Tout  le  monde,  à  Baume,  grands  et  petits, 
connaît  le  Trou  de  la  Bouvière.  C'est  le  petit 
golfe  du  bas  de  Launot,  gouffre  insondable, 
qui  était  jadis  entouré  de  peupliers,  et  dont  les 
plus  hardis  gamins  de  mon  temps  n'appro- 
chaient pas  sans  crainte.  Il  semble,  en  effet, 
que  le  sol  tremble  sous  les  pieds  et  que  l'abîme 
vous  attire.  Il  se  produit,  du  reste,  de  temps 
à  autre,  dans  le  voisinage,  des  glissements  de 
terrain,  des  effondrements,  qui  ne  sont  pas 
faits  pour  rassurer  les  timides.  Dans  les  temps 
degfandes  eaux,  le  trou  de  la  Bouvière  s'enfle, 


—  ig6  — 

bouillonne  et  répand  dans  le  Doubs  une  eau 
épaisse  et  jaunâtre,  qui  vient,  dit-on,  par  des 
couloirs  souterrains,  du  plateau  de  la  Chenot, 
et  peut-être  de  celui  de  la  Vreville.  En  temps 
ordinaire,  et  quand  toutes  les  eaux  ont  leur 
plus  belle  transparence,  le  Trou  de  la  Bou- 
vière conserve  une  couleur  d'émeraude  som- 
bre, où  le  regard  du  passant  ose  à  peine  se 
plonger. 

Dans  un  poème  en  prose,  resté  inédit  jus- 
qu'à ce  jour,  le  docteur  Compagny  fait  de  ce 
gouffre,  qu'il  nomme  Eviburoé  (anagramme 
de  Bouvière),  le  palais  du  dieu  du  fleuve,  et  il 
en  décrit,  avec  un  charme  exquis,  toutes  les 
secrètes  et  mystérieuses  profondeurs. 

Mais  rhistoire  de  la  Bouvière  de  Dam- 
vaux,  que  nous  allons  redire,  n'a  rien  de 
commun  avec  celle  des  nymphes  dTnub 
(Buin),  qui  fait  le  sujet  de  l'épopée  chantée 
par  Compagny. 

Une  jeune  fille  du  village  de  Damvaux  gar- 
dait depuis  quelque  temps  un  petit  troupeau 
de  génisses  dans  les  prés  qui  avoisinent  le 
gouffre  du  bas  de  Launot.  Elle  était  d'une 
beauté  peu  commune  et  d'une  sagesse  plus 
rare  encore.  Assise  sur  le  gazon,  en  face  de 
ces  jolies  scènes  de  rivière  et  de  montagne 
que  la  vallée  du  Doubs  offre  de  toutes  parts 
en  cet  endroit,  elle  surveillait,  sans  autre 


—  i97  — 

souci,  ses  génisses  broutant  paisiblement 
l'herbe  odorante  de  la  prairie. 

Un  jour  elle  fut  surprise  dans  cette  solitude 
par  un  brillant  jeune  homme  de  la  ville,  qui 
s'éprit  d'elle  sur-le-champ.  Il  s'approcha  et  ne 
tarda  pas  à  lui  exprimer  l'ardeur  de  ses  senti- 
ments. Bien  qu'elle  éprouvât  elle-même  un 
attrait  singulier  pour  cet  admirateur  inconnu, 
elle  se  leva  effrayée,  le  conjurant  de  s'éloigner. 
Celui-ci  n'en  fit  rien.  Au  contraire,  il  devint 
plus  audacieux.  La  bouvière  alors  prit  la  fuite 
en  jetant  un  cri  d'alarme.  Le  jeune  homme, 
emporté  par  sa  passion,  se  met  à  sa  poursuite. 
Elle  arrive  en  un  clin  d'œil  au  bord  du  gouffre. 
«  Si  vous  faites  un  pas  de  plus,  dit-elle,  je  me 
jette  dans  les  flots.  »  Ne  jugeant  pas  cette  me- 
nace sérieuse,  il  n'en  tint  aucun  compte  et 
hâta  sa  marche  vers  la  jeune  fille.  Comme  il 
étendait  déjà  les  bras  pour  la  saisir  :  «  Plutôt 
la  mort  que  la  honte  !  »  fit-elle,  et,  dans  un 
accès  de  sublime  désespoir,  elle  s'élance  dans 
le  gouffre  qui  l'engloutit...  «  O  vertu  !  »  s'é- 
cria le  jeune  homme  en  se  précipitant  après 
elle  dans  l'abîme. 

Adroit  plongeur,  il  rapporte  bientôt  sur  le 
rivage  le  corps  inanimé  de  la  belle  bouvière. 
Ses  soins  la  rappelèrent  à  la  vie,  et,  en  repre- 
nant ses  sens,  elle  ouït  ce  discours  de  la  bou- 
che de  son  sauveur  : 

13 


—  198  — 

(<  Consentez  à  être  mon  épouse  devant  Dieu 
et  devant  les  hommes,  vous  qui  sauriez  mourir 
plutôt  que  de  commettre  une  faute.  C'est  le 
vœu  que  j'ai  fait  au  ciel,  si  je  parvenais  à  vous 
sauver  la  vie.  » 

La  bouvière,  toute  émue,  remercia.  Elle 
n'avait  plus  à  redouter  les  entreprises  d'un 
séducteur,  elle  était  en  présence  d'un  honnête 
fiancé,  et  elle  pouvait  lui  exprimer  sa  recon- 
naissance et  son  bonheur. 

L'abbé  Boichot,  qui  avait  formé  le  cœur  de 
sa  paroissienne  aux  plus  solides  vertus,  qui 
l'avait  baptisée  et  lui  avait  fait  faire  digne- 
ment sa  première  communion,  l'unit  peu  de 
temps  après  à  son  époux  dans  la  chapelle  de 
Dam  vaux.  Cette  aventure  édifia  beaucoup 
les  honnêtes  gens  de  la  contrée,  et  c'est,  pa- 
raît-il, en  mémoire  de  cela  que  le  gouffre  du 
bas  de  Launot  s'est  appelé  depuis  le  Trou  de 
la  Bouvière. 


—  199  ~ 


i5 

Les  Champs  de  la  Croix 

(Canton  de  Baume) 

E  14  avril  1575,  des  députés  suisses  se 
rendant  à  la  cour  de  Henri  III,  roi  de 
France,  pour  solliciter  la  paix  en  faveur 
des  huguenots,  eurent  occasion  de  re- 
cueillir à  Baume,  lors  de  leur  passage,  une 
tradition  relative  à  cette  partie  de  la  prairie 
qu'on  nomme  les  Champs  de  la  Croix.  On 
lit  en  effet  dans  leur  Itinéraire,  écrit  par  le 
docteur  George  Cellarius,  de  Zurich,  à  la  date 
du  14  avril,  ce  qui  suit  : 

«  Nous  arrivâmes  le  même  jour  à  Baume, 
pour  l'heure  du  dîner.  Les  habitants  de  cette 
petite  ville  nous  reçurent  honorablement, 
comme  amis  et  comme  voisins.  Ils  nous  en- 
voyèrent, à  titre  d'hommage,  les  vins  les  plus 
généreux.  Bien  plus,  ils  nous  promirent  tous 
leurs  services.  Après  le  dîner,  nous  partîmes 
par  une  route  assez  facile  et  je  vis  une  croix 
de  pierre  élevée  à  l'entrée  de  trois  chemins. 
Je  demandai  à  celui  que  la  ville  nous  avait 
donné  comme  guide  ce  que  signifiait  cette 
croix.  lime  répondit  que,  quelque  temps  aupa- 


—   200  — 

r avant,  un  Suisse,  originaire  d'un  pays  dont  il 
avait  oublié  le  nom,  s'en  retournait  malade 
dans  sa  patrie,  après  avoir  été  au  service  mi- 
litaire, et  était  mort  dans  le  hameau  voisin. 
Comme  il  lui  restait  quatre  pièces  d'or,  il  avait 
demandé  qu'on  l'enterrât  à  l'entrée  des  che- 
mins et  qu'on  élevât  une  croix  de  pierre  sur 
sa  sépulture  :  ce  qui  fut  exécuté  selon  ses 
désirs. 

Les  champs  voisins  de  ce  lieu  se  sont  appe- 
lés, depuis  ce  temps-là,  les  Champs  de  la 
Croix.  L'un  d'eux  porte  même  le  nom  de 
Champ  du  Tombeau. 


16 

La  Fontaine  des  Malades 

(Tradition  qui  fait  suite  à  la  précédente) 
(Canton  de  Baume) 

E  petit  monument  qui  a  donné  son  nom 
aux  Champs  de  la  Croix,  dans  la  prai- 
rie de  Baume,  n'existe  plus  ;  mais  on 
trouve  une  croix  de  fer  dans  le  voisi- 
nage, au  bord  de  la  route  et  au-dessus  d'une 
petite  fontaine  qui  a  aussi  son  histoire,  ainsi 
que  le  verger  qu'elle  arrose.  Ce  lieu  s'appelle 
la  Malatière,  parce  qu'il  a  servi  autrefois  de 


—  201  — 

parc  à  des  malades  atteints  de  la  peste  ou  de 
quelque  autre  maladie  contagieuse.  Ces  ma- 
lades ne  pouvaient  sortir  du  clos  où  ils  étaient 
enfermés.  On  leur  passait  leur  nourriture  à 
travers  les  palis,  et  ils  s'abreuvaient  à  la  pe- 
tite fontaine  qui  est  encore  aujourd'hui  dési- 
gnée sous  le  nom  de  Fontaine  des  Malades, 
ce  qui  fit  croire  à  tort  à  quelques  bonnes  gens 
que  cette  source  avait  une  propriété  sani- 
taire. 

17 

Le  Chêne-Marié 

(Canton  de  Baume) 

u  bord  de  la  route  que  suivait  autre- 
fois la  diligence  de  Besançon  à  Mul- 
house, entre  le  hameau  de  la  Maison- 
Rouge  et  le  village  d'Hyèvre,  la  carte 
de  T état-major  signale  encore  le  Chêne-Marié, 
bien  qu'on  Tait  coupé  depuis  tantôt  cinquante 
ans. 

Qu'était-ce  donc  que  ce  Chêne-Marié  ? 

Les  enfants  de  Baume  de  ce  temps-là  le 
connaissaient  bien,  et  je  suis  assez  vieux  pour 
l'avoir  vu  moi-même  plusieurs  fois,  en  allant 
visiter,  un  peu  plus  loin,  le  gigantesque  Fau- 


— •  202  — 

teuil  de  Gargantua,  qui  est  encore  entier, 
lui,  et  qui  n'a  pas  bougé  de  place,  tant  celui 
qui  l'a  fait  l'a  solidement  construit. 

Le  Chêne-Marié  était  composé  de  deux 
chênes  séculaires  dont  les  troncs,  assez  voi- 
sins l'un  de  l'autre,  se  trouvaient  réunis  à  une 
certaine  hauteur  par  une  branche  énorme  à 
laquelle  chacun  de  ces  arbres  géants  parais- 
sait donner  une  vie  commune. 

Cet  arbre  était  un  objet  de  curiosité  et  de 
vénération  dans  le  pays.  Les  fiancés  venaient 
graver  leurs  noms  sur  son  écorce  et  prenaient 
ce  chêne  à  témoin  de  leur  promesse  de  fidé- 
lité. La  tradition  locale  racontait  même  des 
scènes  idylliques  auxquelles  il  ne  manquaitque 
les  vers  d'un  Théocrite  ou  d'un  André  Chénier. 

Tout  serment  fait  sous  le  Chêne-Marié 
était  sacré,  comme  s'il  eut  été  prêté  au  pied 
des  autels.  On  attribuait,  en  un  mot,  à  cet  ar- 
bre étrange  une  vertu  merveilleuse.  Cette  con- 
fiance populaire  tenait-elle  de  ce  culte  antique 
des  arbres,  la  dendrolâtrie,  qui  paraît  avoir 
été  très  répandu  chez  les  anciens  peuples  et 
notamment  chez  les  Gaulois,  où  il  était  fort 
enraciné  et  où  il  se  maintint  longtemps  encore 
après  la  conversion  de  cette  contrée  au  chris- 
tianisme ?  On  ne  saurait  le  dire.  Quoiqu'il  en 
soit  de  cette  idée,  qu'il  faut  livrer  à  la  vaine 
dispute  des  savants,  il  est  certain  que,  vers 


—  203  — 

1840,  un  bûcheron  impie  abattit  le  Chêne- 
Marié  sur  Tordre  réitéré  de  l'administration 
des  forêts.  Il  fut  maudit  de  toute  la  contrée, 
et  l'on  assure  qu'il  fut  puni  de  son  vandalisme 
peu  de  temps  après,  et  qu'il  se  tua  en  tombant 
du  haut  d'un  peuplier  qu'il  élaguait  au  bord 
du  canal. 

Bien  des  années  après  la  coupe  du  Chêne- 
Marié,  on  montrait  encore,  au  ras  du  sol,  le 
double  tronc  de  cet  arbre  extraordinaire,  en 
déplorant  amèrement  sa  destruction. 

18 

Le  Fauteuil  de  Gargantua 

(Canton  de  Baume) 

ARGANTUA  n'est  pas  sorti  tout  entier  du 
cerveau  de  Rabelais.  Il  existait  dans 
l'imagination  populaire  bien  longtemps 
avant  la  naissance  d' A  Ico  fribas  Na^ier. 
Son  fauteuil,  que  l'on  montre  au  voyageur 
entre  la  ville  de  Baume  et  le  village  d'Hyèvre, 
figure  à  merveille  dans  cette  vallée  du  Doubs, 
où  l'on  raconte  que,  pressé  par  la  soif  et  fa- 
tigué de  la  marche  avec  ses  bottes  de  sept 
lieues,  le  géant  se  pencha  pour  boire  et  avala 
d'un  trait  toute  l'eau  de  la  rivière.  Il  s'assit 
après  cela  parmi  les  rochers  de  la  rive  droite.' 


—  204  ~ 

Le  sol  s'affaissa  sous  le  poids  de  son  corps  et 
en  garda  l'empreinte.  Comme  il  se  plaignait 
de  la  faim,  les  gens  de  Bois-1  a-Ville  et  d'Hyè- 
vre  lui  fournirent  plusieurs  moutons  et  une 
paire  de  bœufs,  qu'il  avala  tout  crus,  en  disant 
que  cela  suffisait  à  peine  pour  remplir  sa  dent 
creuse. 

19 

Le  Saut  de  Gamache 

(Canton  de  Baume) 

es  chemins  de  fer  n'ont  encore  point  de 
traditions  ;  mais  nos  anciennes  routes, 
aujourd'hui  abandonnées  par  les  voya- 
geurs, en  comptaient  presque  autant  que 
de  bornes  kilométriques.  Le  grandvallier  les 
savait,  et  il  était  rare  que  dans  la  diligence  il 
ne  se  trouvât  personne  pour  les  dire  et  les 
apprendre  à  ceux  qui  pouvaient  les  ignorer 
encore.  Dans  mon  enfance,  j'ai  fait  bien  sou- 
vent en  voiture  le  chemin  de  Baume  à  Besan- 
çon. Il  fallait  quatre  heures,  et  quelquefois 
plus,  pour  faire  ce  voyage.  Entre  autres  his- 
toires merveilleuses  que  j'ai  entendu  conter 
sur  les  différents  sites  de  ce  pays  accidenté, 
voici  ce  que  l'on  ne  manquait  jamais  de  dire 


—  205  — 

quand,  arrivés  au-dessus  de  la  longue  montée 
de  Grosbois,  en  face  du  village  d'Esnaus,,  on 
redescendait  une  pente  rapide  appelée  le 
Saut  de  Gamache. 

Un  grand  seigneur  espagnol,  du  nom  de 
Gamache,  revenait  d'Allemagne  avec  toute  sa 
famille  dans  un  magnifique  équipage,  auquel 
il  avait  coutume  de  faire  atteler  quatre  che- 
vaux à  chaque  relai  de  poste.  En  passant  de- 
vant l'oratoire  de  Champvans,  il  avait  fait 
arrêter  les  chevaux,  pour  s'agenouiller  un 
instant  devant  la  madone.  Il  glissa,  en  se  rele- 
vant, une  pièce  de  monnaie  dans  le  tronc  de 
la  petite  chapelle  et  dit  à  haute  voix  :  Iter 
para  tutum.  Arrivés  au-dessus  de  la  mon- 
tée, les  chevaux  prirent  le  mors  aux  dents  de 
frayeur  et  ne  tardèrent  pas  à  être  lancés  dans 
le  ravin  avec  l'équipage  et  tout  son  contenu. 
La  voiture  fit  plusieurs  tours  sur  elle-même  en 
roulant  jusqu'au  bord  de  la  rivière,  où  elle  se 
brisa.  Une  roue,  qui  s'était  détachée,  se  trouva 
lancée  avec  une  telle  force  qu'elle  traversa  le 
Doubs  et  ne  s'arrêta  que  sur  l'autre  rive.  Les 
chevaux  furent  tués  ;  les  postillons  blessés 
grièvement  ;  quant  au  seigneur  de  Gamache 
et  à  tous  les  siens,  ils  n'eurent  pas  le  moindre 
mal.  On  attribua  leur  salut  à  la  protection 
miraculeuse  de  la  sainte  Vierge.  On  montrait 
naguère  encore,  au  château  d'Esnaus,  unepor- 


- —  20Ô  - — 

tière  de  la  voiture  du  comte  de  Gamache  avec 
Vécu  de  ses  armes  enguirlandé  d'un  filet  d'or. 

20 

Les  Corneilles  du  Quin 

(Canton  de  Baume) 


l'extrémité  sud-ouest  de  la  prairie  de 
Baume,  il  existe  une  montagne  boisée 
appelée  Burmont.  Cette  hauteur  se 
termine  du  côté  du  Doubs  par  un  for- 


midable rempart  de  rochers  à  pics,  connus 
sous  le  nom  de  Roches  du  Quin.  En  toute 
saison,  ces  roches  caverneuses  et  inaccessibles 
sont  peuplées  d'une  quantité  de  corbeaux  que 
les  chasseurs  du  pays  n'ont  jamais  pu  ni  déni- 
cher ni  éloigner  de  ces  sommets  et  que  sans 
doute,  pour  cette  raison,  on  appelle  les  Cor- 
neilles du  Quin»  Lorsque  nous  allions  herbo- 
riser sur  la  montagne  de  Burmont  avec  notre 
vénérable  maître  et  ami,  le  docteur  Faivre 
d'Esnaus,  qui  pendant  quarante  années  pro- 
fessa gratuitement  au  collège  de  Baume  les 
sciences  physiques  et  naturelles,  il  nous  rap- 
pelait que  le  savant  Perreciot  avait  découvert 
sur  cette  montagne  un  camp  romain.  Il  ajou- 
tait à  cela  le  récit  d'une  tradition  qu'il  tenait, 


—  207  — 

disait-il,  des  anciens  de  Champvans  et  de  la 
Grange- Villotey.  Autrefois,  rapporte  cette 
tradition,  il  n'y  avait  pas  plus  de  corneilles 
dans  les  roches  du  Quin  que  dans  celles  de 
Bâbre  et  de  Chatard  ;  mais  une  grande  armée 
vint  un  jour  établir  son  camp  sur  la  montagne 
de  Burmont.  Cette  armée,  comme  toutes  cel- 
les qui  tiennent  campagne,  était  suivie  par 
des  corbeaux  qui  se  nourrissent  de  chair  hu- 
maine sur  les  champs  de  bataille.  Ces  cor- 
beaux nichèrent  alors  dans  les  anfractuosités 
des  roches  du  Quin  et  s'y  trouvèrent  si  à  Taise 
que,  depuis  ce  temps-là,  ils  n'ont  jamais  voulu 
s'en  aller  de  cet  endroit. 


21 

La  Grotte  de  la  Fâchée 

(Canton  de  Baume) 

ADis,  une  bonne  fée  avait  établi  son  sé- 
jour dans  la  vallée  du  Cusancin.  Elle 
s'était  signalée  par  de  nombreux  bien- 
faits. Un  jour,  voulant  combler  la  me- 
sure de  ses  libéralités,  elle  dota  Guillon  d'une 
source  qui  guérissait  toutes  les  maladies.  Il 
suffisait  alors  de  boire,  dans  le  creux  de  la 
main,  quelques  gouttes  d'eau  de  la  fontaine 


—  2o8  — - 

qu'habitait  la  fée,  pour  renaître  à  la  santé. 
Des  cures  merveilleuses  se  multiplièrent  en  ce 
temps-là.  Mais,  par  malheur,  des  hommes 
avides  voulurent  usurper  à  leur  profit  la 
source  bienfaisante.  Ils  s'emparèrent  de  la 
grotte  modeste  où  vivait  la  fée  ;  ils  captèrent 
les  eaux  salutaires  et  en  firent  un  grand  trafic 
dans  un  palais  somptueux.  Chassée  ainsi  de 
sa  retraite,  la  bonne  fée  se  retira,  pour  pleurer 
sur  l'ingratitude  et  la  cupidité  des  hommes, 
au  sommet  d'une  montagne  voisine,  où  elle 
versa  tant  de  larmes  qu'il  en  naquit  une  source 
amère,  au  pied  du  coteau,  dans  l'endroit  le 
plus  solitaire  de  la  vallée.  Les  eaux  filtraient 
lentement  par  une  double  excavation  de  ro- 
chers, auxquels  un  mauvais  plaisant  donna  le 
nom  de  Narines  du  Diable.  Ce  nouvel  ou- 
trage irrita  la  fée.  Elle  abandonna  encore  sa 
retraite  en  la  maudissant,  et  alla  se  réfugier 
dans  une  grotte  escarpée  qui  s'ouvre  au  flanc 
du  mont  Chatard,  en  face  du  village  de  Cour. 
Cette  caverne,  qui  n'est  que  le  frontispice 
d'un  palais  immense  régnant  dans  l'intérieur 
de  la  montagne  et  inaccessible  aux  pas  des 
plus  téméraires  humains,  se  nomme,  depuis 
ce  temps-là,  la  Grotte  de  la  Fâchée.  De  cet 
endroit  inabordable,  la  fée  répandit  sur  la 
contrée  autant  de  calamités  qu'elle  avait  au- 
trefois répandu  de  bienfaits  sur  les  rives  du 


—  209  — 

Cusancin.  Heureusement  qu'elle  ne  s'est  point 
obstinée  à  demeurer  dans  cette  grotte,  d'où 
elle  jetait  dans  sa  colère  d'énormes  blocs  de 
rochers  sur  les  voyageurs  qui  suivaient  à  ses 
pieds  la  route  de  Baume  à  Guillon.  On  peut 
voir  encore  aujourd'hui,  au  bord  de  la  chaus- 
sée, et  même  jusqu'au  milieu  de  la  rivière  du 
Doubs,  les  dernières  pierres  que  lança  la 
Fâchée,  avant  de  quitter  sans  retour  sa  redou- 
table demeure. 


22 

Les  Brûlés  de  Villers-le-Sec 

(Canton  de  Baume) 

illers-le-Sec  est  un  un  village  très 
}  ancien,  sur  le  territoire  duquel  on  a 
trouvé  beaucoup  de  médailles  et  d'anti- 
quités romaines  mêlées  à  des  ossements 
humains.  L'église  est  déjà  mentionnée  dans 
un  titre  de  1040.  En  1638,  lors  des  invasions 
de  Bernard  de  Saxe-Weimar  en  Franche- 
Comté,  les  habitants  des  campagnes,  crai- 
gnant que  ce  farouche  personnage  ne  mît  à 
exécution  les  menaces  sanguinaires  qu'il  avait 
faites,  se  réfugièrent  dans  les  cavernes  dont  le 
pays  est,  en  quelque  sorte,  criblé.  Les  gens  de 


—  210  — 


Villers-le-Sec  se  cachèrent  dans  une  grotte, 
fort  étroite,  au  fond  d'une  combe ,  à  cinq 
ou  six  cents  mètres  du  village,  au  couchant. 
Ils  y  portèrent,  dit  la  tradition  locale,  leurs 
provisions  et  tout  ce  qu'ils  avaient  de  précieux, 
abandonnant  leurs  maisons  au  vandalisme 
des  soldats.  Ceux-ci,  cherchant  où  les  habi- 
tants avaient  pu  se  réfugier,  aperçurent,  au- 
près d'un  petit  bouquet  de  bois,  un  enfant  qui 
avait  trompé  la  surveillance  de  ses  parents  et 
qui  s'était  échappé  de  la  caserne.  Les  soldats 
le  poursuivirent,  et,  au  moyen  de  cette  piste, 
ils  découvrirent  l'entrée  de  la  baume  où  les 
gens  de  Villers-le-Sec  se  croyaient  en  sûreté, 
Mais,  n'osant  s'aventurer  dans  f  étroit  passage 
où  l'enfant  s'était  dérobé  à  leurs  yeux,  les  sol- 
dats coupèrent  le  bois  tout  autour  et  y  mirent 
le  feu,  de  sorte  que  tous  les  réfugiés  périrent 
asphyxiés  dans  la  caverne.  Le  villag-e  fut  in- 
cendié et  le  pays  resta  désert  jusqu'en  1672, 
c'est-à-dire  pendant  trente-quatre  ans.  Les 
anciens  habitants  de  Villers-le-Sec  sont  en- 
core dans  la  baume  où  ils  ont  été  étouffés  ;  car 
depuis  cette  époque  on  a  vainement  cherché  à 
s'y  introduire  ;  les  lumières  s'éteignent  après 
quelques  pas  de  descente,  ce  qui  a  déterminé 
les  nouveaux  propriétaires  des  champs  voisins 
à  y  jeter  toutes  les  pierres  qui  les  embarras- 
saient, au  point  que  l'entrée  de  la  caverne  a 


été  complètement  obstruée.  Quelques  ouvriers 
de  Baume,  ayant  entendu  parler  de  ces  faits, 
sont  allés  avec  des  pioches  et  autres  outils, 
dans  l'espoir  de  débarrasser  l'entrée  du  sou- 
terrain et  d'y  faire  de  bonnes  trouvailles  ; 
mais,  ne  sachant  où  déposer  les  déblais,  ils 
ont  été  forcés  de  renoncer  à  l'entreprise.  Lé 
gaz  acide  carbonique,  qui  éteignait  les  lumiè- 
res et  remplissait  la  grotte,  a  la  propriété  de 
conserver  presque  indéfiniment  les  cadavres. 
On  pourrait  donc  espérer,  en  pénétrant  dans 
cette  grotte,  avec  l'aide  d'un  fourneau  d'ap- 
pel, y  retrouver  tout  un  mobilier  du  XVIIe 
siècle,  et  peut-être  même  des  corps  conservés 
à  Tétat  de  momies. 

23 

Le  Bois  Rodolphe 

(Canton  de  Baume) 

N  ce  temps-là,  Rodolphe,  roi  de  Bour- 
gogne, chassait  avec  son  grand  veneur 
dans  les  vastes  forêts  qui  couvraient  les 
environs  de  Baume. 
Un  jour,  dans  le  bois  d'Adam,  ils  firent  ren- 
contre d'un  ours  énorme  qu'ils  poursuivirent 
avec  leurs  chiens.  Rodolphe,  que  son  ardeur 


—  212  — 

poussait  en  avant,  blessa  l'animal  ;  mais 
Fours,  s'étant  retourné  tout  à  coup,  se  préci- 
pita du  côté  du  roi.  Alors  le  cheval,  effrayé  à 
la  vue  du  fauve,  se  cabra  et  fit  perdre  la  selle 
à  son  cavalier,  qui  tomba  et  resta  suspendu  à 
rétrier.  Il  allait  être  dévoré  par  Tours  ou 
écrasé  sous  son  coursier,  lorsque  le  grand  ve- 
neur, s'élançant  à  terre,  arrêta  le  cheval  d'une 
main  et  de  Tautre  enfonça  son  couteau  dans 
les  flancs  de  Tours,  qui  expira  sur  le  coup.  En 
mémoire  de  cet  événement,  le  roi  voulut  que 
le  bois  où  il  avait  couru  un  si  grand  danger 
s'appelât  de  son  nom  :  le  Bois  Rodolphe. 
C'est  ainsi  qu'il  est  encore  désigné  de  nos 
jours. 

Après  cela,  Rodolphe  continua  de  chasser 
avec  son  grand  veneur  du  côté  de  la  monta- 
gne. Ce  ne  fut  qu'un  peu  avant  l'heure  du  cré- 
puscule et  après  avoir  parcouru  bien  du  pays, 
que  voulant  reconnaître  le  dévouement  de  son 
veneur,  le  roi  lui  dit  :  «  Il  ne  convient  pas  que 
le  soleil  se  couche  sur  le  service  que  tu  m'as 
rendu,  sans  qu'auparavant  je  t'en  aie  digne- 
ment récompensé.  Dis-moi  ce  que  tu  veux,  et 
je  jure  de  te  Toctroyer.  » 

Le  veneur  demanda  à  son  maître  le  terri- 
toire d'autant  de  villages  qu'il  pourrait  tuer  de 
grosses  bêtes  depuis  minuit  jusqu'au  prochain 
lever  du  soleil.  Le  roi  le  lui  accorda,  et  tous 


—  213  ~ 

deux  se  couchèrent  sous  un  grand  chêne  et  s'en- 
dormirent. Mais  quand  vint  l'heure  de  minuit, 
le  veneur  se  leva  tout  doucement,  sans  éveil- 
le roi,  et  partit  pour  la  chasse  avec  deux  pi- 
queurs. 

Quand  le  prince  s'éveilla,  au  moment  où  les 
oiseaux  de  la  forêt  saluaient  l'aurore  de  leurs 
chants,  grande  fut  sa  surprise  en  voyant  à  ses 
pieds  son  grand  veneur  qui  sommeillait  sur  la 
mousse,  ayant  autour  de  lui  quatre  sangliers, 
deux  ours  et  deux  cerfs,  tués  de  sa  main  pen- 
dant sa  chasse  nocturne.  La  vue  de  ces  huit 
pièces  de  gibier  rappela  au  roi  le  service  que 
son  veneur  lui  avait  rendu  et  la  récompense 
qu'il  lui  avait  promise.  Alors,  le  tirant  fami- 
lièrement parla  barbe  pour  le  réveiller,  il  lui 
dit  en  souriant  :  «  Lève-toi,  brave  serviteur  ; 
pendant  que  ton  maître  dormait  paresseuse- 
ment, tu  as  gagné  le  territoire  de  huit  villa- 
ges. »  Or,  ces  huit  villages  sont  ceux  qui  se 
trouvent  dans  cette  partie  du  canton  de  Pier- 
refontaine  qu'on  appelle  encore  aujourd'hui  le 
Champ  du  Veneur  ou  la  terre  de  Vennes, 

Au  lieu  même  où  le  roi  avait  dormi,  c'est- 
à-dire  au-dessus  du  rocher  sous  lequel  le  Des- 
soubre  prend  sa  source,  le  veneur  fit  bâtir  le 
beau  manoir  de  Châtelneuf ,  fameux  dans  toute 
la  montagne  par  l'aventure  merveilleuse  qui 
survint  à  Ottenin  de  Vennes,  l'un  des  plus  il- 

14 


—  214  — 

lustres  descendants  du  fondateur.  (Voir  ci- 
après  les  traditions  du  canton  de  Pierre- 
fontaine.) 

24 

Le  Château  de  Silley 

(Canton  de  Baume) 

NTRE  Es n  an  s  et  Fourbanne,  sur  la  rive 
gauche  du  Doubs,  on  aperçoit  de  loin, 
au  sommet  de  la  montagne,  un  donjon 
en  ruine,  couronné  d'un  arbre  séculaire, 
que  Ton  appelle  le  château  de  Silley. 

Le  nom  des  anciens  possesseurs  de  ce  ma- 
noir s'est  perdu  dans  la  nuit  des  temps.  On  ra- 
conte toutefois  que  vers  1 100,  le  seigmeur  de 
Silley  était  un  haut  baron,  chasseur  intrépide 
et  opprosseur  implacable  des  paysans  du  voi- 
sinage. Il  foulait  sans  pitié  dans  ses  grandes 
chasses  les  prés,  les  champs  et  les  vignes.  On  dit 
même  qu'un  cerf, réfugié  dans  un  oratoire,  au- 
rait été  tué  sur  les  degrés  de  l'autel  par  ce  sei- 
gneur impie. 

Un  soir  de  saint  Hubert,  il  s'égara  loin  des 
siens  à  la  poursuite  d'une  louve.  Brisé  de  fa- 
tigue, il  appelle  en  vain  ses  gens,  en  vain  sa 
trompe  fait  résonner  les  échos  du  val  sombre 


-  2i5  - 

et  désert  :  personne  ne  lui  répond...  Un  sen- 
tier, qu'il  croit  reconnaître,  l'égaré  et  le  con- 
duit parmi  des  rochers,  où  les  ronces  et  les 
épines  forment  autour  de  lui  des  barrières  in- 
franchissables. Réduit,  il  s'assied  sous  un  ar- 
bre, la  main  sur  son  épée,  et  s'endort... 

Vers  minuit,  il  est  réveillé  par  d'effroyables- 
abois  qui  retentissent  sous  ses  pieds  dans  la 
forêt.  Il  ne  tarde  pas  à  apercevoir,  à  la  clarté 
douteuse  de  la  lune  qui  venait  de  se  lever, 
une  meute  de  chiens  terribles.  Un  homme  fuit 
devant  eux  à  toutes  jambes.  Derrière  les  chiens 
un  veneur  à  cheval  les  excite  en  sonnant  une 
telle  fanfare  qu'on  eût  cru  que  le  tonnerre 
était  dans  sa  poitrine.  Si  ce  n'était  le  diable, 
c'était  du  moins  quelqu'un  des  siens.  Le  châ- 
telain de  Silley  suit  d'un  œil  hagard  cette 
chasse  infernale.  Tout  à  coup,  l'homme  qui 
fuyait  devant  la  meute  se  trouve  arrêté  à  quel- 
ques pas  de  lui  par  de  hideux  squelettes  ;  il 
tombe  aux  pieds  des^chiens  affamés.  Le  diabo- 
lique veneur  descend  de  cheval  pour  faire  la 
curée. 

Alors,  pour  la  première  fois  de  sa  vie,  le 
châtelain  de  Silley  est  saisi  d'épouvante  ;  il 
s'écrie  aussitôt  d'une  voix  éperdue  :  «  Jésus 
Dieu  !  »  A  ces  mots,  chiens  et  veneurs,  tout 
disparaît,  et  le  châtelain  de  Silley  se  trouve 
face  à  face  avec  l'inconnu,  qui  s'approche  et 


-—  2l6  — 

lui  dit  :  «  Jeune  homme,  reg*arde-moi,  je  suis 
ton  grand-père.  Chasseur  comme  toi  sur  la 
terre,  j'ai  persécuté  sans  pitié  bêtes  et  gens  ; 
j'ai  fait  subir  la  mort  à  des  villageois  que  mes 
piqueurs  avaient  surpris  en  délit  de  bracon- 
nage. Quand  je  mourus  à  mon  tour,  la  ven- 
geance de  Dieu  était  prête.  Depuis  ce  jour-là, 
une  bande  de  mes  vassaux  tués  me  chasse 
avec  ma  meute  par  monts  et  par  vaux.  Chaque 
nuit,  quand  je  succombe,  le  diable  jette  aux 
chiens  mon  corps  en  curée.  Que  mon  exemple 
te  serve  de  leçon,  mon  enfant  î  prie  Dieu  pour 
moi  ;  épargne  la  moisson  et  la  vie  du  labou- 
reur et  n'oublie  jamais  que  tous  les  hommes 
sont  frères.  »  Et  le  vieux  seigneur  disparut. 

Au  point  du  jour,  les  piqueurs  du  châtelain 
de  Silley  retrouvèrent  leur  maître.  Ils  avaient 
peine  à  le  reconnaître.  Sa  barbe  et  ses  che- 
veux avaient  blanchi  ;  dans  une  nuit  il  avait 
vieilli  de  cinquante  ans.  Jamais  il  ne  consentit 
à  rentrer  dans  le  château  de  ses  aïeux.  Il  en 
fit  murer  la  porte  et  combler  les  fossés  ;  il  fit 
mutiler  son  blason  sur  le  mur  pour  que  son 
nom  même  fut  à  jamais  effacé  dans  le  souvenir 
des  hommes  ;  et  il  s'en  alla  pieds  nus  jusqu'à 
Rome,  en  mendiant  son  pain.  Il  revint  absous, 
vendit  tout  ce  qu'il  possédait  pour  aider  à 
payer  la  rançon  des  chrétiens  et  pour  fonder 
dans  le  vallon  solitaire,  où  il  avait  été  témoin 


—  217  — 

de  la  chasse  infernale,  un  vaste  monastère,  au- 
quel le  pape  donna  ce  nom  :  la  Grâce-Dieu. 

L'histoire  nous  enseigne  que  l'abbaye  de  la 
Grâce-Dieu  a  été  fondée  en  n3g,  par  Ri- 
chard II  de  Montfaucon. 


22 

Vénéla 

(Canton  de  Baume) 

L  y  avait  autrefois  à  Baume  un  jeune 
homme  qu'une  fée  avait  doué  au  ber- 
ceau. Il  ne  paraissait  pas  destiné  à 
autre  chose  qu'à  devenir  un  poète  : 
triste  lot  dans  tous  les  siècles,  où  toujours 
l'utile  a  prévalu  sur  l'agréable.  Il  s'appe- 
lait André.  Jamais,  dans  son  enfance,  il 
n'eut  d'entraînement  pour  les  plaisirs  qui 
font  le  charme  ordinaire  de  la  jeunesse.  Il 
fuyait  l'école  routinière,  aussi  bien  que  les 
jeux  bruyants  des  enfants  de  son  âge.  Comme 
le  Minstrel  écossais  de  Béattie,  André  n'ai- 
mait que  la  solitude.  Il  passait  des  jours  entiers 
dans  les  bois,  sur  les  rochers  déserts,  au  bord 
des  fontaines  ou  des  torrents,  seul,  toujours 
seul.  Cette  vie  sauvage  était  un  mystère  impé- 
nétrable pour  ses  parents  eux-mêmes.  A  quinze 


—  2l8  — 

ans,  il  semblait  ignorer  les  choses  les  plus  vul- 
guaires,  et  quelquefois  il  étonnait  par  la  jus- 
tesse des  observations  qui  lui  échappaient.  Où 
donc  avait-il  appris  cette  langue  poétique  dont 
il  se  servait  ?  Personne  ne  devinait.  La  fée  qui 
avait  présidé  à  sa  naissance,  c'était  Vénéla, 
c'est-à-dire  une  muse.  Elle  le  suivait  partout. 
Elle  lui  apparaissait  dans  la  solitude  sous  mille 
formes  séduisantes.  André  eut  bientôt  pour 
elle  un  culte  dont  rien  ne  semblait  devoir  le 
détourner  jamais.  Comme  il  se  donna  tout  en- 
tier à  la  muse,  elle  se  donna  toute  entière  à 
lui.  Epris  l'un  de  l'autre,  ils  vécurent  heureux 
pendant  plusieurs  années,  dans  un  doux  et 
«chaste  commerce.  Ce  fut  le  temps  ou  André 
composa  des  vers,  comme  ceux  des  lakistes  du 
Nord,  dans  lesquels  il  se  complaisait  à  décrire 
les  jolies  scènes  de  rivières  et  de  montagnes 
que  lui  offraient  à  chaque  pas  les  environs  de 
sa  petite  ville.  Vénéla  aurait  sans  doute  ins- 
piré au  jeune  André  des  chants  dignes  de  la 
postérité,  s'il  fût  resté  fidèle.  Mais  il  voulut 
courir  le  monde,  et  il  ne  tarda  pas  à  oublier 
celle  à  laquelle  il  devait  le  bienfait  de  son  pre- 
mier amour.  Il  négligea  la  poésie  et  perdit  peu 
à  peu  tous  les  secrets  de  cet  art  divin.  Cepen- 
dant Vénéla,  qui  avait  fondé  sur  lui  les  plus 
.belles  espérance,  s'abandonna  au  désespoir. 
JElle  renonça  à  ses  droits  immortels  et  se  réfu- 


—  219  — 

gia,  pour  mourir  seule,  dans  une  grotte  sau- 
vage, où  elle  avait  souvent  accompagné 
André  et  où  il  avait  pour  la  première  fois, 
devant  elle,  déplier  ses  sentiments  et  ses  pen- 
sées aux  douces  lois  du  vers.  Elle  gémit  si 
longtemps  et  versa  tant  de  larmes  avant  d'ex- 
pirer, que  ses  pleurs  formèrent  au  fond  de  la 
grotte  une  source  harmonieuse  qui  porte  au- 
jourd'hui son  nom. 


26 

Jean  de  Cusance  et  la  dame  de  Belvoir 

(Canton  de  Baume) 


%v  XIIe  siècle,  Cusance-le-Châtel  était 
le  centre  d'une  baronnie  importante 
possédée  par  Tune  des  plus  nobles 


^)  familles  du  comté  de  Bourgogne. 
On  sait  que  ïhiébaut  IV  de  Neuchâtel  fit  une 
guerre  à  outrance  à  Gérard  et  à  Jean  de  Cu- 
sance. Il  assiégea  et  prit  d'assaut  leur  château, 
ainsi  que  sept  petites  forteresses  qui  en  dé- 
pendaient, et  ravagea  tous  les  villages  de  la 
seigneurie.  Gérard  et  son  frère  Jean  étant 
tombés  aux  mains  de  Thiébaud,  celui-ci  les 
enferma  dans  sa  prison  à  Neuchâtel,  fit  mettre 
Jean  à  mort  et  ne  fit  la  paix  avec  Gérard  qu'en 


1277-  I-a  seigneurie  de  Cusance  fut  encore 
ravagée  et  les  forteresses  brûlées  en  1 33 7  par 
les  seigneurs  ligués  contre  le  duc  Eudes  IV. 
Comme  beaucoup  d'autres  maisons  fortes  de 
notre  contrée,  Cusance-le-Châtel  fut  trois  fois 
pris  et  repris  par  les  Français,  sous  Louis  XI, 
époque  probable  de  sa  ruine. 

On  sait  d'autre  part  que  Belvoir  était  un 
bourg  qui  a  donné  son  nom  à  une  illustre  fa- 
mille, dont  les  membres  figurèrent  parmi  les 
principaux  seigneurs  du  comté  de  Bourgo- 
gne. Cette  baronnie  a  passé  de  la  maison  de 
Belvoir  dans  celle  de  V e rgy- Belvoir,  puis 
dans  celle  de  Cusance.  Le  château  de  Belvoirr 
accessible  seulement  du  côté  du  nord,  occu- 
pait la  pointe  escarpée  de  la  montagne  qui  do- 
mine le  val  de  Saucey.  En  143 1 ,  des  seigneurs 
alsaciens  tentèrent  inutilement  de  s'en  empa- 
rer par  escalade.  Il  résista  encore  en  1475  à 
l'attaque  des  Ferretois  et  des  Suisses.  Mais  il 
fut  pris  et  repris  trois  fois  lors  de  la  conquête 
de  la  F ranche-Comté  par  Louis  XL  L'aile  oc- 
cidentale de  cette  forteresse  est  entièrement 
tombée  en  ruine  ;  mais  l'aile  orientale  existe 
encore  en  son  entier. 

Voici  la  tradition  chevaleresque  de  Jean  de 
Cusance  et  de  la  dame  de  Belvoir  : 

Un  jour,  Jean  de  Cusance,  profitant  de  l'é- 
loignement  du  sire  de  Belvoir,  qui  était  allé 


—  221  — 


guerroyer  en  Allemagne  avec  le  prince  de 
Montbéliard ,  vint  à  l'improviste  mettre  le 
siège  devant  le  château  du  baron,  se  flattant 
de  l'emporter  aisément.  Mais  ce  projet  si  peu 
conforme  à  la  loyauté  chevaleresque  trouva, 
dans  la  fermeté  d'une  femme,  des  obstacles 
qui  le  firent  échouer.  Le  baron  de  Belvoir 
avait  laissé  la  garde  de  son  castel  à  sa  femme, 
Jeanne  de  Montfaucon.  Lorsque  Jean  de  Cu- 
sance  s'approcha  du  château,   qu'il  croyait 
sans  défense,  il  ne  fut  pas  peu  surpris  de  trou- 
ver les  remparts  et  les  tours  gardés  par  les 
femmes  des  guerriers   qui  avaient  suivi  le 
baron  en  Allemagne.  Cette  troupe  féminine 
était  sous  les  ordres  de  Jeanne,  qui  s'avança 
hardiment  à  la  rencontre  du  sire  de  Cusance, 
l'épée  à  la  main,  le  sein  couvert  d'une  cui- 
rasse et  la  tête  cachée  sous  un  casque,  qui 
laissait  échapper  les  boucles  blondes  de  ses 
cheveux.  «  Chevalier,  dit-elle,  je  n'ai  ici  avec 
moi  que  des  femmes,  moins  habiles  à  porter 
les  armes  qu'à  filer  leur  quenouille.  Si  pour- 
tant vous  vous  obstinez  à  vouloir  vous  empa- 
rer de  cette  forteresse  dépourvue  de  défen- 
seurs, nous  tâcherons  de  suppléer  par  le  cou- 
rage à  la  force  que  la  nature  a  refusée  à  notre 
sexe.  Si  la  victoire  vous  reste,  votre  gloire 
sera  petite  ;  mais  si  j'ai  le  bonheur  de  vous 
vaincre,  la  mienne  sera  grande  et  passera  â 


—  222  — 

mes  derniers  neveux.  »  —  «  Belle  dame,  ré- 
pondit Jean  de  Cusance,  Dieu  me  garde  d'une 
telle  forfaiture  envers  vous  :  un  grand  blâme 
en  adviendrait  à  mon  honneur.  Je  vous  donne 
quinze  jours  pour  que  vous  fournissiez  gens 
nobles  contre  qui  nous  puissions  combattre.  » 
Cela  dit,  Jean  de  Cusance  s'éloigna  et  reprit 
le  chemin  de  son  château.  Deux  jours  avant 
le  terme  prescrit,  un  envoyé  de  Jeanne  de 
Belvoir  vint  présenter  à  Jean  de  Cusance  un 
cartel  ainsi  conçu  : 
«  Mon  beau  Cousin, 

«  Ce  jour  de  saint  Germain,  du  castel  de  la 
Baume  partira  un  noble  chevalier  pour  faire 
arme  contre  vous.  Il  montera  ur.  cheval  blanc 
et  tiendra  hache  émoulue,  dont  il  entend  se 
servir  pour  vous  combattre.  Si  ne  défaillez  de 
vous  rendre  à  sa  semonce,  sans  autre  chevau- 
chée que  deux  écuyers,  car  plus  n'en  aura.  » 

Le  château  de  la  Baume,  où  Jeanne  assi- 
gnait le  sire  de  Cusance,  est  un  antre  situé 
dans  le  flanc  d'une  roche  escarpée,  qui  ferme 
l'issue  d'une  longue  vallée  environnée  de  mon- 
tagnes. Il  existe  une  tradition  qui  fait  de  cet 
antre,  aussi  appelée  la  Grotte  des  Fées,  une 
retraite  sacrée.  Cette  grotte  servait  de  refuge 
au  seigneur  du  pays  et  aux  habitants  de  la 
contrée  dans  les  temps  de  guerre.  Ce  fut  dans 
ce  lieu  sauvage  que  Jean  de  Cusance  vint 


—  223  — 

chercher  son  ennemi.  A  mesure  qu'il  appro- 
chait de  la  roche  du  Dard,  il  distinguait  les 
préparatifs  du  combat.  Dans  un  champ  clos  se 
trouvait  dressé  le  pavillon  aux  armes  et  cou- 
leurs de  Belvoir.  Jean  de  Cusance  fit  dresser 
sa  tente  dans  l'endroit  opposé  de  l'enceinte  et 
donna  avis  en  même  temps  de  son  arrivée  au 
chevalier  qui  devait  le  combattre.  Celui-ci  pa- 
rut aussitôt  et  pressa  son  cheval  vers  le  pa- 
villon de  son  ennemi,  qui  vint  à  sa  rencontre. 
Jean  de  Cusance  remarqua  que  ce  chevalier 
tenait  la  visière  de  son  casque  baissée.  «  Ig~no- 
rez-vous,  lui  dit-il,  que  dans  le  combat  tout 
loyal  chevalier  doit  se  montrer  à  découvert  ? 
Vous  portez,  il  est  vrai,  les  couleurs  du  sire 
de  Belvoir,  mais  je  sais  que  ce  seigneur  est 
présentement  en  Allemagne,  et  que  personne 
de  sa  lignée  ne  porte  de  couleurs  semblables 
aux  siennes.  Faites-vous  donc  connaître  par 
votre  nom,  messire,  ou  tout  au  moins  jurez- 
moi,  par  saint  Georges,  le  bon  chevalier,  que 
vous  êtes  de  noble  race  et  digne  de  faire  arme 
contre  moi.  — Je  jure,  répondit  Jeanne  en  dé- 
guisant sa  voix,  car  c'était  elle  qui,  cette  fois 
encore,  s'était  cachée  sous  un  habit  guerrier, 
je  jure  par  saint  Georges,  le  bon  chevalier,  que 
je  ne  vous  le  cède  ni  en  noblesse  ni  en  valeur. 
— Je  le  veux  croire,  dit  Jean  de  Cusance.  Entre 
donc  qui  pourra  le  premier  de  nous  deux  dans 


—  224  — 

la  lice  ;  celui  qui  devancera  l'autre  commen- 
cera le  combat.  » 

Tous  deux  partirent  en  même  temps  ;  mais 
le  cheval  blanc  de  la  dame  de  Belvoir  arriva 
en  un  clin  d'œil  à  la  barrière  qu'il  franchit. 
Jeanne  profite  alors  de  ce  premier  avantage 
et  frappe  de  sa  hache  le  chevalier  qui  l'a  suivie 
de  près.  La  faiblesse  du  coup  ne  laisse  qu'une 
trace  légère  sur  l'armure  de  Jean  de  Cusance. 
Il  reconnaît  de  suite  le  bras  d'une  femme  ;  et 
ne  voulant  pas  d'une  victoire  qui  l'eût  mis  au 
ban  de  la  chevalerie,  il  feint  courtoisement  de 
n'avoir  pu  résister  à  la  force  de  son  adversaire 
et  tombe  vaincu  aux  pieds  de  la  châtelaine,  à 
laquelle  il  dit,  en  rendant  son  épée  :  «  Belle 
dame,  la  coutume  étant  que  les  chevaliers  dé- 
fendent vos  pareilles  et  non  qu'ils  les  combat- 
tent, je  vous  rends  les  armes.  Qu'il  soit  fait 
de  moi  selon  votre  volonté. 

«  —  Eh  bien  !  mon  beau  cousin,  ma  volonté 
est  que  votre  fils  soit  dès  aujourd'hui  fiancé  à 
ma  fille,  en  sorte  que  l'union  de  ces  deux 
enfants  devienne  pour  leurs  parents  le  gage 
de  la  paix.  »  Jean  de  Cusance,  trop  heu- 
reux d'accéder  à  ce  désir  de  la  victorieuse 
châtelaine,  voulut  que  le  projet  d'alliance  en- 
tre les  deux  maisons  fut  dressé  séance  tenante, 
sur  le  lieu  du  combat.  Ainsi  il  arriva  qu'un 
événement  qui  devait  éterniser  une  querell 

e 


—  225  — 

entre  deux  puissantes  familles  de  ce  temps-là 
tourna  à  leur  satisfaction  commune.  L'histoire 
de  Jean  de  Cusance  et  de  la  dame  de  Belvoir, 
que  nous  venons  de  raconter,  est,  dit-on,  attes- 
tée par  l'acte  de  donation  de  la  terre  de  Bel- 
voir, faite  à  Vauthier  de  Cusance,  où  Ton  voit 
que  ce  fut  par  cet  événement  que  la  baronnie 
de  Belvoir  passa  au  successeur  de  Jean  de 
Cusance. 


27 

Le  Manoir  de  Côte-Brune 

(Canton  de  Baume) 

^|)ôte-Brune,  petit  village  du  canton  de 
Baume,  sur  la  route  de  Besançon  à 
Maîche,  entre  Aïssey  et  Bouclans,  n'est 
remarquable  que  par  sa  position  élevée 
et  pittoresque,  à  l'entrée  du  val  de  la  Grace- 
Dieu.  On  distingue  de  loin,  sur  la  colline  où. 
est  bâti  le  village,  les  restes  d'un  château  en- 
touré de  fossés  ;  on  y  voit  encore  une  vieille 
tour  avec  des  fenêtres  en  ogives  et  des  vesti- 
ges de  murs  d'une  grande  épaisseur. 

Nos  savants  archéologues  pensent,  et  il  faut 
les  en  croire,  que  le  manoir  de  Côte-Brune  a 
dû  être  construit  du  XIe  au  XIIe  siècle.  Quoi- 


—  226  — 


qu'il  en  soit  de  cette  date  peu  certaine,  ce  châ- 
teau a  donné  son  nom  à  une  famille  noble  et 
puissante.  On  sait  que  Jean,  sire  de  Côte- 
Brune,  fut  chambellan  du  roi  de  France  et 
des  ducs  Jean  et  Philippe  de  Bourgogne,  qu'il 
fut  élevé,  en  1 4 1 8,  à  la  dignité  de  maréchal  de 
Bourgogne,  et  qu'il  mourut  en  1422,  C'est  à 
peu  près  tout  ce  que  Ton  sait  de  positif  sur  la 
noble  famille  de  Côte-Brune  ;  mais  il  est,  à 
côté  de  l'histoire,  des  récits  populaires  qui  ne 
sont  point  à  dédaigner  ;  parce  qu'ils  la  com- 
plètent et  qu'ils  mêlent  à  l'aridité  de  ses  ensei- 
gnements quelques  parfums  de  poésie  naïve 
et  quelques  souvenirs  des  mœurs  et  des  croyan- 
ces d'autrefois.  Telle  est  la  légende  qu'on  va 
lire  et  qui  a  été  chantée  par  un  de  nos  poètes, 
M.  Louis  Mercier. 

«  Au  temps  où  les  trouvères  allaient  chan- 
tant leurs  cantilènes  aux  belles  dames  des  châ- 
teaux, un  jeune  homme,  vêtu  d'un  manteau 
noir,  vint  un  jour  frapper  à  l'huis  du  manoir 
de  Côte-Brune.  C'était  un  beau  ménestrel,  à 
l'œil  sombre,  au  teint  pâle,  dont  la  voix  ravis- 
sante charmait  l'oreille  et  quelquefois  troublait 
le  cœur  par  son  extrême  suavité.  On  ne  con- 
naissait pas  cet  étranger,  mais  on  avait  tant 
de  plaisir  à  l'ouïr  chanter,  que  malgré  je  ne 
sais  quoi  d'un  peu  louche  dans  son  regard,  nul 
n'aurait  osé  mettre  en  doute  sa  loyauté.  Eve 


—  227  — 

de  Côte-Brune,  la  gentille  châtelaine,  sentit, 
aux  accents  du  ménestrel,  une  langueur  indé- 
finissable se  glisser  dans  son  cœur  virginal. 
Elle  était  fiancée  à  Raoul  de  Montfaucon, 
qui  l'aimait  tendrement.  Raoul  était  un 
adroit  chasseur  et  un  vaillant  champion  dans 
les  tournois  ;  mais  il  ne  chantait  pas  et  le 
théorbe  était  muet  sous  ses  doigts  inhabiles. 
Chaque  jour,  porté  plutôt  sur  les  ailes  de  l'a- 
mour que  sur  la  selle  de  sa  cavale,  il  venait  de 
Montfaucon  à  Côte-Brune  faire  une  cour  assi- 
due à  sa  fiancée.  Quand  le  ménestrel  récitait 
en  sa  présence  quelque  touchante  histoire  ou 
quelque  tendre  villanelle,  il  prenait  envie  à 
Raoul  de  couper  la  gorge  à  cet  enchanteur  . 
Mais  Eve  le  calmait  d'un  regard,  et  bientôt, 
ensorcelé  comme  elle,  il  tendait  sa  main  au 
plus  dangereux  des  rivaux. 

«  Un  jour  que  la  chapelle  du  château  étin- 
celait  de  mille  feux  et  qu'Eve  et  Raoul,  riche- 
ment parés,  étaient  agenouillés  devant  l'autel, 
où  le  vieux  chapelain  allait  les  unir,  en  présence 
d'une  foule  de  nobles  seigneurs  et  de  grandes 
dames  du  voisinage,  un  orage  épouvantable 
éclate  et  gronde  au  dehors.  L'effroi  se  répand 
dans  toutes  les  âmes.  Le  chanteur,  que  l'on 
avait  éconduit  et  que  l'on  croyait  bien  loin, 
apparaît  tout  à  coup  au  seuil  du  sanctuaire. 
De  son  regard  infernal,  il  contemple  un  ins- 


tant  le  couple  prosterné  ;  puis,  d'un  bond,  il 
se  précipite  sur  eux,  jette  au  loin  Raoul  sur 
la  dalle,  et,  d'une  main  irrésistible,  emporte 
Eve  éperdue  à  la  vue  des  assistants  frappés  de 
stupeur.  Il  s'élance  avec  elle  sur  la  croupe 
d'un  coursier  rapide,  qui  les  emporte  aussitôt 
dans  un  tourbillon  de  poussière.  Au  galop 
effréné  de  leur  monture,  Eve  et  son  ravisseur 
avaient  déjà  franchi  montagnes  et  vallées.  En 
vain  le  vent  mugit  autour  d'eux,  l'éclair  brille 
sur  leurs  têtes  coupables,  le  tonnerre  ébranle 
au  loin  les  échos  des  rochers  :  ils  se  croient  à 
l'abri  de  toute  poursuite.  Déjà  le  ravisseur 
serrait  sa  victime  dans  ses  bras,  quand  le  sol 
s'effondre  et  se  transforme  en  un  marécage 
sans  fond  et  sans  bornes.  Eve  et  le  chanteur 
maudit,  car  c'était  le  diable,  disparaissent  en- 
gloutis avec  leur  monture  dans  les  abîmes  des 
marais  de  Saône,  qui  se  refermèrent  sur  eux 
pour  jamais. 

Quand  à  Raoul  de  Montfaucon,  après  avoir 
repris  ses  sens,  il  renonça  pour  toujours  aux 
vanités  du  monde  et  alla  s'enterrer  tout  vivant 
dans  un  monastère  du  voisinage.  Là,  il  pria 
tant  pour  sa  chère  fiancée,  qu'à  sa  dernière 
heure,  un  ange  lui  fit  voir,  les  bras  tendus  vers 
lui,  Eve  de  Côte-Brune  environnée  d'une  lu- 
mière céleste. 


28 


Les  Craquelins 

(Canton  de  Baume) 

fES  méchants  disent  quelquefois  que 
Baume  n'est  remarquable  que  par  ses 
craquelins,  ses  pâtes  de  coings  et  ses 
confitures.  Ce  qu'il  y  a  de  certain,  -c'est 
que  la  réputation  de  ces  friandises  remonte  à 
la  plus  haute  antiquité. 

Les  premiers  évêques  de  Besançon  n'au- 
raient-ils point  envoyé  de  missionnaires  du 
côté  de  Baume  et  dans  les  montagnes  des  en- 
virons avant  le  commencement  du  IVe  siè- 
cle ?  Les  historiens  du  diocèse  avouent  que 
nul  souvenir  n'en  est  arrivé  jusqu'à  nous. 

Celui  que  la  tradition  désigne  comme  y 
ayant  apporté  le  premier  la  lumière  du  chris- 
tianisme serait  le  grand  évêque  de  Tours, 
saint  Martin. 

On  suppose  que  le  célèbre  destructeur  des 
idoles,  se  rendant  de  Tours  en  Pannonie  par 
le  passage  des  Alpes,  et  de  Lyon  à  Trêves  par 
la  Séquanie,  se  serait  arrêté  autour  des  châ- 
teaux et  des  monuments  païens  de  nos  ancê- 
tres, pour  y  faire  la  guerre  aux  démons. 


—  230  — 

Mes  recherches  sur  les  traditions  populaires 
de  la  province  m'ont  fourni  à  ce  sujet  plusieurs 
récits  variés  sur  lesquels  je  pourrai  revenir  en 
temps  et  lieu.  Je  rappellerai  seulement  ici 
qu'une  fontaine,  qui  coule  entre  Orchamps  et 
Guyans-Vennes,  porte  le  nom  de  saint  Mar- 
tin, et  que  les  vieillards  du  canton  de  Pierre- 
fontaine  attribuent  à  cette  source  la  vertu  d'o- 
pérer de  miraculeuses  guérisons,  parce  que 
saint  Martin,  fatigué  un  soir  de  ses  courses 
évangéliques,  serait  venu  se  reposer  au  bord 
de  cette  fontaine  et  aurait  bu  de  son  eau.  Ce 
qui  est  plus  certain,  c'est  que  nos  pères  ont 
honoré  de  tout  temps  saint  Martin  d'un  culte 
spécial.  Ils  ont  réglé  sur  sa  fête  les  termes  sti- 
pulés dans  leurs  principaux  contrats,  ce  qui 
fait  dire  à  un  adage  populaire  que  saint  Mar- 
tin est,  de  tous  les  saints  du  paradis,  celui  qui 
est  le  plus  endetté . 

On  croit  aussi  que  saint  Martin  s'est  arrêté 
dans  le  val  de  Saucey,  où,  dès  les  temps  les 
plus  reculés,  s'est  transmis  l'usage  d'offrir 
des  cierges  allumés,  le  jour  de  la  fête  de  saint 
Martin,  dans  l'église  qui  lui  est  consacrée.  Les 
gens  de  Rahon  prétendent  à  la  préséance 
dans  la  cérémonie,  parce  que  ce  village  aurait 
eu  la  bonne  fortune  d'ouïr  le  premier  la  parole 
du  grand  saint.  On  montre  encore  à  Rahon, 
au  pied  d'un  gros  vieux  chêne,  l'endroit  où  la 


—  231  — 

foule  venait  entourer  le  saint  tandis  qu'il  par- 
lait. 

On  ne  saurait  dire  si  Baume  fut  visité  par 
saint  Martin.  Une  vieille  histoire  rapporte  tou- 
tefois que  ce  grand  saint,  passant  un  jour  à 
Baume,  attacha  son  âne  à  la  porte  du  monas- 
tère et  y  entra  pour  se  rafraîchir.  L'âne,  trou- 
vant le  temps  long,  se  détacha  et  s'égara  dans 
les  environs.  Saint  Martin,  désolé  de  ce  con- 
tre-temps, pria  les  vignerons  de  l'endroit  de 
l'aider  à  retrouver  sa  monture.  On  chercha 
longtemps,  en  soufflant  dans  des  cornets  et 
des  arrosoirs,  pour  imiter  le  braiement  de 
l'âne,  qui  répondit  enfin  et  que  l'on  retrouva 
sur  le  soir,  pâturant  paisiblement  au  milieu  de 
la  prairie.  Il  fut  ramené  dans  les  rues  de  la 
ville,  suivi  d'une  troupe  d'enfants  qui  rem- 
plissaient joyeusement  leurs  poches  des  crot- 
tes que,  dans  sa  détresse,  le  baudet  laissait 
tomber  le  long  de  son  chemin.  Il  paraît,  dit 
ce  conte  populaire,  que  saint  Martin,  par  re- 
connaissance, avait  miraculeusement  trans- 
formé la  nourriture  que  son  âne  avait  dérobée 
en  pâtisseries  friandes  auxquelles  on  donna 
le  nom  de  craquelins.  En  mémoire  de  ce  fait, 
les  dames  de  Baume  se  mirent  à  faire  des  cra- 
quelins semblables  à  ceux  que  l'on  fabrique 
encore  dans  cette  ville,  et  qui  sont,  paraît-il, 
les  meilleurs  du  monde. 


—  232  - 


29 

L'Ermite  de  Chatard 

(Canton  de  Baume) 

},N  dit  communément  que  quand  le  dia- 
}  ble  devient  vieux,  il  se  fait  ermite» 
>  Voici  ce  que  Ton  racontait  à  Baume,  il 
y  a  longtemps  déjà.  Un  diable  incarné 
avait  été  autrefois  condamné  à  passer  sa  jeu- 
nesse à  Baume,  où  existait  alors  un  couvent 
de  nobles  dames.  Ce  diable,  dont  l'histoire  ne 
dit  pas  le  nom,  après  avoir  fait  plus  de  tours 
que  de  miracles,  fut  un  jour  chassé  ignominieu- 
sement de  la  cité  et  poursuivi  à  coups  de  pier- 
res par  la  marmaille,  jusqu'au  delà  du  pont. 
Comme  il  se  faisait  vieux,  il  résolut  de  se 
faire  ermite,  et,  à  cette  fin,  il  alla  chercher  un 
refuge  dans  les  rochers  abrupts  du  mont  Cha- 
tard. Du  haut  de  sa  retraite,  ce  diable  d'er- 
mite, qui  ne  priait  guère,  s'amusait  à  regarder 
tout  ce  qui  se  passait  à  Baume,  soit  dans  le 
couvent,  soit  dans  la  ville  ;  et  comme  il  voyait 
même  à  travers  les  murs,  sans  lunette  d'ap- 
proche, rien  ne  lui  échappait,  ni  le  bien  ni  le 
mal.  Son  instinct  infernal  faisait  même  qu'il 
se  complaisait  plus  volontiers  à  observer  le 


—  233  — 

mal  que  le  bien.  Il  tenait,  dit-on,  une  corres- 
pondance active  avec  un  gazetier  de  ses  amis, 
qui  lui  ouvrait  de  temps  en  temps  ses  colonnes 
pour  y  narrer  quelque  vilain  scandale  propre 
à  divertir  les  méchants  du  monde,  ce  qui  fai- 
sait toujours  un  peu  le  profit  de  l'enfer.  Ce 
malin  diable,  avant  d'être  rappelé  définitive- 
ment dans  ses  foyers,  a  prêté  sa  plume  à  de 
mauvais  grimauds  qui  en  ont  abusé  d'une 
façon  sans  doute  moins  habile,  mais  aussi  cou- 
pable que  la  sienne.  Baume,  comme  toutes  les 
bonnes  petites  villes  de  province,  vit  de  petits 
cancans  ;  et  toutes  les  fois  qu'une  méchante 
histoire  y  court  de  bouche  en  bouche,  sans 
qu'il  soit  possible  de  découvrir  l'auteur  de  la 
médisance  ou  de  la  calomnie,  on  dit  encore  à 
ceux  qui  s'en  informent  :  «  Adressez-vous  à 
l'Ermite  de  Chatard.  » 


30 

Les  Gueux  de  Bretigney 

(Canton  de  Baume) 

L  y  a  dans  le  département  du  Doubs  deux 
Jj  villages  qui  portent  le  nom  de  Breti- 
^  gney  :  l'un  dans  le  canton  de  Montbé- 
liard  et  l'autre  dans  le  canton  de  Baume, 


—  234  — 

à  sept  kilomètres  de  cette  ville,  sur  la  rive 
gauche  du  Doubs,  de  l'autre  côté  du  mont 
Dommage  ou  montagne  d'Esnans,  et  de  l'an- 
cien château-fort  de  Silley,  qui  figure  sur  la 
carte  de  Gassendi.  Bretigney,  près  de  Baume, 
est  une  commune  d'environ  deux  cent  cin- 
quante habitants,  dont  l'église  n'est  pas  très 
ancienne.  Le  sol  de  ce  village  est  assez  fer- 
tile ;  mais  avant  les  progrès  que  l'agriculture 
a  faits  dans  le  cours  de  ce  siècle,  les  habitants 
de  cette  localité  s'étaient  acquis  une  singulière 
et  triste  réputation.  Un  Bretigney  ou  un 
gueux  de  profession,  c'était  synonyme.  On  les 
appelait  aussi  les  gueux  ou  les  grille-besace 
de  Bretigney.  Hâtons-nous  d'affirmer  que  la 
génération  présente  ne  mérite  point  ces  qua- 
lificatifs injurieux.  Aussi  est-il  intéressant  de 
comparer  les  mœurs  actuelles  des  habitants  de 
Bretigney  et  de  Silley,  village  voisin,  avec  le 
tableau  que  Jean  de  Bry  en  a  tracé,  lorsqu'il 
était  préfet  du  Doubs,  sous  le  premier  empire. 

«  Il  existe,  disait-il,  parmi  les  habitants  de 
Silley  et  de  Bretigney  un  esprit  de  mendicité 
particulier  et  si  bien  établi  que  tous  les  efforts 
faits  jusqu'ici  pour  le  détruire  ont  été  impuis- 
sants. Ces  gens  ne  mendient  pas  dans  le  pays; 
ils  jouissent  même  de  la  réputation  de  gens 
•paisibles,  tranquilles,  incapables  d'attenter  à  la 
.sûreté  des  personnes  et  des  propriétés  de  leurs 


~  235  — 

voisins  ;  mais  ils  ont  la  manie  d'aller  parcou- 
rir les  départements  éloignés,  même  les  pays 
étrangers,  munis  de  certificats  ou  de  passeports 
qu'ils  ont  l'art  de  se  procurer  :  l'un,  sous  le 
titre  de  comte  ou  de  marquis  ruiné  par  l'effet 
de  la  révolution  ;  l'autre,  sous  celui  de  négo- 
ciant accablé  sous  le  poids  des  vols  qu'on  lui 
a  faits  et  des  banqueroutes  qu'il  a  essuyées  ; 
un  troisième,  comme  victime  d'une  épizootie, 
d'une  inondation,  d'un  incendie  ou  de  quelque 
autre  accident  propre  à  exciter  la  compassion 
et  la  générosité.  Plusieurs  possèdent  divers 
idiomes  et  prennent  chez  les  fripiers  des  habits 
analogues  au  rôle  qu'ils  se  proposent  déjouer; 
ils  sont  au  courant  de  tous  les  événements  dé- 
sastreux  dont  les  papiers  publics  font  mention,  et 
se  hâtent  de  se  munir  de  tout  ce  qu'il  faut  pour 
persuader  que  cela  les  regarde.  Leurs  courses 
sont  désignées  sous  le  nom  de  tunes  ;  ce  qu'ils 
en  rapportent  est  scrupuleusement  employé  à 
payer  les  dettes  qu'ils  ont  contractées.  Un 
affidé  dans  la  commune  reçoit  leurs  lettres  de 
change  et  leur  rend  compte,  au  retour,  avec 
fidélité.  A  les  entendre,  ils  ont  des  parents 
partout,  et  le  prétexte  le  plus  ordinaire  qu'ils 
emploient  pour  obtenir  des  passeports  est  d'al- 
ler régler  leurs  affaires  de  famille.  Cette  cou- 
tume est  fort  ancienne  dans  le  pays  de  Breti- 
gney.  Avant  la  Révolution,  les  intendants  de 


—  236  — 

la  province  en  avaient  été  informés  et  avaient 
songé  à  y  porter  remède.  A  cette  fin,  ils  avaient 
ordonné  que  chaque  semaine  on  ferait  l'appel 
nominal  dans  la  commune,  et  que  ceux  qui  ne 
se  présenteraient  pas  seraient  punis  ;  mais  la 
force  de  l'habitude  l'a  toujours  emporté  sur  la 
mesure  de  répression.  » 

Les  gueux  de  Bretigney  avaient  aussi  une 
recette  pour  se  couvrir  le  corps  de  plaies  et 
d'ulcères,  au  moyen  desquels  ils  émouvaient 
le  peuple  à  compassion  et  se  procuraient  d'a- 
bondantes aumônes.  On  dit  qu'ils  se  servaient 
à  cette  fin  de  la  racine  d'une  espèce  de  renon- 
cule qui  croît  dans  la  vallée  de  l'Audeux.  Ces 
fourbes  s'en  frottaient  les  bras,  jambes  et  cuis- 
ses, pour  se  les  exulcérer,  afin  d'exciter  la  pitié 
des  passants. 

31 

Le  porteur  de  Bannière 

(Canton  de  Baume) 

E  proverbe  suivant  a  cours  dans  l'arron- 
dissement de  Baume  : 

Gogney  a  porté  la  bannière,  Go- 
gney  la  r  apporter  a  y  ce  qui  veut  dire 
que  celui  qui  a  commencé  une  besogne  doit  la 


—  237  — 

finir.  Voici  de  quelle  manière  l'historien  de 
l'abbaye  de  la  Grâce-Dieu,  l'abbé  Richard, 
explique  l'origine  de  ce  dicton.  La  paroisse  de 
Mont-de-Villers,  ayant  été  processionnelle- 
ment  à  la  Grâce-Dieu,  Goguey,  qui  avait 
porté  la  bannière,  se  trouva  fatigué  et  il  y  eut 
dispute  pour  décider  qui  la  rapporterait.  Le 
curé  intervint  et  prononça  la  sentence  qui 
devint  proverbiale. 

Le  Bal  dans  l'Eglise 

(Canton  de  Baume) 

N  mémoire  historique  sur  l'abbaye  de 
Baume -les- Dames  venait  d'être  cou- 
ronné, comme  un  chef-d'œuvre  du 
genre,  par  l'Académie  de  Besançon.  Ce 
livre  n'était  pourtant  que  l'essai  timide  d'un 
jeune  élève  en  théologie,  qui  avait  à  peine 
revêtu  la  soutane,  mais  qui  devait  être  un  jour 
le  plus  éloquent  orateur  du  diocèse,  sinon  le 
Bénigne  de  la  Franche-Comté. 

En  ce  temps-là,  mon  tuteur,  ne  sachant  trop 
que  faire  d'un  garnement  de  mon  espèce,  avait 
cru  devoir  me  confier  aux  soins  du  bon  père 
Simon,  instituteur  communal  et  maître  de* 
pension,  que  la  ville  avait  établi  dans  une 


-  238  - 

sorte  de  cage  en  bois,  construite  dans  l'église 
même  de  l'abbaye. 

Le  dortoir  des  pensionnaires  avait  la  forme 
d'un  large  corridor,  éclairé  par  trois  fenêtres 
grillées  prenant  jour  dans  l'intérieur  du  monu- 
ment, où  le  jeudi  de  chaque  semaine  se  tenait 
la  foire  aux  grains. 

Notre  maître  de  pension  cumulait  avanta- 
geusement avec  sa  fonction  d'instituteur  celle 
de  hallier-percepteur  des  droits  de  vente,  pour 
le  compte  de  la  ville,  et  nous  avions  un  plaisir 
extrême  à  le  seconder  dans  la  tenue  de  sa 
halle.  Le  balayage,  surtout,  était  la  grande 
récréation  des  pensionnaires ,  après  chaque 
marché  ;  sans  parler  du  savoureux  morceau  de 
fromage  dont,  ce  jour-là,  nous  étions  gratinés 
à  notre  repas  de  quatre  heures. 

Mais  l'ancienne  église  du  monastère  ne  ser- 
vait pas  uniquement  de  halle  aux  blés  ;  elle 
était  affectée,  comme  elle  l'est  probablement 
encore  aujourd'hui,  à  une  foule  d'autres  usages 
publics  ou  privés. 

C'était  là,  notamment,  que  les  vignerons  de 
Baume  donnaient  chaque  hiver,  à  la  Saint- 
Vincent,  un  bal  honnête,  auquel  daignaient 
prendre  part  les  plus  belles  dames  et  les  plus 
élégants  messieurs  de  la  ville.  Les  comédiens 
et  les  bateleurs  de  passage  y  dressaient  aussi 
de  temps  en  temps  leurs  trétaux. 


—  239  ~ 

Ces  divertissements  étaient  pour  nous  autant 
de  spectacles  gratuits  ;  car,  des  fenêtres  de 
notre  dortoir,  nous  découvrions  tout  ce  qui  se 
passait  dans  l'intérieur  de  la  vieille  église.  Le 
père  wSimon  ne  manquait  pas,  à  la  vérité,  de 
nous  adresser  à  ce  sujet  les  plus  sages  avis  et 
les  plus  sévères  recommandations  ;  mais  tout 
en  faisant  ce  qu'il  fallait  pour  obéir  à  notre 
cher  maître,  nous  ne  perdions  presque  rien 
des  bons  mots  des  comiques,  des  pirouettes 
des  paillasses  et  des  éclats  de  rire  de  la  foule. 
Notre  dortoir  n'était  vraiment,  dans  de  telles 
occasions,  qu'une  grande  loge  de  théâtre  avec 
des  lits  durs  en  guise  de  fauteuils  moelleux. 
Jugez  si  Ton  pouvait  dormir  en  paix,  quand  il 
y  avait  bal  ou  spectacle  dans  l'église. 

Le  père  Simon  avait  été,  dans  sa  jeunesse, 
quelque  peu  frère  de  la  doctrine  chrétienne, 
d'où  lui  était  venu  sans  doute  le  surnom  de 
frère  Ignace.  Il  nous  exprimait  souvent  son 
indignation,  non  de  ce  que  l'église  abbatiale 
fût  convertie  en  halle  aux  grains,  ce  qui  faisait 
assez  bien  son  affaire,  mais  de  ce  que  des  bals 
et  des  spectacles  profanes  se  tenaient  dans  ce 
même  lieu,  autrefois  consacré  aux  plus  saintes 
cérémonies  et  où  furent  conservés  si  longtemps, 
et  avec  tant  de  vénération,  les  reliques  de  saint 
Germain  et  le  voile  miraculeux  de  sainte 
Odille. 


• —  240  — 

«  C'est  une  dérision,  une  impiété  exécrable,, 
disait-il,  de  conduire  la  danse  et  de  jouer  la 
comédie  là  où  l'on  a  célébré  la  messe  !  On  ne 
voit  pas  ce  qu'une  pareille  chose  a  d'horrible. 
C'est  un  signe  de  la  fin  des  temps  ;  c'est  l'abo- 
mination de  la  désolation!  Je  ne  m'explique 
pas  comment  Dieu  permet  que  ses  sanctuaires 
soient  ainsi  profanés,  et  comment  il  n'use  pas 
de  ses  foudres  pour  nous  anéantir.  » 

Il  nous  faisait  trembler  quand  il  parlait  de 
la  sorte. 

Un  soir  de  mardi  gras,  il  devait  y  avoir 
grand  bal  paré  et  masqué  dans  l'église  de  l'ab- 
baye. Obligé  pour  cela  de  transporter,  hors 
de  la  nef  principale,  une  grande  quantité  de 
sacs  de  blé  et  d'avoine  restés  en  dépôt  depuis 
le  dernier  marché,  notre  maître  avait  été  de 
mauvaise  humeur  toute  la  journée.  Le  soir, 
cependant,  Mme  Simon,  comme  une  bonne 
mère  de  famille  à  l'égard  de  ses  pensionnaires, 
nous  avait  fait  des  beignets  et  des  gauffres, 
pour  fêter  carnaval  ;  et  le  père  Simon  s'était 
décidé  à  les  arroser  gravement  d'une  bouteille 
de  son  meilleur  vin  blanc  du  Qtiin,  côte  des 
environs,  renommée  par  ses  belles  roches  en 
amphithéâtre,  ses  corneilles  qui  y  nichent  de 
temps  immémorial  et  son  joli  petit  vin  blanc 
qui  mousse  naturellement. 

Après  avoir  fait  honneur  à  ces  friandises  et 


—  241  — 

dégusté  cette  fine  bouteille,  en  jouant  à  l'oie 
et  aux  lotos,  il  fallut  bien  ouïr  une  harangue 
du  père  Simon. 

«  Messieurs,  nous  dit-il,  vous  allez  à  présent 
gagner  votre  dortoir,  où  vous  ne  manquerez 
pas  d'entendre  les  grelots  de  la  folie  et  la  voix 
du  démon.  J'espère  que  vous  ne  vous  mêlerez 
ni  de  cœur  ni  d'esprit  à  ces  saturnales  d'en- 
bas  ;  que  vous  vous  coucherez  tranquillement 
et  que  vous  vous  endormirez  en  priant  Dieu 
pour  les  pécheurs.  » 

Le  sermon  et  la  prière  achevés,  on  se  cou- 
cha, non  sans  jeter  à  la  dérobée  plus  d'un 
regard  indiscret  dans  l'enceinte  de  l'église 
toute  pleine  de  monde,  de  clartés  et  de  bruits. 
Nous  dansions  dans  nos  couchettes,  à  peu  près 
comme  les  autres  sur  le  parquet  de  la  halle. 
Les  lumières  du  bal  éclairaient  le  dortoir, 
mieux  que  ne  l'eût  fait  le  soleil  en  plein  midi  ; 
et,  malgré  le  rideau  trop  étroit  que  l'on  avait 
pourtant  tiré  ce  soir-là  avec  une  précaution 
toute  particulière,  je  voyais,  de  mon  oreiller, 
l'archet  endiablé  du  père  Roy,  le  chef  d'or- 
chestre, qui  donnait  le  mouvement  aux  musi- 
ciens et  aux  danseurs. 

Je  voyais  aussi  passer,  dans  le  tourbillon  qui 
les  emportait,  des  masques  de  toutes  les  cou- 
leurs, dans  des  accoutrements  plus  bizarres 
les  uns  que  les  autres.  Je  croyais  assister  à  une 


■ —  242  — 

de  ces  rondes  infernales  du  sabbat,  que  ma 
marraine  m'avait  décrites  dans  ses  histoires  de 
la  veillée.  Vingt  fois  j'essayai  de  m'endormir 
en  priant  Dieu  pour  les  pécheurs,  ainsi  que  le 
pieux  père  Simon  nous  l'avait  recommandé. 

Cependant  le  bal  ne  se  prolongea  guère  au- 
delà  de  onze  heures.  L'orchestre  se  tut  ;  la 
foule  se  retira  en  murmurant  quelques  plain- 
tes contre  une  autorité  municipale  trop  pres- 
sée de  mettre  fin  à  ses  joyeux  ébats.  Le  dernier 
flambleau  s'éteignit,  et  aussitôt  le  plus  profond 
silence  et  la  plus  épaisse  obscurité  régnèrent 
dans  la  vieille  église  profanée. 

Les  autres  pensionnaires  ne  tardèrent  pas 
à  s'endormir  profondément.  J'en  jugeai  par 
l'harmonieuse  cadence  qui  marquait  leur  res- 
piration. Quant  à  moi,  je  ne  pouvais  fermer 
l'œil  et  j'enviais  leur  sort. 

J'entendis  sonner  douze  heures  à  l'horloge 
lointaine  de  la  tour  Saint-Martin. 

Bientôt  il  me  sembla  que  la  nef  de  la  vieille 
église  abbatiale  était  illuminée  de  mille 
feux.  Ces  feux  n'étaient  plus  ceux  qui  avaient 
éclairé  le  bal  ;  c'était  une  prodigieuse  quantité 
de  cierges,  que  des  anges  aussi  nombreux  por- 
taient dans  leurs  mains.  Il  y  en  avait  depuis 
le  socle  jusqu'à  la  frise  de  chaque  pilier,  et 
même  jusqu'à  la  clé  de  voûte  de  la  coupole. 
Un  autel  de  marbre  rose,  richement  orné,  ocr- 


—  243  — 

cupait  le  centre  du  chœur,  où  la  ronde  des 
masques  s'était  tenue  quelques  instants  aupa- 
ravant. Derrière  l'autel  apparaissait  un  réta- 
ble gracieux,  soutenu  par  des  colonnes  de 
marbre  blanc.  A  droite,  je  distinguai  un  mo- 
nument funèbre,  qui  ne  pouvait  être  que  le 
tombeau  de  Garnier,  fondateur  du  monastère, 
dont  le  père  Simon  nous  avait  lu  la  veille  une 
description  détaillée,  dans  le  mémoire  du  jeune 
abbé,  couronné  par  l'Académie.  D'un  autre 
côté,  les  reliques  de  saint  Germain  étaient  ex- 
posées sur  un  autel  spécial,  dans  un  bras  d'ar- 
gent et  dans  un  buste  du  saint  en  pareil  métal. 
Le  voile  de  sainte  Odille  était  déployé  :  deux 
anges  le  soutenaient  dans  leurs  mains  radieu- 
ses, à  quelques  pas  en  avant  du  grand  autel. 
Le  monument  tout  entier  paraissait  rendu  à 
son  antique  splendeur. 

Alors  arrivèrent  par  des  portes  latérales 
une  longue  file  de  prêtres  et  de  lévites  qui 
chantaient  des  cantiques  sacrés  en  répandant 
de  toutes  parts  l'eau  sainte  et  en  brûlant  dans 
des  cassolettes  d'argent  et  des  urnes  d'or  des 
parfums  de  myrrhe  et  d'encens.  Une  multi- 
tude de  chanoinesses,  éclatantes  de  beauté, 
mais  d'une  beauté  toute  céleste,  s'avancèrent 
et  prirent  place  au  chœur  dans  de  magnifiques 
stalles  de  bois  sculpté.  Elles  avaient  à  leur 
tête  une  abbesse  vénérable  qui  portait  une 


—  244  — 

crosse  d'or.  L'abbesse,  avec  sa  crosse  majes- 
tueuse, s'assit  précisément  à  la  place  qu'avait 
occupé  le  chef  d'orchestre,  pendant  le  bal  qui 
avait  précédé  cette  mystérieuse  cérémonie. 

Un  prêtre  à  cheveux  blancs  monta  dans  une 
chaire  élevée,  en  face  des  chanoinesses.  J'en- 
tendis à  peine  sa  voix  affaiblie.  Il  me  sembla 
toutefois  qu'il  invoquait  la  clémence  divine 
et  que  les  mots  d'expiation  et  de  purification 
revenaient  à  certains  intervalles  dans  son  dis- 
cours. 

La  cérémonie  se  termina  par  une  oblation 
du  voile  de  sainte  Odille.  Chaque  assistant 
avait  les  yeux  fixés  sur  ce  lin  précieux.  A  un 
moment  donné,  les  deux  anges  qui  le  tenaien  t 
entre  leurs  mains  l'agitèrent  doucement  et  il 
en  découla  une  goutte  d'une  eau  miraculeuse, 
qui  eut  la  vertu  de  purifier  toutes  les  souillu- 
res de  l'antique  sanctuaire. 

Alors  l'abbesse  éleva  vers  le  ciel  la  crosse 
d'or  qu'elle  portait  et  dit  d'une  voix  forte  ; 
Benedicamus  Domino  ! 

A  quoi  tous  les  assistants  répondirent  :  Deo 
grattas  ! 

Au  même  instant  le  père  Simon  me  tirait 
du  lit  par  l'oreille.  Il  était  cinq  heures  du  ma- 
tin, et  la  voix  du  maître  venait  de  réveiller  le 
dortoir  par  la  formule  accoutumée,  à  laquelle 
mes  camarades  seuls  avaient  répondu. 


33 


Le  Chasseur  de  Lomqnt 

(Canton  de  Baume) 

N  homme,  entraîné  par  sa  passion  pour 
la  chasse,  a  profané  le  saint  jour  du  di- 
manche et  lancé  sa  meute  à  travers  le 
champ  de  la  veuve.  Dieu  le  condamne 
à  chasser  jusqu'à  la  fin  des  siècles,  à  courir 
nuit  et  jour  par  les  taillis,  par  les  rochers  après 
un  cerf  qu'il  n'atteindra  jamais, 

M.  X.  Marmier  rapporte  cette  légende  dans 
son  voyage  pittoresque  en  Allemagne  et  il 
ajoute  : 

«  La  même  légende  existe  dans  les  contrées 
4u  Nord.  On  la  retrouve  aussi  dans  quelques- 
unes  de  nos  provinces,  en  Bretagne,  par  exem- 
ple, et  en  Franche-Comté. 

Cette  légende  du  chasseur  est  en  effet  une 
des  premières  que  j'aie  recueillies,  On  la  ra- 
conte encore  à  Lomont,  dans  le  Doubs. 


16 


34 


Le  nid  d'Hirondelles 

(Canton  de  Baume) 

NFANTS,  ne  touchez  pas  aux  nids  des 
petits  oiseaux  :  Dieu  le  défend  ! 

A  l'angle  d'une  étroite  fenêtre, une  gen- 
tille hirondelle  venait  chaque  printemps 
bâtir  son  nid.  C'est  un  présage  de  bonheur  pour 
la  maison.  Voilà  qu'un  jour  un  méchant  enfant 
s'arma  d'un  bâton  et  fit  tomber  dans  la  boue 
le  nid  d'hirondelles  à  peine  écloses.  Au  prin- 
temps de  l'année  suivante,  la  gentille  hiron- 
delle ne  revint  pas  bâtir  son  nid  à  l'angle  de 
l'étroite  fenêtre  ;  elle  n'y  revint  pas  non  plus 
la  seconde  année  ni  la  troisième.  On  la  voyait 
seulement,  à  l'époque  habituelle  de  son  retour, 
passer  et  repasser  dans  son  vol  au-dessus  de 
la  maison  inhospitalière.  Elle  semblait  la  re- 
garder un  instant  tristement,  puis  elle  s'éloi- 
gnait en  jetant  un  cri  d'effroi.  Mais  pendant 
l'hiver  de  l'année  suivante,  l'enfant  maudit, 
qui  avait  détruit  le  nid  et  la  jeune  couvée, 
mourut  d'un  mal  cruel.  Quelques  mois  après 
sa  mort,  la  gentille  hirondelle  reparut  et  rebâ- 
tit son  nid  à  l'angle  de  l'étroite  fenêtre. 


—  247  — 

Enfants,  ne  touchez  pas  aux  nids  des  petits 
oiseaux  :  Dieu  le  défend  ! 

(Dans  le  canton  d'Argovie,  Suisse,  une  légende  sem- 
blable se  raconte  au  sujet  des  cygognes. —  X.  Marmier. 
Académie  de  Besançon,  août  1861,  p.  181). 

Voir  aussi  Nodier,  Contes  de  la  veillée,  —  M.  de  la 
Mettrie. 

35 

La  Prophétie  d'un  Bœuf 

(Canton  de  Baume) 

L  y  a  des  secrets  qu'il  est  dangereux  de 
vouloir  pénétrer.  On  croyait  encore,  il 
n'y  a  pas  bien  longtemps,  dans  un  vil- 
lage des  montagnes  du  Doubs  que,  pen- 
dant la  nuit  de  Noël,  les  bêtes  recevaient  le 
don  de  la  parole  et  causaient  entre  elles  ami- 
calement. Un  paysan  sceptique  voulut  une 
fois  vérifier  le  fait.  Au  lieu  de  se  rendre- 
comme  les  autres  à  la  messe  de  minuit,  il  alla 
donc  dans  son  écurie.  Ses  bœufs  mangeaient: 
tranquillement  le  fourrage  dont  il  avait  rem- 
pli leur  râtelier  la  veille  au  soir.  Après  avoir 
prêté  attentivement  f  oreille  un  instant,  il  en- 
tendit un  de  ses  bœufs  qui  disait  très  distinc- 
tement à  son  voisin  :  «  Poumé,  nos  airans; 


—  248  — 

encou  ne  rude  aipièie  c'te  semaine.  — 
Qu'ost-ce  que  c'ost,  qu'ost-ce  que  te  dis, 
Rôsie  ?  répondit  l'autre  ;  nf  ans-no  us  pais  fât 
tout  Vouvraidge  de  lai  môsonpou  c't'huva? 
— Paire  ô,  reprit  le  Rôsie  ;  main  nos  air  ans 
ai  condure  ne  bîre  i  c  émet  ère,  paiche  que 
nôtemâtre  det  meuri  devant  tros  joas.  »  A 
ces  mots,  le  paysan  poussa  un  cri  d'épouvante 
et  tomba  quasi  mort  sur  une  botte  de  paille.  Les 
gens  de  la  maison  le  relevèrent  en  rentrant  de 
l'église,  le  mirent  au  lit  et  ne  purent  le  déter- 
miner à  faire  avec  eux  le  réveillon.  Toutefois, 
s'étant  un  peu  ranimé,  il  raconta  aux  siens  ce 
qu'il  avait  entendu  et  à  quelques  jours  de  là, 
un  charriot  attelé  de  deux  bœufs  le  transpor- 
tait au  cimetière. 

(M.  Marmier  a  aussi  trouvé  en  Suisse  cette  légende 
et  cette  croyance  populaire.  —  Voir  Académie  de  Be- 
sançon. Août  1861,  p.  183). 


36 


Légende  de  la  Vigne 

(Canton  de  Baume) 

E  bon  vieux  curé  de  Cour-les-Baume 
avait  parfois  des  mouvements  oratoires 
empreints  d'une  telle  vigueur  et  d'une 
telle  originalité  que  ses  auditeurs  en 
étaient  émus  jusqu'au  fond  de  leurs  entrailles. 
Un  jour  de  saint  Pierre,  il  voulait  admonester 
ses  paroissiens  et  ses  paroissiennes,  réputés 
d'ailleurs  pour  leur  penchant  très  prononcé  à 
l'ivrognerie,  et,  à  cette  occasion,  il  leur  fit  cette* 
singulière  histoire  de  la  vigne,  que  l'on  se  re- 
dira longtemps  de  génération  en  génération  : 
«  Savez-vous  qui  a  planté  la  vigne  sur  vos- 
coteaux  ?  Vous  croyez  peut-être  que  c'est  le 
bon  Dieu  ou  un  enfant  du  bon  Dieu.  Eh  bien  ! 
détrompez-vous.  C'est  le  diable  lui-même  qui 
l'a  plantée,  et  qui,  à  sa  sortie  de  la  terre,  l'a 
arrosée  avec  du  sang  de  paon  ;  c'est  le  diable 
qui,  lorsqu'elle  a  eu  des  feuilles,  l'a  arrosée 
avec  du  sang  de  singe  ;  c'est  le  diable  qui,  à  la 
formation  du  raisin,  Fa  encore  arrosée  avec 
du  sang  de  lion  ;  c'est  le  diable  enfin  qui,  à  sa 
maturité,  l'a  arrosée  avec  du  sang  de  pour- 


—  250  — . 

ceau.  Savez-vous  maintenant  pourquoi  le  dia- 
ble a  arrosé  la  vigne  qu'il  a  plantée  dans  ce 
village  avec  du  sang  de  paon,  de  singe,  de 
lion  et  de  pourceau.  Jugez  de  la  cause  par  l'ef- 
fet. Je  dis  que  le  diable  a  d'abord  arrosé  vos 
vignes  avec  du  sang  de  paon,  parce  que  quand 
vous  avez  bu  seulement  quelques  verres  de 
vin,  vous  êtes  fiers  comme  des  paons  ;  je  dis 
que  le  diable  a  arrosé  vos  vignes  avec  du  sang 
de  singe,  parce  que  quand  vous  avez  bu  da- 
vantage, vous  faites  des  grimaces  et  des  gam- 
bades comme  les  singes  ;  je  dis  que  le  diable  a 
arrosé  vos  vignes  avec  du  sang  de  lion,  parce 
que  quand  vous  avez  trop  bu,  vous  êtes  intrai- 
tables et  furieux  comme  des  lions  ;  je  dis  enfin 
que  le  diable  a  arrosé  les  vignes  de  Cour  avec 
du  sang  de  pourceau,  parce  que  quand  vous 
avez  bu  du  vin  autant  que  vos  cochons  peu- 
vent avaler  d'eau  de  vaisselle  ou  de  petit  lait, 
vous  vous  vautrez  comme  eux  et  vous  leur  res- 
semblez. » 

Récit  de  J.-B.  Grammont,  de  Cour. 


37 


Le  Bréviaire  du  Diable 

(Canton  de  Baume) 

armi  les  excellents  conseils  contenus 
dans  le  cathéchisme  de  Mgr  de  Villef  ran- 
çon et  de  Mgr  de  Durfort,  archevêques 
de  Besançon,  que  nous  avons  appris 
dans  notre  jeunesse,  mais  que  nous  n'avons 
pas  toujours  mis  en  pratique,  il  en  est  un 
ainsi  formulé  dans  l'instruction  IVe  :  «  17  est 
meilleur  de  ne  point  jouer  du  tout  aux 
cartes  que  d'y  jouer  quelquefois.  » 

De  tout  temps  le  clergé  franc-comtois,  qui 
est  cependant  un  clergé  modèle  au  point  de 
vue  des  mœurs  et  de  la  discipline,  a  fait  assez 
peu  de  cas  de  cet  avis  des  évêques  concernant 
le  jeu  de  cartes. 

On  va  voir  pourtant,  par  l'histoire  suivante 
qui  date  du  temps  de  Charles  IX,  que  nos 
évêques  n'avaient  pas  tort.  * 
En  ce  temps-là,  comme  aujourd'hui,  nos  bons 
curés  se  réunissaient  pour  conférer  entre  çux 
des  intérêts  de  la  religion.  Ces  réunions,  appe- 
lées conférences,  se  passaient  alors  comme  à 
présent.  On  arrivait  à  la  cure  désignée  pour 


252  — 

le  lieu  de  la  conférence  entre  onze  heures  et 
midi.  On  devisait  dans  le  jardin  ou  dans  la 
cour  jusqu'à  ce  que  V  Angélus  de  midi  eût 
sonné  et  que  le  dîner  fût  servi.  On  dînait  co- 
pieusement et  longtemps,  puis  on  jouait  aux 
cartes  jusqu'à  la  tombée  de  la  nuit.  Alors  cha- 
cun regagnait  sa  paroisse  par  le  chemin  le 
plus  court. 

Une  fois,  le  bon  vieux  curé  de  Cour  revenait 
de  Baume  où,  ce  jour-là,  en  particulier,  il 
avait  montré  pour  le  jeu  une  passion  extraor- 
dinaire. En  suivant  le  chemin  de  traverse, 
lieu  dit  en  Vaudin,  il  se  rappelait  avec  délice 
les  succès  merveilleux  qu'il  avait  eus  dans 
tout  le  cours  de  l'après-midi.  Son  imagina- 
tion était  remplie  de  cartons  superbes  qui 
passaient  et  repassaient  sans  cesse  devant  lui. 
Tout  à  coup  un  inconnu  qui  marchait  à  grands 
pas  derrière  lui  le  devance  en  lui  heurtant  lé- 
gèrement le  bras.  Comme  cet  inconnu  n'avait 
dit  ni  bonsoir  ni  excuse,  le  bon  curé  l'inter- 
pella par  ces  mots  :  «  Mais,  mon  brave  hom- 
me, vous  passez  bien  fièrement.  »  Sur  quoi 
l'inconnu  répondit  d'une  voix  singulière  : 
«  Curé  !  vous  portez  un  jeu  de  cartes  sous 
votre  bras.  »  Et  il  continua  sa  route  à  pas  pré- 
cipités. Le  pauvre  prêtre  qui  croyait  porter 
son  bréviaire  sous  le  bras ,  s'aperçut  avec  confu- 
sion qu'il  portait  effectivement  un  jeu  de  car- 


~  253  ~ 

tes.  Il  crut,  sans  aucun  doute,  que  le  diable  en 
passant  près  de  lui  lui  avait  pris  son  bréviaire 
et  l'avait  remplacé  par  des  cartes.  Il  se  hâta 
de  brûler  ce  jeu  en  rentrant  chez  lui  et  onc 
depuis  il  ne  voulut  jouer  aux  cartes.  En  ra- 
contant cette  aventure  il  ne  manquait  pas  de 
répéter  ces  paroles  :  «  //  est  meilleur  de  ne 
Point  jouer  du  tout  aux  cartes  que  d'y 
jouer  quelquefois.  » 

Récit  de  M.  Ebelmen. 

Le  Revers  au  Diable,  a  Lomont 

(Canton  de  Baume) 

NE  jeune  fille  de  Lomont  avait  un  jour 
conduit  le  bétail  de  son  père  au  pâtu- 
rage, dans  un  enclos,  sur  le  revers  oc- 
cidental de  la  montagne  la  plus  élevée 
du  pays.  Au  coucher  du  soleil  elle  vit  venir  à 
elle  un  vieillard  pauvrement  vêtu  qu'elle  prit 
d'abord  pour  un  mendiant  du  Val.  Celui-ci 
s'arrêta  près  de  la  bergère  et  se  mit  à  causer. 
Tandis  qu'il  parlait,  la  bergère  remarqua  que 
la  figure  du  vieux  devenait  souriante,  gra- 
cieuse ;  elle  prit  plaisir  à  l'écouter.  Bientôt 


—  254  — 

elle  s'aperçut  que  ce  prétendu  vieillard  n'était 
qu'un  jeune  homme,  qu'il  avait  de  beaux 
yeux,  de  belles  dents,  de  belles  et  fraîches 
couleurs  et  que  ses  cheveux  blancs  n'étaient 
plus  que  de  belles  boucles  noires  encadrant  à 
merveille  la  plus  jolie  figure  qu'elle  eût  jamais 
vue.  A  la  place  des  haillons  qu'elle  avait  cru 
remarquer  sur  le  corps  de  cet  individu,  elle 
vit  un  riche  costume  qui  allait  à  ravir  sur  une 
taille  superbe.  L'inconnu  lui  prit  la  main  avec 
tendresse  et  l'approcha  de  ses  lèvres  comme 
pour  y  déposer  un  baiser.  Une  frayeur  subite 
s'empara  de  la  bergère.  Elle  se  leva,  prit 
congé  de  l'inconnu  et  ramena  son  bétail  dans 
la  maison  de  son  père.  Toute  la  nuit,  elle  revit 
dans  ses  rêves  ce  singulier  personnage.  Il  lui 
faisait  les  promesses  les  plus  séduisantes  si 
elle  consentait  à  le  suivre  et  à  partager  son 
destin.  «  Je  reviendrai  vous  voir,  avait-il  dit 
en  la  quittant,  et  une  autre  fois  vous  serez 
sans  doute  moins  sauvage.  » 

La  journée  ne  se  passa  point  sans  que  la 
pauvre  fille  n'allât  se  confesser  et  elle  révéla 
à  son  directeur  ce  qui  lui  était  arrivé  la  veille. 
Celui-ci  n'hésita  point  à  lui  faire  comprendre 
que  le  mystérieux  séducteur  auquel  elle  avait 
eu  affaire,  n'était  autre  que  le  diable  lui-même 
qui  voulait  la  perdre  et  l'entraîner  avec  lui 
dans  l'enfer.  Une  légère  marque  de  rougeur 


—  255  ~ 

était  d'ailleurs  restée  visible  sur  la  main  de  la 
jeune  fille  que  le  diable  avait  touchée. 

Alors  elle  renonça  au  monde  et  alla  s'ense- 
velir pour  jamais  dans  un  lointain  couvent. 

Le  diable,  car  c'était  lui,  revient  encore  sou- 
vent errer  dans  l'enclos  à  toute  heure  du  jour 
et  de  la  nuit.  Il  y  épie  les  bergères  et  semble 
attendre  toujours  celle  dont  il  a  perdu  la  trace. 
On  l'entend  quelquefois  gémir  dans  les  buis- 
sons ;  et  c'est  depuis  cette  époque  que  les  ber- 
gers de  Lomont  ont  appelé  Rêver  s-au- Diable 
le  pâturage  que  l'on  aperçoit  du  pont  de 
Baume  à  l'extrême  sommet  de  la  montagne. 


39 

Le  grand  Crucifix,  a  Hyètre 

(Canton  de  Baume) 

,U  pied  de  la  montagne  de  Chaillon, 
sur  le  bord  de  la  route  qui  conduit  du 
village  d'Hyèvre-Paroisse  à  la  petite 
ville  de  ClervaL,  il  existait  de  temps 
immémorial  un  crucifix  abrité  sous  un  rocher. 
En  1793,  dit  une  tradition  locale,  un  jeune 
homme  du  pays,  qui  partait  pour  la  guerre, 
s'avisa  de  briser  les  deux  bras  de  ce  Christ.  Ses 
camarades,  moins  irréli^.eux  que  lui,  lui  re- 


—  256  — 

prochèrent  vivement  cet  acte  d'impiété  :  «  Il 
t' arrivera  malheur  »,  lui  dirent-ils  ;  et  leur 
prophétie  ne  tarda  pas  à  se  réaliser,  car  à  la 
première  bataille  qui  se  livra  sur  la  frontière, 
le  malheureux  jeune  homme  eut  les  deux  bras 
emportés  par  la  mitraille  de  l'ennemi.  Alors  il 
se  souvint  de  ce  qu'il  avait  fait  et  de  la  me- 
nace prophétique  de  ses  camarades.  Il  n'hésita 
pas  à  reconnaître  le  châtiment  du  ciel  dans 
cette  mutilation  subite  et  semblable  à  celle 
qu'il  avait  lui-même  fait  éprouver  d'une  ma- 
nière si  lâche  et  si  brutale  au  grand  Crucifix 
d'Hyèvre.  Il  se  repentit  de  sa  faute,  et  le  prê- 
tre auquel  il  la  confessa  le  détermina  pour  la 
réparer  à  faire  replacer,  dès  qu'il  le  pourrait, 
un  Crucifix  semblable  à  l'ancien  sous  la  roche 
de  Chaillon,  ce  qui  eut  lieu  en  effet  peu  de 
temps  après. 

Aujourd'hui,  le  Grand  Crucifix  d'Hyèvre 
est  encore  à  la  même  place  et  depuis  il  n'a 
cessé  d'être  en  grande  vénération  parmi  les 
habitants  de  la  contrée. 

(Récit  de  M.  Huot,  de  Clerval.) 


40 


La  Boudeuse  de  la  Rue  des  Juifs 

•  (Canton  de  Baume) 

«  Cherche^  et  vous  trouvère^. 

Deux  époux  de  mon  voisinage, 
Après  un  mois  de  mariage, 
Se  querellèrent  pour  un  mot  : 
C'est  chose  qui  n'advient  que  trop. 
Dans  la  leur,  depuis  ma  mansarde, 
Sans  rien  voir,  d'abord  j'entendis 
Ces  propos  :  Tais-toi  donc,  bavarde, 
Tu  ne  sais  pas  ce  que  tu  dis  ! 
Après  cette  sotte  querelle, 
L'épouse,  sans  se  désoler, 
Résolut  de  ne  plus  parler  , 
A  son  mari.  C'était  bien  elle 
Qu'elle  punissait  gravement  ; 
Car,  pour  la  femme,  quel  tourment 
Et  quelle  rude  pénitence, 
Que  de  garder  pareil  silence  ! 
Un  jour  se  passa,  même  deux, 
Sans  qu'un  son  sortit  de  sa  bouche. 
Aisément,  elle  prend  la  mouche, 
Pensa  l'homme  ;  à  présent,  je  veux, 


Quoi  qu'elle  fasse  ou  qu'elle  dise, 

Ne  jamais  la  contrarier. 

Vivre  ainsi,  c'est  de  la  sottise  : 

11  faut  se  réconcilier. 

Quand  la  table  devient  muette, 

Le  lit  bientôt  devient  glacé. 

Ce  mari-là  n'était  pas  bête. 

Aussi,  jouant  au  plus  rusé, 

Le  soir  même,  quand  la  boudeuse, 

Toujours  bouche  close,  filait, 

Notre  homme,  d'une  voix  piteuse. 

Tout  haut,  à  lui-même,  parlait, 

Disant  :  Qu'en  aurai-je  donc  fait  ? 

Il  s'adresse  d'amers  reproches  ; 

Il  cherche  dans  toutes  ses  poches  ; 

Il  fouille  avec  anxiété 

Dans  les  tiroirs,  dans  les  armoires 

Dans  les  papiers,  dans  les  grimoires. 

Rien,  dit-il,  c'est  fatalité  ! 

Qu'en  ai-je  fait  ?  Il  prend  la  lampe  ; 

Sous  la  table  se  glisse  et  rampe  ; 

Vient  même  chercher  à  tâtons, 

Au  risque  de  brûler  sa  femme, 

Jusques  par  dessous  ses  jupons. 

Que  cherches-tu  donc,  dit  la  dame 

Vivement  ?  As-tu  le  projet 

De  me  rôtir,  mauvais  sujet  ? 

Attends,  je  vais  par  mon  vacarme 

Sur  l'heure  appeler  le  gendarme 


—  259  — 

A  mon  secours.  —  Dieu  soit  béni  ! 
Enfin  !  s'écria  le  mari. 
Je  cherchais  ta  langue  perdue 
Depuis  deux  jours,  et  la  voilà 
Retrouvée,  encore  bien  pendue, 
Toute  prête  à  crier  holà  ! 

Les  deux  époux  se  regardèrent, 
Sourirent  et  puis  s'embrassèrent. 
On  dit  même  qu'un  beau  poupon, 
Neuf  mois  après  venant  au  monde, 
Démontra,  par  induction, 
Combien  fut  sincère  et  féconde 
La  réconciliation. 


41 

La  Demoiselle  d'Or 

(Canton  de  Baume) 

/M|e  soir-là,  Abel,  le  fils  d'Huberte  la  fer- 
4\^(S)  mière  s'était  couché  de  bonne  heure 

f^^J  dans  sa  berce  d'osier.  Abel  était  déjà 
y*  grand  garçon,  puisqu'il  allait  à  l'école 
du  village  voisin,  pourtant  il  dormait  encore 
dans  un  berceau,  tant  sa  mère  l'avait  gâté  1 


— ■  2Ô0  — • 


Ce  soir-là,  son  aïeule,  la  vieille  Marguerite, 
était  seule  auprès  de  lui  ;  et  quoique  le  soleil 
eût  disparu  depuis  longtemps  derrière  les  col- 
lines de  Chatard,  les  gens  de  la  ferme  n'é- 
taient pas  revenus  de  la  moisson.  On  enten- 
dait bien  parfois  sous  la  rustique  fenêtre  les 
génisses  qui  rentraient  du  pâturage  en  fai- 
sant sonner  leur  campaines,  et  de  temps  à  au- 
tre, un  char  attelé  de  bœufs  et  chargé  de  ger- 
bes qui  criait  dans  le  chemin  pierreux  de  la 
métairie  ;  mais  ce  n'était  point  celui  de  Claude 
Hubert,  le  fermier  ;  car  la  vieille  Marguerite 
avait  l'ouïe  assez  claire,  et,  Dieu  merci,  quand 
Hubert  récriait  ses  bœufs,  on  pouvait  l'en- 
tendre de  loin. 

—  Dors  et  sois  sage,  Abel,  disait  la  vieille 
grand'mère  ;  les  petits  oiseaux  dorment  dans 
leurs  nids  depuis  longtemps. 

—  Non,  disait  Abel  en  pleurant,  je  ne  veux 
pas  dormir,  grand'mère,  si  vous  ne  quittez  vo- 
tre quenouille  et  votre  fuseau. 

—  Sois  sage,  disait  la  grand'mère  ;  vois 
dans  le  ciel  rétoile  de  la  Vierge  Marie  qui  se 
lève  et  qui  te  regarde  ! 

—  Non,  grand'mère,  je  ne  veux  pas  être 
sage  si  vous  ne  me  bercez  un  peu  pour  m'en- 
dormir.  —  Et  le  petit  Abel  soulevait  la  cou- 
verture de  sa  couchette  et  s'agitait  comme  un 
petit  lutin. 


—  261.  —, 

La  grand'mère  le  berça  et  lui  dit  :  ^ 

—  Ecoute  !  IL' Angélus  tinte  à  Villers  ;  les. 
follets  et  les  esprits  sont  en  campagne,  prends 
garde  qu'ils  ne  t'entendent  ! 

.  —  Je  ne  saurais  dormir,  grand'mère,  dit 
encore  Abel,  si  vous  ne  me  chantez  le  cantique; 
des  Bergers. 

La  grand'mère  se  mit  à  chanter  ;  mais  elle, 
dit  au  méchant  enfant  : 

—  Si  tu  ne  dors  maintenant,  j'appelle  les 
sylphes  malins  et  les  fées  qui  volent  dans  l'air 
du  crépuscule.  —  Et  elle  ouvrit  la  fenêtre  de 
la  chaumière  pour  accomplir  sa  menace. 

Abel  se  tut  cette  fois  ;  il  ne  voulait  point 
être  emporté  par  les  Esprits  de  la  vallée  ;  et  la 
vieille  Marguerite,  tout  en  filant  sa  quenouille 
de  chanvre,  le  berçait  et  chantait  le  cantique 
des  Bergers.  C'était  un  vieux  Noël  qui  avait 
bien  cent  ans  et  autant  de  couplets  qu'il  y  a 
de  jours  entre  Pâques  et  la  saint  Martin  ;  mais 
il  avait  autrefois  endormi  Huberte,  la  mère 
d'Abel,  et  il  accompagnait  bien  le  balance- 
ment doux  et  monotone  du  berceau.  La  voix 
4e  l'aïeule  était  bien  faible  et  bien  cassée  • 
mais  elle  appela  bientôt  le  sommeil  sur  le$ 
paupières  roses  du  petit  mutin.  Alors  le  balan- 
cement s'arrêta. 

Marguerite  se  tut  au  milieu  de  son  noël 
qu'elle  n'avait  peut-être  jamais  chanté  jus- 


—  2Ô2 

qu'au  bout  ;  et  comme  tout  était  paisible,  la 
quenouille  retomba  doucement  vers  la  terre  et 
la  bonne  vieille  s'endormit  aussi. 

Cependant  la  fenêtre  était  entr'ouverte.  La 
lune  qui  se  levait  alors,  laissait  tomber  sa  lu- 
mière argentée  sur  le  petit  dormeur  et  la  brise 
agitait  doucement  les  rideaux.  Les  Esprits 
entrèrent-ils  dans  la  chaumière  pour  nouer  le 
chanvre  que  l'aïeule  laissait  pendre  à  terre  ou 
pour  rompre  et  entortiller  les  fils  du  fuseau 
qu'elle  abandonnait  ?  Certes,  ils  avaient  beau 
jeu,  et  ils  sont  capables  de  cent  malices  plus 
grandes  encore.  Avaient-ils  entendu  Abel 
pleurer  dans  leurs  courses  aériennes  ?  On  ne 
sait.  Mais  quand  la  vieille  Marguerite  sortit  de 
son  léger  assoupissement,  elle  vit  avec  effroi 
le  berceau  qui  s'agitait  de  lui-même  et  virait 
de  ci  de  là  comme  le  balancier  d'une  horloge. 
Sans  doute  il  se  mouvait  ainsi  sous  la  main  in- 
visible de  quelque  farfadet  ;  mais  ce  qui  sur- 
prit bien  plus  la  vieille,  c'est  que  de  berceau 
était  vide.  Abel  demi-nu  se  traînait  à  quelques 
pas  delà  sur  ses  genoux  et  ses  petites  mains  et 
s'avançait  avec  précaution  et  sans  bruit  vers 
un  des  coins  obscurs  de  la  chambre. 

— -  Que  fais-tu  donc,  Abel,  dit  la  grande- 
mère  effrayée.  —  Eh  !  ne  le  voyez-vous 
pas,  grand'mère,  dit  Abel  en  continuant  sa 
marche  singulière  ;  je  vais  prendre  cette  belle 


—  263  — 

mouche  dorée  qui  a  les  ailes  si  longues  et  qui 
me  regarde. 

La  grand'mère  se  leva  en  se  signant  et  sou- 
dain le  berceau'  s'arrêta.  Un  bruissement 
étrange  se  fit  entendre,  et  Marguerite  recula 
devant  un  grand  insecte,  lumineux  comme 
une  luciole,  qui  s'éleva  en  bourdonnant  du 
fond  de  la  chambre  et  se  mit  à  voltiger  au- 
dessus  de  Marguerite.  La  vieille  agita  sa  que- 
nouille pour  le  faire  fuir  ;  mais  l'insecte  moins 
effrayé  que  la  vieille  n'en  voltigeait  que  de 
plus  belle.  Il  tournoyait,  tourbillonnait  autour 
de  sa  tête  au  point  de  l'étourdir  et  semblait  se 
rire  de  la  quenouille  impuissante  qu'elle  bran- 
dissait comme  une  Ménade  furieuse  eût  fait 
de  son  thyrse.  Enfin  la  mouche  merveilleuse 
lasse  de  tant  de  tumulte  s'enfuit  par  la  fenêtre 
au  grand  déplaisir  d'Abel  qui  voyait  s'envoler 
avec  elle  Fespoir  de  la  posséder.  Mais  la 
grand'mère  se  repentit  d'avoir  ouvert  la  fe- 
nêtre. Les  fées  avaient  entendu  Abel,  pensait- 
elle.  Cet  insecte  n'était  rien  autre  qu'une  fée 
et  les  fées  portent  quelquefois  malheur  

* 

Certes,  il  est  dur  d'aller  à  l'école  par  une 
belle  matinée  de  juin,  surtout  quand  on  doit 
traverser  pour  s'y  rendre  de  beaux  champs. 


—  264  — 

tout  jaunes  de  moissons.  Comme  le  ciel  d'azur 
paraît  beau  !  comme  l'air  frais  qui  se  joue 
dans  les  blés  est  doux  à  respirer  !  qu'ils  sont 
heureux  tous  ces  petits  oiseaux  qui  babillent 
dans  les  arbres  du  chemin,  ou  s'ébattent  par 
volées  sur  les  champs  de  seigle  et  de  froment  ! 
Ilssontlibres,  au  moins,  et  ne  vontpasàl'école  ! 
•  Ainsi  pensait  Abel,  le  lendemain  matin, 
tandis  qu'il  suivait  tristement  le  sentier  qui 
mène  de  la  métairie  au  village.  Il  portait  au 
bras  le  panier  que  son  grand  frère  Jean  lui 
avait  tressé  dans  les  veillées  d'automne  avec 
les  sautées  cueillies  au  bord  de  la  rivière. 
Dans  ce  panier  la  bonne  Huberte  avait  caché 
mainte  friandise  ;  mais  hélas  !  sur  ces  bonnes 
choses  était  posé  le  livre  des  leçons  qu'on  n'a- 
vait pas  étudiées  et  que  certainement  on  ne 
savait  pas.  Abel  était  mutin,  nous  le  savons  ; 
mais  il  était  aussi  très  paresseux  ;  il  savait  à 
peine  ses  lettres,  et  s'il  connaissait  son  âge, 
c'était  parce  qu'il  avait  autant  d'années  que 
de  doigts  à  Tune  de  ses  petites  mains. 

Le  maître  avait  cent  fois  dit  qu'il  avait  la 
tête  légère  comme  un  linot,  et  quand  on  par- 
lait de  lui  à  sa  mère.  —  Il  est  méchant  comme 
un  lutin,  disait-elle,  Quel  dommage  pourtant  ! 
Abel  était  blond  et  joli  comme  un  petit  ange. 
Il  est  vrai  que  sa  mère  l'embrassait  toujours 
en  disant  cela. 


~  265  — 

Cependant  l'air  devenait  chaud,  l'ombre  des! 
arbres  moins  grande,  et  le  soleil  marquait  au 
moins  neuf  heures.  Abel  voyait  poindre  lè 
clocher  de  Villers  au-dessus  des  blés,  aussi 
n'avait-il  garde  de  se  presser  ;  mais  ses  pas; 
pour  être  petits,  ne  le  conduisaient  pas  moins 
au  but. 

Le  sentier  qu'il  suivait  longeait  le  village 
par  derrière  les  vergers  et  courait  se  perdre 
dans  le  bois.  Insensiblement  Abel  était  arrivé 
derrière  la  maison  d'école,  sous  les  gros  noyers 
qu'il  pouvait  voir  depuis  sa  place  et  dont  les 
branches  touchaient  presque  aux  fenêtres  de 
la  salle  d'études.  Les  fenêtres  étaient  juste-* 
ment  ouvertes  à  l'air  frais  et  pur  d'une  mati- 
née de  printemps,  et  certes  la  maison  était 
bruyante  et  sonore.  Les  voix  de  petits  garçons 
qui  épelaient,  la  faisait  bourdonner  comme 
une  ruche  d'abeilles. 

Abel  indécis,  cueillait  encore  pour  gagner 
du  temps  de  jolis  bluets  et  quelques-unes  de 
ces  belles  et  longues  marguerites  des  blés 
posées  sur  des  tiges  presque  aussi  grandes  que 
lui  ;  mais  en  entendant  ses  petits  camarades 
plus  sages  que  lui  répéter  leur  leçon  avec  une 
ardeur  si  bruyante,  il  rougissait  de  sa  paresse. 
Il  allait  donc  entrer  en  classe  avec  des  senti- 
ments tout  nouveaux  ;  il  allait  travailler  à  de- 
venir savant  ;  il  allait...,  mais  toutes  ces  réso- 


—  2Ô6  — 

lutions  s'évanouissent  soudain.  Un  magnifi- 
que insecte  aux  longries  ailes  s'envole  d'un 
épi  de  blé  et  vient  effleurer  la  joue  d'Abel. 
Abel  le  reconnaît.  Adieu  études,  livres  et  ca- 
marades !  Le  petit  écolier  court  vers  le  bois 
en  poursuivant  l'insecte  merveilleux — . 


Il  y  a  dans  le  bois  de  Villers  une  grotte 
creusée  dans  les  rochers  de  la  montagne  et 
qu'on  appelle  la  Baume  des  fées.  Les  voûtes 
en  sont  humides  et  pleines  de  stalactites,  et  de 
ses  profondeurs  sort  le  ruisseau  d'un  moulin. 
Elle  renferme,  dit-on,  bien  des  merveilles  ; 
mais  personne  jusqu'ici  n'a  pénétré  dans  son 
enceinte  ténébreuse.  La  source  abondante 
qui  s'échappe  de  son  sein  forme  devant  elle  un 
large  bassin  qu'une  barque  seule  peut  franchir, 
et  la  grotte  ainsi  baignée  de  toutes  parts  res- 
semble assez  au  portique  d'un  palais  enchanté. 
Cet  étang  repose  au  milieu  d'un  bouquet  de 
hêtres  et  de  charmilles  qui  se  mirent  dans  sa 
paisible  surface  ;  il  est  rempli  de  l'eau  la  plus 
belle  et  la  plus  claire  qu'on  puisse  voir  ;  mais 
il  est  si  profond  que  cette  eau  paraît  verte 
comme  l'émeraude  malgré  sa  parfaite  limpi- 
dité. A  l'aspect  de  cette  solitude  à  la  fois  riante 


—  267  — 

et  sauvage,  on  comprend  sans  peine  que  des 
fées  et  des  ondines  viennent  se  jouer  suw 
l'herbe  verte  et  fine  de  la  rive  et  se  baigner 
dans  les  eaux  du  lac  par  une  belle  nuit  d'été, 
quand  la  lune  se  lève  sereine  au-dessus  des 
arbres  de  la  forêt. 

Or,  le  petit  Abel,  après  avoir  battu  le  bois, 
était  arrivé  las  et  accablé  de  chaleur  sous  les 
arbres  qui  ombragent  l'étang  de  la  Baume. 
Après  s'être  avidement  désaltéré,  il  s'assied  ; 
et  comme  l'appétit  se  faisait  sentir,  il  vida  son 
petit  panier  sur  l'herbe  et  mangea  toutes  ses 
friandises.  Il  devint  tout  à  coup  silencieux  et 
pensif.  Peut-être  avait-il  quelques  remords  de 
sa  conduite  si  peu  sage  

Mais  bientôt  un  murmure  doux  et  harmo- 
nieux se  fait  entendre,  Abel  écoute.  Il  croît 
ouïr  une  musique  lointaine.  Le  murmure  vient 
des  profondeurs  de  la  grotte,  il  approche, 
approche  encore,  et  voilà  que  de  la  retraite 
mystérieuse  s'élance  un  essaim  de  grandes  de- 
moiselles vertes,  bleues  et  de  toutes  couleurs 
qui  voltigent,  tourbillonnent,  sautillent  sur  la 
surface  de  l'étang.  Elles  étaient  grosses  com- 
me des  corolles  d'iris  ;  mais  l'une  d'elles  plus 
grande  et  plus  belle  que  les  autres  était  toute 
dorée.  En  volant  au  soleil,  elle  brillait  comme 
une  étoile.  Ses  longues  ailes  éblouissantes  fai^ 
saient  en  s'agitant  un  bruit  pareil  au  cliquetis 


<Tune  feuille  d'or.  Et  les  autres  demoiselles 
voltigeaient,  tourbillonnaient,  sautillaient  au- 
tour d'elle,  comme  des  abeilles  autour  de  leur 
reine.  Mais  voici  que  la  grande  demoiselle 
s'arrête  soudain  sur  un  nénuphar  ;  et  les  au- 
tres suspendent  aussi  leur  vol  et  se  posent 
ainsi  que  des  fleurs  vivantes  sur  la  pointe  des 
roseaux  d'alentour. 
'  Abel  était  dans  le  ravissement.  Et  tandis 
qu'il  regardait,  la  demoiselle  brillante  change 
de  forme  et  grandit  à  ses  yeux.  Son  corsage 
étincelant  s'arrondit,  une  robe  merveilleuse 
l'enveloppe  ;  sa  tète  est  celle  d'une  jeune  fille 
aux  blonds  cheveux  ;  ses  ailes  retombent  sur 
ses  épaules  comme  les  longs  plis  d'un  voile  de 
gaze  doré,  et  les  deux  globes  qu'on  prenait 
pour  ses  yeux  ne  sont  que  deux  pierreries  ver- 
tes à  sa  couronne  d'or.  Et  les  autres  demoisel- 
les deviennent  aussi  des  jeunes  filles.  Elles  se 
parent  soudain  de  longues  robes  et  de  voiles 
nuancés  comme  les  fleurs  d'iris,  et  leurs  pieds 
se  cachent  dans  les  roseaux  du  lac. 
.  — -  Viens,  lui  dit  la  plus  belle  des  fées,  — 
car  c'étaient  des  fées— viens,  je  suis  la  Demoi- 
selle d'or,  Cest  moi  qui  suis  allée  te  chercher 
dans  ton  berceau,  et  c'est  moi  que  tu  as  pour- 
suivie jusqu'ici  à  travers  les  blés  et  les  arbres 
de  la  forêt. 

—  Viens,  lui  disaient  les  autres  jeunes  féesr 


—  269  — 

viens  avec  nous  ;  nous  avons  des  perles  étf 
nous  te  ferons  des  colliers  ;  nous  avons  des 
pierreries  et  nous  te  ferons  des  bracelets. 
^  Elles  parlaient  et  souriaient,  et  leurs  voix 
étaient  douces  comme  leurs  sourires.  Leurs 
voiles  flottaient  au  soleil,  et  les  arbres  agités 
doucement  par  des  brises  magiques  murmu- 
raient comme  des  harpes  autour  du  lac. 

Abel  fasciné  se  glissa  sur  l'herbe  jusqu'au 
bord  de  l'eau,  La  nappe  brillante  du  mirage 
sembla-  se  replier.  L'eau  devint  si  claire,  si 
claire  qu'elle  était  à  peine  bleue  et  qu'on  l'eût 
prise  pour  de  l'air.  Sous  ce  voile  flottant  et 
diaphanes,  Abel  vit  une  vallée  verte  et  som- 
bre, qui  était  au  fond  du  lac.  Le  chemin  qui 
y  conduisait  commençait  à  la  rive  et  semblait 
parsemé  de  cristaux  et  de  pierres  brillantes, 
et  les  fées  s'enfoncèrent  doucement  dans  cette 
vallée  mystérieuse. 

Abel  aussi  voulut  y  descendre,  et  l'eau  sub- 
tile et  légère  qui  l'entourait  lui  sembla  plus 
fraîche  que  l'air.  Il  vit  alors  la  vallée  profonde 
qui  s'étendait  jusque  sous  la  grotte,  et,  dans 
le  fond,  un  beau  palais  transparent  comme 
l'améthyste. 

—  Viens,  lui  disaient  les  fées  en  voltigeant 
dans  le  fluide  aérien,  descends  près  de  nous  ! 
Nous  avons  entendu  la  voix  de  ton  aïeule  qui 
.chantait  vers  ton  berceau  ;  mais  notre  voix  est 


—  270  — 

bien  plus  douce  ;  nous  te  bercerons  sur  nos 
genoux  et  nous  t'endormirons  dans  nos  bras. 

Abel  descendit  encore.  L'ombre  devenait 
plus  grande,  et  le  soleil  qu'il  regarda  en  ce 
moment  lui  apparaissait  dans  le  ciel  comme 
une  belle  lune  d'été.  La  demoiselle  d'or  lui 
souriait  et  les  fées  étaient  si  belles  qu'il  des- 
cendit jusqu'au  fond  de  la  vallée  et  les  fées 
l'emportèrent  dans  leur  palais... 

Le  lendemain,  des  bûcherons  trouvèrent  sur 
le  bord  du  lac  de  la  Baume,  le  corps  d'un  en- 
fant, les  cheveux  et  les  membres  entrelacés 
d'herbes  aquatiques.  —  C'était  le  corps  d'Abel. 
• —  Les  fées  avaient  déposé  son  corps  sur  la 
rive,  car  elles  ne  voulaient  que  son  âme,  et 
l'on  sait  que  les  âmes  qu'elles  ravissent  res- 
tent mille  ans  avant  d'aller  ,en  paradis. 


42 

Le  vieux  Crucifix  de  Vaudrivillers 

(Canton  de  Baume) 

wï5S)A  petite  église  de  Vaudrivillers  possède 
^wrp  un  des  plus  anciens  crucifix  du  dio- 
°^se  ^e  Besançon.  Sa  valeur  ne  con- 
siste  pas  seulement  dans  son  antiquité  ; 
mais  aussi  dans  la  vénération  qu'il  inspira 


—  271  — 

toujours  depuis  le  fait  miraculeux  qui  s'est 
passé  à  l'enterrement  de  Jean  Colin. 

Avant  l'inhumation,  on  avait  déposé,  com- 
me c'est  l'usage,  le  corps  du  défunt  dans  la 
nef  de  l'église,  tandis  que  l'on  en  recomman- 
dait l'âme  avec  les  prières  ordinaires.  Pendant 
que  l'on  chantait  le  libéra^  l'image  du  Christ 
détacha  ses  mains  de  la  croix  pour  se  boucher 
les  oreilles.  Tous  les  assistants  demeurant  stu- 
péfaits, le  curé  interpréta  la  chose  de  cette 
manière  :  Souvenez-vous  que  pendant  sa  vie, 
Jean  Colin  a  été  blâmé  pour  sa  répugnance  à 
entendre  la  parole  de  Dieu.  Il  dormait  pen- 
dant le  prône  où  sortait  de  l'église  pour  aller 
vaquer  à  quelque  besogne  servile.  Voilà  que 
J.-C.  lui  rend  la  pareille  en  refusant  d'écouter 
ceux  qui  prient  pour  lui.  L'histoire  ajoute  que 
Jean  Colin  ne  fut  point  inhumé  en  terre  sainte 
et  que  son  cadavre,  comme  celui  d'un  réprou- 
vé,, fut  livré  à  la  pâture  des  corbeaux  ou  «  que 
sa  charogne  fut  jetée  à  la  voirie.  » 

(On  peut  encore  retrouver  de  semblables  récits  daiïs, 
les  vieux  sermonnaires). 


19 

La  légende  de  Gaston  de  la  Roche 

(Canton  de  Baume) 


«  Voici  ce  que  contaient  les 
«  chastes  bernardines  en  confa- 
a  bulant  au  réfectoire.  » 

L.  Du  SILLET. 


Voilà  ce  qu'on  disait  chez  les  Dames  de  Baume  : 

Vers  douze  cent  cinquante,  un  jeune  gentilhomme,. 

Qui  s'appelait  Gaston  de  la  Roche,  vivait 

Au  goût  du  monde,  au  sein  des  plaisirs  ;  il  avait 

Toutefois  conservé  la  dévote  habitude 

De  dire  chaque  jour,  avec  exactitude, 

Une  courte  prière,  un  Ave  Maria 

A  celle  que  jamais  en  vain  Ton  ne  pria. 

A  l'abbaye,  un  jour  qu'il  était  de  passage, 
Un  mal  soudain  le  prit,  à  la  fleur  de  son  âge. 
Il  était  venu  voir  Nicolette,  sa  sœur, 


—  273  -~ 

•Qui,  dans  ce  temps,  tenait  la  crosse  avec  honneur. 
Rien  ne  put  prolonger  la  fragile  existence 
De  Gaston  qui  mourut  sans  faire  pénitence. 

Depuis  quelques  instants,  sur  son  funèbre  lit, 

Il  gisait,  les  yeux  clos,  le  visage  pâli. 

Seule,  avec  sa  douleur,  la  paupière  mouillée, 

La  Révérende  Dame  était  agenouillée 

Dans  la  chambre  et  priait  pour  son  frère  Gaston, 

Pour  lui  de  FEternel  implorant  le  pardon. 

Tout  à  coup,  au  moment  où  la  pieuse  Dame 

Récitait  un  Ave,  Gaston  reprend  son  âme 

Et  ses  sens.  D'une  voix  douce,  il  dit  :  «  Chère  sœur, 

«  Me  voici  de  retour  en  vie.  Un  confesseur, 

«  Sans  retard,  s'il  vous  plaît.  Sachez  qu'à  l'instant  même 

«  Je  viens  de  comparaître  au  Tribunal  suprême. 

«  Du  supplice  éternel,  que  j'avais  mérité, 

«  L'arrêt  irrévocable  allait  être  porté, 

a  Lorsque  la  bonne  Vierge,  accourant  à  mon  aide, 

«  Près  de  son  Divin  fils  pour  moi-même  intercède. 

«  O  prodige  !  elle  obtient  que  mon  âme  à  mon  corps 

«  Soit  un  instant  rendue,  afin  que  de  mes  torts 

«  Je  puisse  requérir  le  pardon  d'un  saint  prêtre.  » 

On  vit  Messire  Henry  de  Saint-Léger  paraître.  • 

C'était  du  monastère  un  humble  desservant. 

Il  confessa  Gaston,  qui  put,  encore  vivant, . 

Recevoir  de  ses  mains  une  grâce  plénière, 

Une  grâce  efficace,  à  son  heure  dernière. 


Puis,  Gaston  trépassa,  plein  de  tranquillité, 
Avec  la  paix  de  Dieu  pour  son  éternité  (i). 


44 

Notre-Dame  des  Fleurs 

(Canton  de  Baume) 

«  Nunc  et  in  h  or  a  mortis.  » 

Au  temps  de  ma  jeunesse,  on  pouvait  voir  encore 
Sur  le  mont  Saint-Ligier,  du  côté  de  l'aurore, 
Dans  le  flanc  du  rocher  bordant  un  vieux  chemin, 
D'où  l'œil  avec  effroi  plonge  dans  le  ravin, 
Une  niche  grillée,  abri  d'une  madone 
Qui  de  fleurs  sur  le  front  portait  une  couronne. 
Pour  les  petits  bergers  et  pour  les  voyageurs, 
C'était,  il  m'en  souvient,  Notre-Dame  des  Fleurs. 
D'où  peut  venir  ce  nom  ?  Une  sainte  légende, 
Que  j'appris  autrefois,  répond  à  la  demande. 

C'était  vers  le  milieu  du  dernier  siècle,  autant 

(i)  L'histoire  rapporte  seulement  que  Nicole  de  la  Roche  fut 
abbesse  de  Baume  en  1266,  et  qu'en  127 1 ,  Henri  de  Saint-Léger, 
curé  de  Villers-le-Sec,  était  un  des  desservants  du  monastère. 


~  275  ™ 

Que  Ton  peut  préciser  ce  point  en  cet  instant. 
Tous  les  jours,  on  voyait  une  jeune  bergère 
Guider  vers  Saint-Ligier  sa  chevrette  légère, 
Et  former  un  bouquet  dans  sa  petite  main 
Des  fleurs  qu'elle  cueillait  le  long  de  son  chemin  ; 
Puis,  lorsqu'elle  passait  auprès  de  l'oratoire, 
Voulant  faire  sans  doute  une  oeuvre  méritoire, 
Aux  mailles  de  la  grille  elle  attachait  ses  fleurs, 
Offrande  de  parfums  et  de  fraîches  couleurs. 

Comme  elle  descendait  un  soir  de  la  colline, 
Quelqu'un  lui  dit  :  «  Enfant,  vous  êtes  orpheline.  » 
Sa  mère,  que  toujours  elle  entendait  gémir, 
Pour  ne  plus  s'éveiller,  venait  de  s'endormir. 
Ah  !  d'une  enfant  si  jeune,  au  sort  abandonnée, 
Savons-nous  plaindre  assez  la  triste  destinée  ? 
Dès  lors,  sur  la  montagne  on  ne  la  re.vit  pas  ; 
Nul  ne  sut  vers  quels  bords  elle  porta  ses  pas  ; 
Mais  les  dernières  fleurs  qu'elle  avait  attachées 
Restèrent  bien  des  jours  à  la  grille  penchées. 
Aux  pieds  de  la  madone,  on  eût  dit,  à  les  voir, 
Qu'elles  pleuraient,  ces  fleurs,  du  matin  jusqu'au  soin 


A  quelque  temps  de  là,  vingt  ans  après  peut-être, 
A  Saint-Roch  de  Paris  on  vint  mander  un  prêtre, 
A  l'effet  d'assister,  c-ans  ses  derniers  moments, 
Une  mourante  en  proie  aux  plus  cruels  tourments.  « 
Cette  femme  habitait  une  riche  demeure  ; 
Mais  là,  comme  .partout,  la  mort  entre  à  son  heure  ; 


—  2/6  — 

Parfois,  .elle  interrompt  les  plus  joyeux  ébats  ; 
Car  le  bruit  des  plaisirs  ne  l'intimide  pas. 

Quelle  était,  dira-t-on,  cette  femme  du  monde, 

Si  belle  hier  encore,  aujourd'hui  moribonde? 

Plus  d'une  fois,  sans  doute,  elle  avait  raconté 

Qu'elle  était  née  au  fond  de  la  Fr  a  n  che-C  o  m  té  ; 

Qu'elle  avait  essuyé  des  fortunes  diverses  ; 

Que  sa  vie. avait  eu  de  terribles  traverses  ; 

Que  son  cœur,  trop  sensible,  avait  souffert  beaucoup, 

Et  que,  bergère,  un  soir,  elle  eut  grand  peur  du  loup. 

N'ayant  rien  à  manger,  quand  sa  mère  fut  morte, 

Elle  avait  mendié  son  pain  de  porte  en  porte  ; 

Pour  gagner  quelques  sous,  elle  avait,  de  ses  doigts, 

Pilé  du  grès  et  fait  des  balais  dans  les  bois. 

Pour  un  vieux  chiffonnier  qui  lui  donnait  des  croûtes, 

Elle  allait  ramasser  les  ordures  des  routes. 

Ne  pouvant  surmonter  on  ne  sait  quel  dégoût, 

Le  désespoir  un  jour  la  jetait  dans  l'égout  ! . . . 

Et  comme  elle  appelait  à  son  secours,  un  ange, 

Sans  doute,  était  venu  la  tirer  de  la  fange  ; 

Gar  elle  ne  sut  point  le  nom  de  son  sauveur, 

Et  ne  revit  jamais  ce  discret  bienfaiteur.  „ 

Elle  avouait  qu'aussi,  dans  le  monde  lancée, 

De  plus  d'un  grand  seigneur  on  la  crut  fiancée. 

Elle  avait  des  chevaux,  des  valets  ;  sa  maison 

Ne  .manquait  même  pas  d'un  semblant  de  blason 

Comme  on  voit  ruisseler  la  lave  d'un  cratère, 

Elle  vit  à  ses  pieds  couler  l'or  de  la  terre  ;  L 


-  277  ~ 

Au  caprice. inconstant  des  volages  désirs, 
Partout  elle  courait  au  devant  des  plaisirs. 
Ce  n'étaient  jour  et  nuit  que  fêtes  enivrantes... 
Un  soir,  qu'en  un  festin  les  coupes  écumantes 
S'entre-choquaient  aux  mains  de  convives  joyeux, 
Et  que  la  volupté  brillait  dans  tous  les  yeux, 

Elle  chantait  Soudain  une  couleur  mortelle 

Se  répand  sur  son  front.  On  s'empresse  autour  d'elle* 

«  Madame  !  qu'avez-vous  ?  Une  telle  pâleur 

Est  l'indice  certain  d'une  immense  douleur.  » 

C'en  est  fait  de  la  joie.  Aussitôt  on  l'emporte  ; 

Sur  sa  couche  étendue  on  eût  dit  une  morte, 

En  vain,  pour  la  sauver,  à  Fart  on  a  recours  ; 

L'art  ne  peut  apporter  qu'un  impuissant  secours. 

C'est  alors  qu'une  femme,  une  pauvre  servante, 

Que,  par  dérision.  Ton  nommait  la  savante, 

Jugeant  que  sa  maîtresse  allait  bientôt  mourir, 

A  l'église  Saint-Roch  se  hâta  de  courir. 

Quand  le  prêtre  eut  gravi  les  degrés  de  l'estrade 

Du  grand  lit  de  velours  où  gisait  la  malade, 

Elle  le  regarda  d'un  œil  épouvanté. 

«  C'est  la  mort,  pensa-t-elle,  avec  l'éternité  ! 

—  Non,  dit  le  prêtre,  c'est  la  vie  et  l'espérance  ; 

C'est  le  baume  du  ciel  calmant  toute  souffrance. 

D'avoir  offensé  Dieu  vous  vous  repentez  bien  ?  » 

Elle  baissa  la  tête  et  ne  répondit  rien. 

Le  prêtre  insiste.  Alors,  d'un  accent  lamentable, 

Elle  s'écrie  :  «  Hélas  !  combien  je  suis  coupable  ! 

Dieu  ne  saurait  m 'aimer,  je  l'ai  trop  oublié  ! 


—  278  — 

J'ai  toujours  fait  le  mal  et  n'ai  jamais  prié  

—  Pauvre  âme,  dont  l'état  malheureux  se  devine, 
Ne  désespérez  point  de  la  bonté  divine  ; 
Croyez  au  Dieu  clément,  reprit  le  confesseur, 

Et  sa  paix  va  descendre  au  fond  de  votre  cœur. 
Vous  n'avez,  dites-vous,  jamais  prié.  Peut-être 
Aurez-vous  autrefois,  en  quelque  lieu  champêtre, 
De  la  vierge  Marie  invoqué  le  saint  nom, 
Quand  la  cloche  du  soir  sonnait  Y  Angélus  ?  — •  Non, 
Fit-elle  tristement  ;  mais  j'ai  bien  souvenance 
D'avoir  avec  bonheur,  aux  jours  de  mon  enfance, 
Quand  je  menais  aux  champs  ma  chèvre  et  son  chevreau, 
Sur  Saint-Ligier,  au  flanc  d'un  aride  coteau, 
Orné  de  quelques  fleurs  les  mailles  d'un  grillage 
Protégeant  dans  sa  niche  une  pieuse  image. 
Que  je  voudrais  revoir,  avec  mes  yeux  en  pleurs, 
Sur  le  mont  Saint-Ligier  Notre-Dame  des  Fleurs  ! 

—  Mais  c'est  elle  qui  vient,  dans  sa  grâce  infinie, 
Vous  chercher,  mon  enfant  ;  oh  !  oui,  soyez  bénie  !  » 
La  dame  pour  parler  fit  un  suprême  effort, 

Et  Dieu  pardonna  tout,  à  l'heure  de  la  mort. 


44 


Notre-Dame  de  la  Grange-Ravey 

(Canton  de  Baume) 

NTRE  Baume -les- Dames  et  Hyèvre, 
quand  on  a  traversé  le  joli  hameau  de 
la  Grange-Ravey,  la  route  passe  au  bord 
du  Doubs  sous  un  rocher  gigantesque. 
On  dirait  le  portique  d'une  cathédrale.  A  la 
voûte  de  ce  porche  naturel,  le  voyageur  re- 
marque, enfermée  dans  une  petite  cage  de  fer 
maillé,  une  madone  antique,  aux  pieds  de  la- 
quelle venaient  autrefois  s'agenouiller  de  nom- 
breux pèlerins  ;  car  cette  madone  est  miracu- 
leuse, ainsi  que  beaucoup  d'autres  du  pays  qui 
représentent  comme  elle  la  Vierge  pleine  de 
grâces. 

Parmi  les  récits  merveilleux  que  Ton  pou- 
vait recueillir  jadis,  en  passant  sous  ce  roc 
formidable,  il  y  avait  celui-ci  que  racontait 
naïvement  la  bonne  mère  Pauthier,  de  la 
Grange  : 

Un  homme  d'Hyèvre,  dont  elle  citait  le 
nom  et  qui  s'appelait  Couleau  ou  Poulot  in- 
différemment, avait  un  jour  été  pris  par  les 
gendarmes,  à  la  suite  des  brigandages  de  tou- 


—  280  — 

tes  sortes  dont  il  s'était  rendu  coupable.  Ce 
misérable  avait,  disait-on,  renoncé  au  Fils  de 
Dieu  et  à  tous  les  sacrements  de  l'Eglise,  sous 
l'espérance  que  le  diable  lui  avait  donnée  de 
le  sauver  de  l'échafaud.  On  assurait  toutefois 
que  ce  mauvais  drôle  n'avait  jamais  passé  une 
seule  fois  de  sa  vie  sous  le  rocher  de  la 
Grange-Ravey  sans  réciter  dévotement  un 
Ave  Maria,  seule  prière  de  son  enfance  dont 
il  eût  gardé  le  souvenir,  et  qu'il  avait  toujours 
refusé  de  consentir  à  la  demande  que  lui  fai- 
sait le  démon  de  renier  la  sainte  Vierge.  Il 
s'en  trouva  bien  ;  car,  ayant  aperçu  l'image 
de  Notre-Dame  suspendue  à  la  voûte  du  ro- 
cher, comme  on  le  conduisait  à  la  prison  de 
Baume,  il  lui  adressa  cette  supplication  : 
«  Marie,  pleine  de  grâces,  vous  seule  en  qui 
j'espère,  sauvez-moi  par  miracle.  Je  me  re- 
pends de  tout  le  mal  que  j'ai  fait.  Conjurez 
pour  moi  la  miséricorde  éternelle  de  Dieu.  Je 
suis  si  coupable  que  je  n'ose  moi-même  m'a- 
dresser  à  lui  pour  implorer  mon  pardon.  »  Il 
n'avait  pas  fini  de  prier  que  la  sainte  Vierge, 
touchée  de  la  sincérité  de  son  repentir,  rompit 
miraculeusement  les  chaînes  qui  le  tenaient 
attaché  au  poitrail  des  chevaux  de  ses  conduc- 
teurs, lesquels  prirent  le  galop  en  abandon- 
nant le  prisonnier  qu'on  ne  put  jamais  retrou- 
ver. 


~  28l  — 

Il  s'en  alla  dans  les  montagnes,  où  il  se  tint 
caché  pendant  de  longues  années,  puis  il  se 
fit  ermite  dans  un  creux  de  rocher.  Ses  crimes 
étaient  depuis  longtemps  expiés  et  oubliés  des 
hommes  et  de  Dieu,  lorsqu'une  nuit  d'hiver 
son  cœur  usé  ayant  cessé  de  battre,  les  anges 
vinrent  chercher  son  âme  pour  l'emporter  au 
ciel. 

A  quelque  temps  de  là,  on  retrouva  son  ca- 
davre gelé  au  fond  de  sa  grotte.  La  légende 
ajoute  que  quand  on  vint  le  lendemain  pour 
en  faire  la  levée  et  lui  rendre  les  honneurs  de 
la  sépulture,  il  n'y  était  plus.  On  trouva  bien 
étrange  cette  disparition  sur  laquelle  on  ne 
put  donner  aucune  explication  satisfaisante. 
La  petite  caverne  qui  a  été  la  dernière  de- 
meure du  solitaire  est  bien  connue  des  enfants 
de  Baume  et  on  l'appelle  encore  la  Cave  Cou- 
leau  ou  Cave  Poulot. 


45 


Le  Songe  de  sainte  Brigitte 

(Canton  de  Baume) 

Plantes  au  doux  parfum,  aux  vivaces  racines, 
Les  légendes,  dit-on,  sont  les  fleurs  des  ruines. 
Recueillons-les  partout,  au  bord  de  ces  chemins, 
Où  le  vent  de  la  foi  les  sème  à  pleines  mains. 

Pour  les  pauvres  pécheurs,  humbles  et  repentants, 

Sainte  Brigitte,  un  soir,  avait  prié  longtemps, 

Et  s'était  endormie  en  faisant  sa  prière. 

Voilà  qu'environné  des  anges  de  lumière, 

Elle  aperçoit  Jésus,  offrant  avec  douceur 

Une  grâce  plénière  à  Satan,  si  son  cœur 

Veut  enfin  mettre  un  terme  à  sa  haine  insensée. 

Il  ne  demande  rien  qu'une  bonne  pensée, 

Un  regard  vers  le  ciel,  un  élan  spontané, 

Un  mot  de  repentir  et  tout  est  pardonné. 

Non ,  non,  hurle  Satan,  la  paix  est  impossible  ! 

Bu  maudit  pour  jamais  l'orgueil  est  invincible. 

Brigitte  se  reveille  et,  dans  l'obscurité, 

Une  voix  répétait  :  Enfer  !  Eternité  ! 


-  283  - 


46 

Légende  du  Château  de  Montfort 

(Canton  de  Clerval) 

UR  la  rive  droite  du  Doubs,  au  couchant 
delà  petite  ville  de  Clerval,  on  trouve,  au 
sommet  de  la  montagne  appelée  Roche- 
Rouge,  les  ruines  d'un  château  féodal. 
Ce  château  était  celui  du  comte  de  Montfort. 
On  raconte  à  Clerval  que  la  comtesse  de 
Montfort  était  avare  et  peu  charitable.  On  dit 
même  encore,  avec  ironie,  d'une  personne 
gourmande  :  Elle  est  comme  la  comtesse  de 
Montfort  ;  elle  mangerait  bien  des  fèves  au 
lard.  En  ce  temps-là,  ajoute  la  légende,  la 
comtesse  de  Montfort  était  grosse.  Une  men- 
diante se  présente  à  la  porte  du  château.  La 
comtesse  elle-même  qui  regardait  paître  dans 
le  préau  une  laie  avec  ses  sept  petits,  ouvre 
la  porte  à  la  mendiante  et  l'éconduit  dure- 
ment. Celle-ci,  étendant  aussitôt  vers  la  com- 
tesse une  main  menaçante  s'écrie  d'une  voix 
sentencieuse  :  Mou  de  lai  faute  !  que  fen 
feuse  autant  que  c'te  true  qu'en  meune 
sept  !  Ce  qui  veut  dire  en  français  :  Je  te  mau- 
dis !  Puisse-tu  faire  autant  d'enfants  que  cette 


~~~  284  — 

laie  qui  en  conduit  sept  !  Peu  de  temps  après, 
la  comtesse  de  Montfort  accouchait,  en  l'ab- 
sence de  son  mari,  de  sept  enfants,  tous  bien 
viables.  Le  désespoir  de  la  châtelaine  lui  sug- 
gère la  pensée  d'en  faire  périr  six.  Elle  com- 
mande donc  à  la  chambrière  qui  l'assistait 
d'aller  sur-le-champ,  et  sous  peine  de  mort, 
jeter  six  des  nouveaux-nés  dans  la  rivière . 
Obéissant  à  regret  à  cet  ordre  cruel,  mais  sans 
réplique,  la  chambrière  place  dans  une  cor- 
beille les  six  enfants  voués  à  la  mort  et  prend 
le  plus  court  chemin  pour  aller  les  noyer  dans 
le  Doubs.  Arrivée  presque  au  bas  du  sentier, 
elle  rencontre  fortuitement  le  comte  de  Mont- 
fort,  qui  rentrait  de  voyage,  et  qui  devine  au 
trouble  bien  visible  de  la  servante  qu'elle  porte 
quelque  chose  de  suspect.  Il  veut  savoir.  La 
servante  est  contrainte  de  tout  révéler .  A  son 
tour  le  comte  lui  fait  jurer,  sous  peine  de  mort, 
de  garder  le  secret  de  ce  qu'il  va  faire.  Les. 
six  enfants  destinés  à  mourir  sont  placés  aus- 
sitôt parles  soins  du  comte  entre  bonnes  mains. 
Pendant  sept  ans,  soit  dans  le  château,  soit  au 
dehors,  le  plus  profond  secret  fut  gardé  sur 
Faccouchement  extraordinaire  de  la  comtesse 
et  sur  le  sort  des  six  enfants  que  leur  mère 
croyait  détruits. 

Un  certain  jour,  le  comte  de  Montfort  réunit 
une  nombreuse  compagnie  dans  son  château. 


-  285  - 

Un  grand  festin  est  préparé.  Parmi  les  convi- 
ves, on  remarque  le  jeune  enfant  gardé  par  la 
comtesse  et  six  autres  petits  garçons  de  même 
taille  ressemblant  tous  au  premier  d'une  ma- 
nière surprenante.  Tous  les  hôtes  expriment 
au  comte  de  Montfort  leur  étonnement  et  leur 
admiration.  Celui-ci  se  lève  et  leur  dit  :  Sei- 
gneurs, que  penseriez-vous  de  la  personne 
qui  aurait  ordonné  la  mort  de  ces  enfants  le 
jour  de  leur  naissance  ?  Tous  de  s'écrier  : 
Cette  personne  mériterait  elle-même  le  der- 
nier des  châtiments. 

A  ces  mots,  la  comtesse  coupable  tombe 
mortellement  frappée  comme  par  une  main 
invisible.  Les  sept  enfants  du  comte  de  Mont- 
fort  devinrent  plus  tard  sept  grands  saints  qui 
sont  :  saint  Loup,  saint  Remy,  saint  Frémy, 
saint  Vandelin,  saint  Lupicin,  saint  Ermenfroi 
et...  le  nom  du  septième  est  inconnu. 

(Récit  du  père  Huot  de  Clerval.) 

Il  ne  serait  pas  sans  intérêt  de  comparer  ce 
récit  fabuleux  avec  la  tradition  allemande  des 
Huit  Bruno  rapportée  par  les  frères  Grimm 
(tome  II,  page  436),  avec  celle  qui  a  pour  titre 
(même  volume,  page  447)  Autant  d'enfants 
que  de  jours  dans  Vannée,  et  surtout  avec 
celle  qui  est  intitulée  :  Origine  des  W elfes 
(même  volume,  page  280)  ;  mais  il  nous  se  m- 


—  286  — 

ble  plus  intéressant  encore  de  rapprocher  cette 
tradition  de  Montfort,  canton  de  Clerval, 
d'une  autre  tradition  franc-comtoise  recueillie 
à  Besançon  par  Clovis  Guyornaud  et  à  la- 
quelle il  a  donné  ce  titre  :  Origine  merveil- 
leuse des  Porcelets.  (Voir  ci-dessus  arrondis- 
sement de  Besançon.) 


47 

Le  Serpent  de  la  Femme  de  Saint- 
George 

(Canton  de  Clerval) 

I^^Ieux  femmes  se  querellaient  un  jour  sur 
)û){  la  place  de  Saint-Georg-e-les-Clerval. 


L'une  d'elle  dit  à  l'autre  dans  sa  colère  : 
Ta  Que  lou  serpent  te  tosse,  que  le  ser- 
pent te  téte  !  A  l'instant,  un  serpent  se  jeta 
sur  la  femme  maudite  et  s'attacha  à  son  sein. 
Par  aucun  moyen,  on  ne  put  arracher  ce  rep- 
tile du  sein  de  la  femme,  qui  se  desséchait  à 
vue  d'œil.  Cette  malheureuse  et  son  mari  en- 
treprirent ensemble  un  pèlerinag-e  à  Notre- 
Dame  des  Ermites.  Comme  ils  passaient  la 
frontière,  voilà  que  le  serpent  se  détache  et 
s'enfuit.  La  femme  se  croyant  guérie  voulait 
déjà  revenir.  Le  mari  insiste  pour  aller  jus- 


—  287  — 

qu'à  Einsiedeln  où  il  fit  ses  dévotions.  La 
femme  fit  aussi  les  siennes,  mais  à  contre- 
cœur et  probablement  sans  avoir  pardonné  à 
celle  qui  avait  jeté  sur  elle  sa  malédiction.  En 
repassant  la  frontière,  pour  revenir  à  Saint- 
George,  le  serpent  se  jeta  de  nouveau  à  son 
.sein  et  s'y  attacha  comme  il  avait  fait  aupara- 
vant. On  eut  recours  alors,  pour  chasser  ce 
maudit  animal,  au  moyen  de  la  grande  excom- 
munication. La  cérémonie  faite,  le  serpent  se 
retira  ;  mais  la  femme  mourut  peu  de  temps 
après. 

48 

L'Homme  au  Crapaud 

(St-George,  canton  de  Clerval) 

près  l'histoire  du  serpent  de  la  femme 
de  Saint-George  vient  naturellement 
celle  de  l'homme  au  crapaud. 

Un  homme  riche  de  Saint-George 
avait  un  fils  unique  qu'il  éleva  comme  un  en- 
fant gâté  jusqu'au  temps  où  il  fallut  le  marier. 
Il  demanda  donc  pour  ce  fils  la  main  d'une 
fille  encore  plus  riche  que  lui,  qu'on  lui  accorda 
à  la  condition  qu'il  donnerait  tout  son  bien  à 
son  fils  par  contrat  de  mariage,  à  charge  par 


—  288  — 

ce  dernier  et  la  future  de  l'entretenir  sa  vie 
durant.  Il  eut  de  la  peine  à  s'y  résoudre,  parce 
qu'il  avait  souvent  entendu  raconter  à  son 
père  l'histoire  du  Legs  de  Jean  Gros  bois  ; 
mais  l'importunité  de  son  fils,  les  instan- 
ces de  ses  amis  et  l'avantage  du  parti  l'y  firent 
consentir.  Ce  ne  fut  pas  sans  s'en  repentir  peu 
après,  car  quoiqu'il  eût  au  commencement 
tout  le  meilleur  traitement  qu'il  eût  pu  sou- 
haiter, on  se  relâcha  peu  à  peu  envers  lui,  au 
point  que  dès  la  quatrième  année,  sa  bru  l'en- 
voya loger  dans  une  petite  cheminée  (cabane) 
au  vis-à-vis  de  la  maison,  afin  que  la  pauvreté 
de  son  beau-père  ne  lui  fit  point  honte.  On 
promit  au  vieux  de  lui  envoyer  tous  les  jours 
plus  de  vivres  qu'il  ne  lui  en  faudrait.  Il  fallut 
en  passer  par  là  pour  avoir  la  paix  ;  mais  il 
souffrit  toujours  beaucoup  en  cette  pauvre  ca- 
bane du  peu  de  soins  qu'on  avait  de  lui,  sans 
qu'il  osât  aller  demander  son  nécessaire  autre- 
ment que  par  l'entremise  d'un  petit  garçon 
qu'on  renvoyait  bien  souvent  les  mains  vides. 

Un  jour  que  le  pauvre  vieux  avait  aperçu  à 
travers  la  rue  que  l'on  faisait  bonne  cuisine 
chez  son  fils,  il  s'avisa  d'aller  prendre  place  à 
table,  afin  de  faire  au  moins  un  bon  repas 
après  une  si  longue  diette  ;  mais  aussitôt 
qu'on  le  vit  entrer,  on  cacha  un  poulet  que 
l'on  rôtissait,  jusqu'à  ce  que  le  vieux  se  fût 


—  289  — 

retiré,  après  quoi  on  acheva  la  cuission  de 
la  volaille. 

Mais  voici  que  quand  on  vint  à  la  présenter 
sur  la  table,  un  crapaud  énorme  parut  sur  le 
ventre  delà  bête,  de  quoi  la  jeune  dame  poussa 
un  cri  terrible.  Son  mari  voulant  chasser  ce 
crapaud,  il  lui  sauta  au  visage  où  il  s'attacha 
si  fortement  qu'il  lui  fut  impossible  de  Tôter 
de  là,  quelque  moyen  qu'il  y  employât  ;  et  la 
merveille  était  d'autant  plus  grande  que  lui- 
même  ne  pouvait  souffrir  qu'on  offençât  cet 
affreux  animal,  parce  qu'aussitôt  qu'on  le  tou- 
chait pour  le  tuer,  le  coup  lui  était  sensible, 
comme  si  on  l'eût  frappé  au  cœur  lui-même, 
ce  qui  le  contraignit  à  demeurer  ainsi  hideu- 
sement masqué  et  à  aller  avec  confusion  et 
pour  pénitence  à  travers  les  villages  voisins 
et  la  ville  de  Clerval  afin  de  servir  d'exemple 
à  tous  les  enfants  ingrats  envers  leurs  pères. 
La  tradition  ajoute,  il  est  vrai,  qu'à  la  fin  il 
fut  quitte  de  cet  horrible  châtiment  au  re- 
tour d'un  pèlerinage  qu'il  ht  à  Notre-Dame  de 
Cusance,  et  que  lors  ce  montrueux  crapaud 
disparut  sans  qu'on  sût  ce  qu'il  était  devenu. 

L'auteur  du  Bon  laboureur  met  sur  le  nez 
d'un  gentilhomme  de  Normandie  une  histoire 
à  peu  près  semblable  à  celle  de  notre  paysan 
de  Saint-George. 


49 


La  Grotte  des  Fées 

(Canton  de  Clerval) 

u  sud  du  village  de  Sancey-le-Grand, 
il  existe  une  masse  circulaire  de  ro- 
chers à  pic  appelée  le  Dard.  Sur  la 
droite  de  ces  rochers  s'ouvre  une  ca- 
verne connue  depuis  des  siècles  sous  le  nom 
de  Grotte  des  Fées.  On  raconte  que  cette 
grotte  était  autrefois  la  demeure  de  trois  fées 
bienfaisantes  dont  les  habitants  de  la  contrée 
ressentirent  longtemps  la  douce  influence.  La 
tradition  abonde  en  détails  charmants  ;  comme 
à  Rochejean,  où  il  y  a  aussi  la  Grotte  aux 
Fées,  comme  à  Romain  -  Mouthier,  où  se 
trouve  la  Cave  aux  Fées  ;  comme  aux  Ver- 
rières de  Joiix,  où  l'on  montre  la  Côte  aux 
Fées.  Ici,  entre  autres  choses,  la  légende  rap- 
porte que  ces  bonnes  fées  faisaient  la  pluie  et 
le  beau  temps,  au  gré  des  cultivateurs  ;  qu'elles 
faisaient  prospérer  la  famille  de  ceux  qui  les 
en  priaient  ;  qu'elles  donnaient  de  beaux  et 
bons  maris  à  toutes  les  jeunes  filles  qui  leur 
faisaient  quelque  offrande  et  qui  surtout  leur 
promettaient  d'être  bien  sages.  Malheureuse- 


—  291  — 

ment,  une  d'entre  elles  leur  fit  une  vaine  pro- 
messe et  se  conduisit  mal.  Les  garçons  s'en 
moquèrent,  et  comme  on  savait  qu'elle  était 
allée  faire  un  pèlerinage  à  la  Grotte  des  Fées 
pour  demander  un  épouseur,  on  tourna  en  dé- 
rision le  pouvoir  des  bonnes  fées,  qui  en  éprou- 
vèrent tant  de  peine  qu'elles  s'éloignèrent 
pour  jamais  du  pays.  C'est  depuis  ce  temps-là 
que  l'on  dit  en  commun  proverbe,  en  parlant 
d'une  fille  qui  se  trouve  dans  une  fâcheuse  po- 
sition :  Elle  est  allée  faire  un  pèlerinage 
à  la  Grotte  des  Fées, 

(Voir  Journal  de  la  Franche-Comté  du  20  Janvier 
1872,  etc.,  un  article  de  M.  Dupau.) 

Légende  de  la  Croix 

(Canton  de  Clerval) 

DAM,  couché  sur  son  lit  de  mort  et  sen- 
tant venir  sa  dernière  heure,  appela 
Seth  et  lui  dit  :  Mon  fils,  je  vais  mou- 
rir. La  mort  est  la  punition  du  péché. 
Seth  se  mit  à  pleurer  amèrement.  Puis,  es- 
suyant ses  larmes,  il  s'écria  :  «  Non,  mon 
père,  vous  ne  mourrez  point.  Il  existe  sans 


—  292  -•- 

doute  quelque  part  un  remède  contre  la  mort. 
Où  qu'il  soit,  je  le  trouverai.  Adam  bénit 
une  dernière  fois  son  fils,  et  Seth  s'en  alla, 
.cherchant  partout  le  remède  contre  la  mort. 
Il  ne  tarda  pas  à  arriver  à  la  porte  de  l'Eden, 
où  il  trouva  Tangue  de  Dieu,  armé  d'une  épée 
flamboyante.  —  Fils  d'Adam,  lui  dit  l'Ange, 
que  viens-tu  faire  ici  ?  —  Je  cherche,  lui  ré- 
pondit Seth  un  remède  contre  la  mort  ;  car 
Adam,  mon  pauvre  père,  est  sur  le  point  de 
mourir.  —  Tiens,  mon  enfant,  lui  dit  alors 
l'ange  de  Dieu  ;  prends  cette  amande  qui  pro- 
vient de  l'arbre  de  vie  et  retourne  vers  ton 
père  que  tu  trouveras  mort.  Tu  enseveliras 
toi-même  son  corps,  et,  avant  de  le  mettre  au 
tombeau,  tu  placeras  l'amande  que  je  te  donne 
dans  la  bouche  d'Adam.  Cette  amande  pro- 
duira un  arbre  qui  un  jour  rendra  la  vie  aux 
hommes.  —  Et  Seth  revint  vers  son  père  qui 
ne  vivait  plus,  et  il  fit  ce  que  l'ange  lui  avait 
commandé  ;  il  plaça  l'amande  de  f  arbre  de  vie 
dans  la  bouche  d'Adam,  avant  d'ensevelir  son 
-corps  et  de  le  mettre  au  tombeau.  Bientôt, 
on  vit  croître  sur  la  tombe  du  premier  homme 
un  grand  arbre  dont  les  rameaux  abritèrent 
longtemps  ceux  de  ses  enfants  qui  vinrent 
prier  le  Seigneur  en  cet  endroit.  Mais  les 
hommes  se  multiplièrent  et  devinrent  mé- 
chants. L'arbre  fut  abattu  et  l'on  en  fit  un  pont 


—  293  ~ 

que  Ton  jeta  sur  le  ruisseau  du  chemin.  Bien 
des  générations  passèrent  sur  ce  pont.  Tous 
ceux  qui  y  passaient  pour  la  première  fois  sen- 
taient leur  cœur  saisi  d'une  émotion  étrange. 

Ce  pont  fut  submergé  comme  le  reste  de  la 
terre  par  les  eaux  du  déluge  ;  mais  quand  les 
eaux  se  furent  retirées,  on  trouva  le  pont  à  la 
même  place  sur  le  torrent  du  chemin.  Dès  lors 
la  tradition  conserva  l'histoire  de  cet  arbre 
merveilleux. 

La  nuit  même  où  l'arrêt  de  Jésus  fut  pro- 
noncé, un  juif  se  le  rappela.  Ce  bois,  dit-il, 
est  bien  imbibé  d'eau  ;  il  est  dur  comme  la 
pierre  ;  nul  autre  ne  convient  mieux  pour  fa- 
briquer une  lourde  croix.  Et  l'arbre  fut  déterré 
.et  il  servit  à  composer  la  croix  de  Jésus. 
JElle  était  si  pesante  que  trois  fois  le  divin  cru- 
cifié succomba  sous  son  fardeau.  C'est  ainsi 
que  de  la  tombe  du  premier  homme  sortit  l'ar- 
bre qui,  suivant  la  promesse  de  l'ange,  de- 
vait rendre  la  vie  à  l'Humanité. 


19 


5i 


L'Ours  de  Crosey 

(Canton  de  Clerval) 

E  sire  de  Crosey  était  d'une  humeur  si 
peu  sociable  que  ses  voisins  l'avaient 
surnommé  Y  Ours  de  Crosey.  On  dit 
qu'en  temps  de  paix  comme  en  temps 
de  guerre,  ce  seigneur  se  tenait  enfermé  dans 
son  château  hérissé  de  tours.  Jamais  à  ses  fe- 
nêtres on  ne  le  voyait  promener  ses  regards 
sur  les  vertes  prairies  d'alentour  et  si  de  temps 
à  autre,  il  se  montrait  au-dessus  du  donjon, 
c'était  la  nuit,  à  l'heure  où  les  morts  sortent 
de  leurs  sépulcres  et  où  leurs  fantômes  se  pro- 
mènent enveloppés  de  leurs  linceuls. 

Un  jour  que  le  libre  baron  de  Mon tj oie, 
dont  le  château  était  voisin  de  celui  de  Crosey, 
célébrait  les  noces  de  son  fils,  il  échappa  à  ce 
jeune  seigneur  de  dire  qu'il  saurait  bien  faire 
sortir  Y  Ours  de  Crosey  de  sa  tanière.  Il  prit 
donc  ses  armes,  monta  à  cheval  et  se  rendit 
devant  le  château  du  sire  de  Crosey.  D'abord  il 
l'invita  poliment  au  tournoi  que  le  baron  de 
Montjoie,  son  père,  allait  donner  à  l'occasion 
de  son  mariage  ;  mais,  voyant  qu'il  ne  dai- 
gnait pas  même  lui  répondre,  il  l'assaillit  de 


—  295  ™ 

moqueries  et  d'injures,  allant  jusqu'à  le  traiter 
de  chevalier  lâche  et  couard.  Or,  à  peine  ces 
mots  étaient-ils  sortis  de  la  bouche  de  l'impru- 
dent agresseur  que  le  pont-levis  du  château 
s'abaissa,  et  qu'un  homme  d'une  taille  colos- 
sale, couvert  de  fer,  et  monté  sur  un  grand 
cheval  noir  apparut  à  ses  yeux.  «  Jeune  insen- 
sé, lui  dit-il,  je  crois  qu'au  lieu  d'un  lit  de  no- 
ces, tes  parents  eussent  mieux  fait  de  te  pré- 
parer une  bière.  »  Ayant  dit  ces  mots,  le  sire 
de  Crosey  marcha  la  lance  levée  contre  le  jeune 
baron  de  Mon tj oie,  et  à  peine  ce  dernier  avait- 
il  eu  le  temps  de  se  mettre  en  défense,  que, 
frappé  par  son  terrible  adversaire  et  enlevé 
de  son  coursier,  il  alla  rouler  à  vingt  pas  plus 
loin  avec  une  telle  violence  que  le  bruit  de  sa 
chute  parvint  jusqu'aux  oreilles  de  sa  jeune 
épouse  qui  accourait  vers  le  lieu  du  combat. 

En  vain,  cette  jeune  dame,  arrivée  au  mo- 
ment même  où  l'épée  du  sire  de  Crosey  allait 
trancher  les  jours  de  son  époux,  se  jeta-t-elle 
aux  genoux  du  vainqueur  pour  le  prier  d'é- 
pargner le  jeune  chevalier  ;  on  dit  que  pour 
toute  réponse,  après  avoir  égorgé  son  adver- 
saire, le  sire  de  Crosey  laissa  froidement  sortir 
de  sa  bouche  ces  paroles  qu'il  prit  ensuite  pour 
devise  : 

«  Je  terrasse 
Qui  m'agace.  » 


—  296  — 

-  La  tradition  ajoute  que  c'est  depuis  ce  temps- 
là  que  les  sires  de  Crosey  eurent  un  ours  dans 
leurs  armoiries.  Je  trouve  en  effet  dans  la  liste 
des  chevaliers  de  Saint-George  donnée  par 
M.  de  Saint-Mauris,  n°  699,  un  m  es  sire  An- 
toine-François de  Crosey,  seigneur  dudit  lieu, 
marié  à  Péronne  de  Ron  chaux,  lequel  fut 
Teçu  chevalier  de  Saint-George  en  1 635.  Ce 
-seigneur  est  mort  en  1668.  Il  portait  d'argent, 
à  l'ours  menaçant  de  sable.  Sa  devise  était  : 
«  Je  terrasse  qui  m'agace  »  et  il  avait  pour 
-quartiers  :  i°  Crosey  ;  20  Moustier  ;  3°  Alle- 
mand ;  40  Saint-Maurice  en  Montagne. 


52 

Le  Serpent  de  Jean  Ducrou 

(Canton  de  Clerval) 

ean  Ducrou  était  petit.  Sa  mère  lui  don- 
nait chaque  matin  un  bol  de  lait  frais, 
que  l'enfant  buvait,  assis  devant  la 
porte  de  la  maison.  Un  jour,  la  mère, 
qui  vaquait  d'ordinaire  pendant  ce  temps-là 
aux  soins  de  son  intérieur,  entendit  le  petit 
Jean  parler  et  dire  à  haute  voix  :  «  Mange  ! 
c'est  à  ton  tour,  —r  Assez  !  C'est  à  moi  mainte- 
nant. — -  Ah  !  si  tu  vas  trop  vite,  je  te  battrai .  » 


—  297  ~ 

La  mère  regarda  par  la  fenêtre  et  vit  Jean  qui 
donnait  des  coups  de  sa  cuillère  à  un  serpent 
dont  la  tête  se  trouvait  au  niveau  du  vase  de., 
lait.  La  frayeur  empêcha  la  mère  de  crier. 
Elle  s'arma  d'un  bâton,  se  précipita  sur  l'ani- 
mal et  le  tua.  Jean  se  mit  alors  à  pleurer  à 
chaudes  larmes,  en  reprochant  à  sa  mère  d'a- 
voir tué  son  ami,  qui  venait  tous  les  jours  dé- 
jeuner avec  lui. 

La  mère  ne  réussit  point  à  calmer  le  chagrin 
de  son  enfant  qui  mourut  peu  de  jours  après 
de  la  griesse  (du  chag-rin)  que  lui  causa  la 
mort  de  cet  étrange  compagnon. 

53 

Le  Puits  de  Pougery 

(Canton  de  Clerval) 

UR  le  territoire  de  Crosey,  il  existe  une: 
vaste  lande  déserte,  d'où  l'œil  n'aperçoit 
c^fi,  ni  village  ni  hameau.  C'est  au  milieu  de 
A9  ce  fi  nage  désolé  que  se  trouve  le  Puits 
de  Pougery,  au  fond  d'une  combe  sauvage, 
remplie  de  ronces  et  d'épines. 

Le  Puits  de  Pougery  est  un  abîme  affreux,, 
au  fond  duquel  personne  n'a  jamais  pénétré. 
On  y  a  jeté  tant  de  pierres  depuis  des  siècles 


298  — 

qu'il  n'y  en  a  plus  dans  les  environs,  quoique 
le  pays  en  soit  généralement  bien  pourvu. 
Aujourd'hui,  quand  quelqu'un  veut  en  jeter 
une  par  curiosité,  il  doit  l'apporter  de  fort 
loin.  La  pierre  lancée  dans  le  Puits  de  Pou- 
gery,  roule  longtemps  de  roc  en  roc,  et  on 
l'entend  retentir  à  des  profondeurs  effroya- 
bles. Quelquefois,  on  la  croit  parvenue  au 
fond  du  précipice  ;  mais,  si  l'on  prête  l'oreille 
attentivement,  on  entend  encore  longtemps 
après,  et  à  la  suite  d'intervalles  plus  ou  moins 
prolongés,  des  coups  sourds  que  l'éloigné- 
ment  finit  par.  rendre  imperceptible  à  l'obser- 
vateur. 

Il  est  rare  que  l'imagination  populaire  ne 
joigne  pas  quelque  histoire  merveilleuse  à 
l'existence  de  ces  sortes  de  curiosités  natu- 
relles. 

Ici,  on  suppose  que  le  Puits  de  Pougery  est 
un  des  entonnoirs  de  l'enfer,  et  à  ce  sujet  on 
raconte  l'aventure  que  voici  : 

Une  jeune  fille  de  Crosey,  qui  avait  été  j us- 
qu'à  l'âge  de  vingt  ans  aussi  sage  que  belle, 
commit  par  faiblesse  une  de  ces  fautes  qui  dé- 
shonorent à  jamais  la  plus  intéressante  créa- 
ture qui  s'y  abandonne.  Maudite  à  la  fois  par 
son  père  et  par  sa  mère,  elle  fut  chassée 
comme  une  brebis  galeuse  de  la  demeure  de 
jses  parents. 


—  299  — 

C'était  le  soir.  Elle  porta  machinalement  ses 
pas  du  côté  du  Puits  de  Pougery,  où  le  diable 
l'attendait.  Comme  elle  se  trouvait  en  état  de 
péché  mortel  et  qu'en  cas  de  mort  son  âme 
devait  être  acquise  à  l'enfer,  le  diable  lui  per- 
suada sans  peine  d'échapper  à  l'opprobe  qui 
l'accablait  en  se  précipitant  avec  lui  dans  le 
Puits  de  Pougery.  Elle  y  consent  ;  mais  elle 
n'a  pas  plus  tôt  quitté  la  terre  que  le  repentir, 
la  touche  et  que  le  mot  pardon  s'échappe  de 
ses  lèvres.  Grâce  à  ce  retour,  elle  n'alla  point 
jusqu'en  enfer.  Elle  fut  seulement  condamnée 
à  faire  pendant  mille  ans  son  purgatoire  dans 
le  Puits  de  Pougery.  Et  Ton  assure  que  cha- 
que fois  qu'un  chasseur  jette  en  passant  une 
pierre  dans  cet  abîme,  elle  la  reçoit  sur  la  tête,( 
et  que  ce  n'est  pas  le  bruit  de  cette  pierre  qui 
se  fait  entendre  dans  les  profondeurs  du  sou-* 
terrain,  mais  bien  la  voix  dolente  de  la  pur-« 
gatorienne  que  l'on  doit  ouïr  ainsi  jusqu'à 
l'heure  de  sa  délivrance. 


54 


Simon  de  Poue-Fenau 

(Canton  de  Clerval) 

E  Poue-Fenau  ou  puits  sans  fond,  de 
Chazot,  est  un  de  ces  merveilleux  abîmes 
dont  nos  terrains  jurassiques  sont  si  ri- 
chement pourvus,  un  de  ces  grands  en- 
tonnoirs sans  lesquels  la  plupart  de  nos  riches 
vallées  seraient  transformées  en  lacs. 
~  En  temps  ordinaire,  il  absorbe  l'eau  de  trois 
ruisseaux  qui  s'y  engouffrent  pour  aller  pro- 
bablement se  déverser  à  1 5  kilomètres  de  là,  par 
des  couloirs  souterrains,  dans  la  vallée  de 
Cuisançin.  Mais  après  les  grandes  pluies,  les 
couloirs  ne  suffisant  plus  à  débiter  les  eaux, 
l'abîme  regorge  et  ne  tarde  pas  à  inonder  les 
territoires  d'Qrve  et  de  Chazot  et  à  se  répan- 
dre en  torrent  dans  la  vallée  des  Allods. 

On  assure  que  le  bétail  ne  veut  plus  manger 
d'une  herbe  qui  aurait  été  touchée  par  l'inon- 
dation ;  comme  si  tout  ce  qui  sort  de  ce  puits 
d'enfer  était  empoisonné. 

On  y  entend  parfois,  comme  au  Creux  sous 
roche,  à  de  grandes  profondeurs,  des  bruits 
formidables ,    des  détonations    sourdes ,  des 


—  3oi  — 

grondements  de  tonnerre.  On  croirait  vrai- 
ment que  cinq  cent  mille  diables  se  trémous- 
sent et  tambourinent  sous  terre,  roulant  des 
chars,  secouant  le  sol  et  mugissant  à  tout  faire 
trembler. 

Les  naturalistes  vous  soutiendront  que  ce 
Sont  là  des  phénomènes  d'acoustique  ;  que  ces 
bruits  étranges  proviennent  du  retentissement 
des  cavernes  profondes  ;  qu'ils  augmentent 
d'intensité  avec  la  rapidité  et  le  volume  du 
courant  d'eau  qui  se  produit,  etc. 

Je  ne  dis  pas  non.  Mais  pourtant  personne, 
que  je  sache,  n'est  allé  au  fond  du  gouffre  in- 
fernal pour  savoir  au  juste  ce  qui  s'y  passe, 
et  personne  non  plus  n'en  est  revenu  pour 
nous  rapprendre. 

Ceux  qui  en  sont  sortis  vivants,  comme  le 
mendiant  légendaire  dont  nous  allons  parler, 
sont  restés  muets  là-dessus. 


Un  soir  de  matines,  les  hommes  de  Chazot 
jouaient  aux  cartes.  A  la  fin  d'une  partie,  il 
s'éleva  sur  un  coup  une  contestation  qui  dégé- 
néra bien  vite  en  dispute.  Un  des  joueurs, 
nommé  Simon,  qui  était  accusé  de  tricherie, 
s'en  défendait  avec  assez  d'énergie,  en  protes- 
tant qu'il  avait  joué  loyalement.  Bref,  pour 


—  302  — 

couper  court  à  l'accusation  par  un  jurement 
solennel,  il  s'écria  tout  haut  :  Que  le  diable 
m'emporte  au  fin  fond  de  Poue-Fenau  si 
j'ai  menti  /... 

Sur  ces  entrefaites,  justement  les  matines 
sonnaient. 

Chacun  quitta  la  table  de  jeu  sans  prendre 
garde  que  déjà  Simon  avait  disparu. 

Simon  n'assista  pas  à  l'office  de  nuit,  ni  à 
l'office  du  matin,  ce  qui  n'étonna  personne, 
mais  comme  il  fut  invisible  toute  la  sainte 
journée  et  encore  le  jour  suivant,  on  se  mit  en 
devoir  de  le  chercher.  Où  avait-il  passé  ?  Qu'é- 
tait-il devenu  ?... 

On  se  le  demandait. 

On  était  bien  loin  de  soupçonner  les  mystè- 
res de  cette  disparition. 
Simon  resta  introuvable. 


A  quelque  temps  de  là,  comme  les  petits  pâ- 
tres de  Chazot  s'amusaient  à  jeter  dés  pierres 
dans  le  Po  ne- F  en  au ,  ce  qu'ils  font  souvent  pour 
les  entendre  se  perdre  dans  les  profondeurs 
de  l'abîme  en  ricochant  contre  les  parois  ro- 
cheuses et  en  tombant  de  rebançon  en  re- 
bançon, ils  entendent  des  gémissements.  On 
dirait  que  quelqu'un  crie  et  appelle  au  fond 


—  3°3  — 

du  puits.  Oui,  c'est  la  voix  d'un  homme  !  c'est 
la  voix  de  quelqu'un  ! 

Mais  cette  voix,  ils  croient  la  reconnaître: 
c'est  la  voix  de  Simon,  de  Simon  qu'on  croyait 
perdu  ! 

La  peur  les  prend  et  ils  se  sauvent  en  di- 
sant aux  gens  qu'ils  rencontraient  :  Pour 
sûr,  c'est  Simon  que  nous  avons  perdu  /... 
C'est  Simon,  pour  sûr,  ou  bien  son  esprit 
qui  crie  au  fond  de  Poue-Fenau  /... 

Une  foule  ne  tarda  pas  à  se  porter  sur  les 
bords  du  puits.  On  appelle  à  réitérées  fois  le 
pauvre  Simon  :  Est-ce  toi,  est-ce  toi,  Simon  ? 
- —  Oui,  c'est  moi  /... 

Plus  de  doute,  c'était  bien  lui. 
:  On  courut  au  village  pour  se  procurer  au- 
tant de  cordes  qu'on  pourrait  en  trouver,  des 
cordes  longues  et  suffisamment  fortes  ;  on  dé- 
tacha même  celle  du  clocher  pour  servir  au 
sauvetage. 

On  les  assemble,  on  les  rappond  les  unes 
aux  autres  au  moyen  de  bouts  nœuds,  on  atta- 
che un  fallot  et  on  laisse  descendre  l'appareil 
le  long  des  parois  où  l'on  supposait  que  devait 
se  tenir  Simon.  . 

On  lui  crie  d'empoigner  la  corde  au  passage 
et  de  s'y  attacher  solidement  en  l'enroulant 
autour  de  son  corps.  Et  cela  fait,  chacun  se 
met  à  tirer. 


—  304  ~ 

On  ramène  au  jour  le  pauvre  Simon  qui  n'en 
pouvait  plus  d'émotion  et  de  besoin,  tout 
abruti,  aussi  mort  que  vif, 
* 

On  Ta  toujours  appelé  depuis  Simon  du 
Poue-Fenau. 

Mais  comme  il  était  changé  ! 

On  essaya  de  le  faire  parler;  on  lui  demanda 
par  quel  miracle  il  avait  pu  être  transporté 
dans  l'abîme,  ce  qu'il  y  avait  vu  ;  ce  qu'il  y 
avait  fait  ;  de  quoi  il  avait  vécu,  etc.  Ce  fut 
en  vain.  Il  demeura  absolument  taciturne.  Il 
ne  put  ou  ne  voulut  jamais  rien  répondre  à  ce 
sujet. 

•  Comme  on  sait,  le  diable  est  toujours  aux 
écoutes. 

Est-ce  lui  qui  ayant  entendu  Simon  l'invo- 
quer le  soir  des  matines,  l'avait  emporté  dans 
le  puits  sans  fonds  ?... 

On  Ta  toujours  cru. 
~    Est-ce  aussi  le  diable  qui  lui  aura  fait  dé- 
fense absolue  de  révéler  quoi  que  ce  soit  de 
ce  qu'il  y  avait  vu  et  appris  ?  C'est  encore  dans 
l'ordre  des  choses  possibles. 

Le  pauvre  homme  s'en  est  allé  depuis  avec 
un  âne,  mendiant  son  pain  de  village  en  vil-* 


—  3°5  — 

Jage.  Les  vieilles  gens  de  Rahon,  d'Orve,  die 
Belvoir  et  des  pays  circonvoisins  s'en  souvien- 
nent encore,  quoi  qu'il  y  ait  déjà  beau  temps 
de  cela. 

En  tout  cas,  voilà  une  invocation  téméraire 
qui  a  coûté  terriblement  cher  à  celui  qui  Ta 
faite  ! 

Trichez  au  jeu  si  vous  voulez,  mais  ne  jurez 
pas  :  Ne  dites  j aima  :  que  lou  diale  m'em- 
potche  !  C'est  la  morale  de  cette  petite  lé- 
gende. 

(Dr  Perron.  Extrait  du  Journal  Les  Gandes,  n°  25,  du 
J  octobre  1890. 


55 

LeFeloutot 

(Canton   de  Clerval) 


ES  habitants  du  Petit-Crosey  redoutent" 
beaucoup  pour  leur  bétail  l'influence  du 
Feloufot.  C'est  à  tel  point,  qu'afin  de 


:  ,31     rendre  service  à  ses  concitoyens,  un 
homme  capable  de  l'endroit  a  dû  étudier  les 
mœurs  de  ce  méchant  Feloutot,  pour  savoir 
comment  on  pourrait  s'en  débarrasser, 
r  Cet  homme  capable  affirme  que  le  Feloutot,: 


—  3o6  — 

feu  follet  ou  feu  lutin,  est  un  être  invisible  et 
malfaisant  qui  ne  se  plaît  qu'à  faire  des  mali- 
ces aux  pauvres  cultivateurs  de  Crosey,  où  il 
paraît  avoir  fixé  depuis  longtemps  sa  résidence. 
Il  est  vrai  qu'il  change  souvent  de  domicile  ; 
mais,  dans  les  fermes  où  il  va  se  nicher,  il 
choisit  d'ordinaire  sa  retraite  dans  quelque 
coin  de  la  grange  ou  de  l'écurie. 

Quand  donc  une  vache  perd  son  lait  ou  ne 
peut  pas  faire  son  veau,  on  va  quérir  l'homme 
capable  qui  se  rend  de  bonne  grâce,  mais  avec 
gravité,  dans  la  maison  hantée  par  le  Felou- 
tôt.  Après  avoir  examiné  les  lieux  attentive- 
ment, il  procède  aux  cérémonies  de  l'exorcis- 
me de  la  manière  suivante  : 

Il  prend  d'abord  une  touffe  de  poils  sur  la 
tête  de  la  bête  ensorcelée  (s'il  prenait  cette 
touffe  de  poils  sur  le  flanc  ou  sur  le  dos  de  la 
vache,  cela  ne  vaudrait  rien).  Il  fait  ensuite 
avec  une  vrille  un  trou  dans  la  première  co- 
lonne de  la  grange  (dans  la  seconde  ou  dans 
les  autres  colonnes,  cela  ne  vaudrait  rien).  Il 
met  dans  ce  trou  le  poil  de  la  vache  et  le  ren- 
ferme-là  avec  une  cheville  de  bois  de  coudrier 
(avec  une  cheville  de  bois  de  chêne  ou  d'autre 
essence,  cela  ne  vaudrait  rien).  Pendant  cette 
opération  entourée  de  beaucoup  de  mystère  et 
accompagnée  de  plusieurs  coups  de  marteau 
formidables,  il  éloigne  les  gens,  ou  bien  les 


—  307  — 

fait  mettre  à  genoux  dans  l'écurie  (dans  la  cui- 
sine ou  dans  la  poêle,  cela  ne  vaudrait  rien). 

Les  parenthèses  qui  émaillent  ce  récit  sont 
reproduites,  telles  qu'elles  sortent  de  la  bou- 
che du  narrateur,  originaire  du  Petit-Crosey, 
lequel  n'est  autre  que  l'empirique  lui-même. 
Croit-il  sincèrement  à  l'influence  du  Feloutot 
et  à  l'efficacité  de  ses  exorcismes  ?  C'est  ce  que 
j'ignore  ;  mais,  des  personnes  dignes  de  foi, 
m'ont  assuré  que  la  croyance  au  Feloutot  est 
encore  aujourd'hui  enracinée  dans  l'esprit  de 
la  plupart  des  habitants  du  Petit  et  du  Grand- 
Crosey. 

56 

La  Chapelle  de  Sainte- Anne,  a  Grand- 
Crosey 

(Canton  de  Clerval) 

E  me  fais  un  plaisir  de  vous  redire  ce  que 
m'ont  raconté  bien  des  gens  âgés. 

Vers  l'année  1720,  le  père  de  Pierre- 
François  Bourqueney  se  trouvant  seul  à 
à  la  chasse  dans  le  bois  de  la  commune,  lieu 
dit  au  Lomont,  fit  rencontre  d'un  sanglier  qu'il 
blessa'd'un  coup  de  feu.  La  bête  se  précipita 
sur  .lui  qui,  saisi  de  crainte,  se  recommanda  à 


-  3o8  - 

Sainte-Anne  et  fit  vœu  de  construire  une  cha- 
pelle sur  le  lieu  même  s'il  obtenait  la  grâce  de 
sa  délivrance.  A  l'instant,  f  animal  furieux 
qui  avait  déjà  déchiré  les  vêtements  du  chas- 
seur se  retire  comme  obéissant  à  une  voix  di- 
vine. 

Alors,  pour  accomplir  son  vœu,  Bourque- 
ney  fit  construire  au  sommet  du  Lomont  une 
chapelle  en  l'honneur  de  Sainte-Anne,  que 
l'on  voit  distinctement  depuis  le  village  de 
Grand-Crosey.  Cette  chapelle  a  été  entretenue 
longtemps  par  les  descendants  du  fondateur. 

En  1854,  alors  que  le  choléra  sévissait  d'une 
manière  terrible  dans  les  communes  du  voisi- 
nage, le  curé  de  Grand-Crosey  mit  sa  paroisse 
sous  la  protection  de  Sainte-Anne.  Il  fit  vœu 
au  nom  de  ses  paroissiens  de  réparer  cette 
chapelle  et  d'y  faire  chaque  année  une  proces- 
sion solennelle  le  dimanche  qui  suit  le  26 
juillet. 

Comme  le  chemin  qui  conduit  à  la  chapelle 
est  très  abrupt,  les  hommes  seuls  se  rendent 
jusqu'au  seuil,  les  femmes  restent  au  bas  de 
la  côte,  à  l'entrée  du  bois. 

La  dévotion  à  Sainte-Anne  est  très  grande 
dans  la  commune  et  dans  les  environs,  et  on 
signale  beaucoup  de  grâces  obtenues  par  son 
intercession.  On  raconte,  entre  autres  faits, 
qu'un  nommé  Biaise  de  Loye  avait,  il  y  a 


—  309  — 

environ  quarante  ans,  un  enfant  âgé  de  neuf 
ans  qui  n'avait  jamais  parlé.  Le  père  et  lâ 
mère  serendirent  à  Sainte-Anne.  Pendant  le 
voyage,  l'enfant  qui  n'avait  jamais  articulé 
un  mot,  demanda  du  pain  très  distinctement 
et  a  toujours  parlé  depuis. 

(Récit  de  M.  Mougey,  instituteur  du  Grand-Crosey). 


57 

Légende  de  l'abbaye  des  Trois-Rois 

(Canton  de  l'Isle-sur-le-Doubs) 


'Ci 


errière  le  maître-auteul  de  la  cathé- 
drale de  Cologne,  dans  une  magnifique 
châsse  en  argent  doré,  soutenue  par  des 
colonnes  d'émail  enrichies  de  pierreries, 
on  voit  encore  les  crânes  des  trois  mages, 
Gaspar,  Melchior  et  Balthazar,  s'il  faut  en 
croire  les  noms  inscrits  sur  leurs  couronnes,. 
On  raconte  qu'Hélène,  mère  du  grand  Cons- 
tantin, les  ayant  fait  apporter  de  Perse  à 
Constantinople  dans  l'église  de  Sainte-Sophie, 
.saint  Eustorge  les  transféra  à  Milan,  et  que 
lors  de  la  prise  et  du  sac  de  cette  ville,  en 
ii  62,  Frédéric  Barberousse  les  donna  à  Rey- 
nold,  archevêque  de  Cologne,  qui  les  déposa 

dans  sa  cathédrale.  Ces  reliques  passèrent  par 

20 


—  3io  — 

la  Franche-Comté  et  reposèrent  quelque  temps 
à  l'abbaye  de  Lieu-Croissant  qui  dès  lors  a 
pris  le  nom  d'Abbaye  des  Tr  ois-Roi  s. 

De  là  aussi  la  devise  des  sires  de  Gram- 
mont,  protecteurs  de  ce  monastère  :  «  Dieu 

AIDE  AU  GARDIEN  DES  ROIS  !  » 
(A.  Demesmay.  Trad.,  page  370). 

58 

Les  Carottiers  de  Soye  (1) 

(Canton  de  l'Isle-sur-le-Doubs) 

Ce  n'est  pas  en  vain,  je  le  crois, 
Que  de  nos  jours,  comme  autrefois, 
Un  commun  proverbe  s'emploie. 
On  dit  :  Les  Carottiers  de  Soye. 
Désirez-vous  savoir  pourquoi  ? 
Eh  bien  !  alors,  écoutez-moi. 

(1)  Soye,  gros  village  du  canton  de  Tlsle-sur-le- 
Doubs,  qui  figure  déjà  dans  un  titre  de  1040.  C'était  le 
chef-lieu  d'une  seigneurie  qui  a  donné  son  nom  à  une 
riche  et  noble  famille.  Payen  de  Soye  vivait  en  1130.  Il 
est  fait  mention  de  libéralités  faites  par  cette  famille  à 
l'abbaye  de  Lieu-Croissant,  située  dans  le  voisinage. 
Ce  fut  probablement  cette  maison  qui  érigea  l'ancien 
château  de  Soye,  dont  il  ne  reste  aucune  trace.  Un 
autre  plus  moderne,  quoique  d'une  époque  reculée, 
a  été  élevé  sur  l'emplacement  de  l'ancien  par  la  maison 


j 


—  311  — 

Un  paysan  de  ce  village, 

Touchant  à  son  dernier  moment, 

Voulut,  suivant  un  bon  usage, 

A  sa  femme,  par  testament, 

Donner  un  petit  témoignage 

De  son  fidèle  attachement. 

«  Je  lèg-ue  »,  dit-il,  «  à  ma  femme, 

«  Mon  bon  cheval  et  mon  vieux  chien. 

(C'était  le  plus  clair  de  son  bien.) 

«  Mais  je  dois  songer  à  mon  âme  ! 

«  Le  cheval  a  de  la  valeur, 

«  Si  le  chien  ne  vaut  pas  grand'chose. 

«  Pour  ma  femme,  de  très  bon  cœur, 

«  De  l'un  et  l'autre  je  dispose  ; 

«  Mais  à  ma  disposition, 

«  Elle  permettra  que  je  pose 

«  Une  simple  condition. 

«  Je  m'explique  :  elle  devra  vendre 

«  Le  cheval,  et  sans  rien  en  prendre, 

«  Verser  tout  le  prix,  en  passant, 

«  Au  bon  prieur  de  Lieu-Croissant, 

«  Afin  que  pour  mon  âme  il  prie. 

de  Jouffroy,  à  laquelle  appartint  la  seigneurie  de  Soye. 
Les  murs  de  ce  château,  qui  existe  encore,  ont  deux 
mètres  d'épaisseur.  Deux  gracieuses  tourelles  sont 
placées  à  la  porte  principale.  Quoiqu'il  en  soit  de  ces 
châteaux,  de  cette  terre  de  Soye  et  de  son  histoire 
assez  peu  intéressante  du  reste,  il  existe  un  dicton  po- 
pulaire qui  se  perpétue  avec  ténacité  sur  les  habitants 
de  ce  pays.  On  les  appelle  les  Carottiers  de  Soye. 


—  312  — 

«  Quant  au  vieux  chien,  elle  en  fera, 
«  Sans  que  cela  me  contrarie, 
«  Tout  ce  que  bon  lui  semblera  ». 

Peu  de  temps  après,  le  digne  homme 

Mourut  vraiment,  et  Dieu  sait  comme 

Sa  pauvre  femme  le  pleura  ! 

<(  Que  le  bon  Dieu  le  mette  en  gloire  !  » 

Disait-elle  avec  charité  ; 

Et  par  respect,  comme  on  peut  croire, 

Pour  sa  dernière  volonté, 

Elle  conduisit  à  la  foire 

La  plus  prochaine  de  Clerval, 

Ou  de  l'Isle,  chien  et  cheval. 

Un  homme  du  pays  d'Ajoie  (i), 

Qui  circulait  sur  le  marché, 

Du  cheval  s 'étant  approché, 

Offrit  à  la  femme  de  Soye 

Cent  écus  de  cet  animal. 

«  Voici  »,  dit-elle,  «  un  bon  apôtre  ! 

«  Mais  je  ne  vends  pas  l'un  sans  l'autre; 

«  Prenez  le  chien  et  le  cheval  ». 

a  De  votre  chien  je  n'ai  que  faire  », 

(i)  Le  pays  d'Ajoie,  arrondissement  de  Montbéliard, 
On  nomme  Ajoulots  les  habitants  de  cette  contrée* 
Une  ancienne  danse  particulière  à  ce  pays  était  appe- 
lée YAjouIotte.  Elle  était  défendue  sévèrement  et  on 
était,  pai ait-il,  bien  coupable  quand  on  avait  dansé 
une  ajoulotte. 


—  3i3  — 
Fit  l'Ajoulot,  «  je  ne  veux  rien 
«  Du  tout  vous  en  offrir  »,  —  Eh  bien  \ 
«  Nous  allons  arranger  l'affaire  », 
Reprit-elle,  «  et  voici  comment 
«  Nous  pourrons  tous  deux  nous  entendre*: 
«  Pour  cent  écus,  vous  allez  prendre 
«  Le  chien  ;  et  pour  un,  seulement, 
«  Vous  aurez  le  cheval  ».  —  «  La  bride. 
«  Est  neuve  »,  observe  l'Ajoulot  ; 
«  Le  collier  a  même  un  grelot. 
«  Tapons  !  »  dit-il,  «  je  me  décide.. 
«  Quoique  bizarrement  tranché, 
«  Je  fais  encore  un  bon  marché  ». 
Quant  à  la  trop  fine  héritière, 
Elle  ne  remit,  en  passant, 
Au  bon  prieur  de  Lieu-Croissant, 
Qu'un  écu  pour  une  prière, 
Disant  :  «  C'est  le  prix  du  cheval  ; 
»  De  mon  mari,  tant  bien  que  malr 
«  J'ai  fait  la  volonté  dernière  ». 
On  en  parla  fort  dans  l'endroit  ; 
Et  depuis,  ce  fut  à  bon  droit 
Qu'on  l'appela  la  Carottière, 

Ce  nom  gagna  bien  des  quartiers, 
De  proche  en  proche  et  d'âge  en  âge  ; 
Et  les  méchants  du  voisinage 
Nomment  aujourd'hui  Carottiers 
Tous  les  habitants  du  village. 


59 

Légende  de  Notre-Dame  de  Consolation 

l  (Canton  de  Pierrefontaine) 

j}E  seigneur  de  Varambon,  de  Châtelneuf- 
en-Vennes  et  de  Villersexel,  gémissait 
depuis  longtemps  dans  les  fers  des  infi- 
dèles. Un  jour,  il  se  voua  à  la  sainte 
Vierge  ;  et,  s'étant  endormi  dans  sa  prison,  il 
se  trouva,  à  son  réveil,  près  du  château  de 
Châtelneuf.  En  reconnaissance  d'un  si  grand, 
bienfait,  il  bâtit  près  de  ce  château,  dans  une 
espèce  de  précipice,  un  ermitage  en  l'honneur 
de  la  Vierge,  qui  avait  miraculeusement  brisé 
ses  fers.  Les  seigneurs  de  la  Pal  lu  y  placèrent 
deux  chapelins,  auxquels  ont  succédé  les  P.P. 
Minimes  en  1670,  appelés  par  Mme  de  Rye, 
alors  dame  de  Châtelneuf-en-V ennes.  Leur 
couvent  est  situé  sur  la  petite  rivière  du  Des- 
soubre.  Un  tableau  de  Laumosnier  représen- 
tant le  sire  de  Varambon  chargé  de  chaînes  et 
priant  la  Vierge,  se  trouve  dans  une  chapelle 
latérale  de  l'église  S  ai  n  t-Fra  n çoi s-X a vi er ,  à 
Besançon. 

(Voir  almanach  de  Besançon  pour  1784,  p.  380  ;  l'ou- 
vrage de  M.  Aug.  Demesmay  sur  les  traditions  po- 
pulaires de  Franche-Comté,  page  446,  note  49e)© 


~  3i5  — 

6o 

Le  sire  de  Varambon 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

rançois  de  la  Palu,  sire  de  Varambon, 
ayant  suivi  en  Orient  la  bannière  de  la 
chrétienté,  portait  à  son  cou  dans  les  com 
bats  une  image  de  la  Vierge  qu'il  invo- 
quait chaque  jour  et  dans  les  instants  de  périls! 
Fait  prisonnier,  on  l'enchaîne  et  on  le  traîne 
captif  dans  un  désert  brûlant.  Il  y  passe  de  lon- 
gues années  de  souffrances,  loin  de  sa  chère  pa- 
trie, de  sa  femme  et  de  son  fils  qu'il  n'espérait 
plus  revoir.  Un  soir  qu'il  avait  prié  avec  plus 
de  ferveur,  il  s'endormit  profondément.  Voilà 
qu'à  son  réveil  il  se  trouve  au  pied  même  de 
son  château  sur  les  bords  du  Dessoubre.  Ses 
fers  étaient  brisés.  «  Si  c'est  un  rêve,  dit-il,  ô 
mon  Dieu  !  laissez-moi  rêver.  Si  c'est  un  mi- 
racle, je  fais  vœu  de  consacrer  un  autel  à  la 
sainte  Vierge.  »  Il  gravit  le  chemin  qui  con- 
duit à  son  manoir.  Mais  vieilli  par  la  souf- 
france et  couvert  de  haillons,  qui  le  reconnaî- 
tra? Comme  il  arrivait  au  seuil  de  la  porte,  un 
jeune  homme  l'aperçoit.  «  Entrez,  bon  vieil- 
xard,  lui  dit  le  jeune  seigneur,  nous  allons  cé- 


—  3i6  — 

lébrer  une  grande  fête  :  ma  mère  se  marie.  — - 
Votre  mère  ?  Et  François  de  la  Palu,  sire  de 
Varambon,  votre  père  ?  —  Il  est  mort  en 
Palestine.  » 

Bientôt,  au  milieu  d'un  brillant  cortège,  le 
vieillard  voit  passer  son  rival.  Tout  est  pré- 
paré pour  l'hymen  ;  mais  la  fiancée  où  donc 
est-elle  ?  On  l'appelle  ;  on  la  cherche  partout, 
on  ne  peut  la  trouver.  Elle  était  en  prières 
dans  la  chapelle.  Un  page  vint  lui  dire  :  Ma- 
dame, on  n'attend  plus  que  vous.  Elle  ne  se 
dérange  point.  Son  fils  vient  sur  l'heure  et 
l'avertit  tout  bas  qu'un  pauvre  voyageur,  un 
vieillard  étranger  demande  à  lui  parler.  Trem- 
blante, elle  répond  :  «  Faites-le  venir,  mon 
fils  ».  Le  vieillard  est  amené.  «  Priez  Dieu 
que  je  meure,  lui  dit-elle,  en  lui  donnant  de 
l'or  et  que  tout  soit  fini.  »  Des  pleurs  d'at- 
tendrissement et  de  bonheur  coulent  des  yeux 
du  vieillard.  «  Jeanne,  s'écrie-t-il,  reconnais- 
tu  François  ?  - —  C'est  toi  !  cher  et  glorieux 
époux  !  mes  vœux  sont  accomplis.  Elle  se  jeta 
dans  ses  bras  et  mourut  en  le  pressant  contre 
son  cœur. 

La  fin  du  récit  relatif  à  la  fondation  de  l'ermitage  se 
trouve  dans  la  légende  qui  précède. 

M.  I).  Monnier  a  composé  une  ballade  dont  cette 
dernière  version  est  le  sujet.  Cette  ballade  a  été  impri- 
mée dans  la  Revue  de  la  Franche-Comte  qui  se  publiait 
à  Lons-le-Saunier  en  1838,  ire  année,  page  279. 


—  3*7  — 

Voir  aussi  Rougebief,  un  fleuron  de  la  France,  p.  234. 

Comparer  à  nos  traditions  du  sire  de  Varambon  la 
tradition  allemande  intitulée  Henri  le  Lion,  dans  le 
recueil  de  Grimm,  t.  2,  p.  289.  Malgré  des  différences 
essentielles,  la  légende  allemande  a  quelque  analogie, 
avec  les  nôtres.  On  ne  saurait  dire  cependant  que  l'une 
soit  fille  de  l'autre.  Voir  aussi  celle  intitulée  le  Pèlerin 
nage  du  noble  Mœringer,  Grimm,  t,  2,  p.  304. 


6l 

Relation  du  Frère  Claude 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

A  relation  suivante  fait  suite  à  la  déli- 
vrance miraculeuse  du  sire  de  Varam- 
bon. 

«  En  l'an  1509,  le  dernier  jour  de  jan- 
vier, frère  Claude  de  Savegney,  hermite  de- 
meurant auprès  de  Baume,  étant  en  Allema- 
gne et  faisant  un  , voyage,  se  mit  sur  l'eau  d'un 
lac  auprès  d'une  ville  nommée  Sevraine,  et 
lui  étant  dans  un  batal  tout  seul,  en  passant 
ledit  lac,  rencontra  un  autre  batal,  qui  donna 
un  si  très-grand  coup  à  celui-là  où  était  ledit 
hermite,  qu'il  renversa  ledit  batal  sans  dessus 
dessous,  en  sorte  que  ledit  hermite  chut  en 
l'eau,  cuidant  être  en  péril  et  perdu.  Et  lui 
estant  en  si  très  grand  danger,  éleva  les  yeux 


-  3i8  - 

en  haut  et  vit  contre  une  maison  l'image  de 
Notre-Dame,  eut  souvenance  de  Notre-Dame 
de  Consolation,  qui  est  auprès  de  Châtel-neuf, 
que  autrefois,  il  y  avait  demeuré,  et  fit  son 
oraison  à  Dieu  premièrement  et  à  sa  glorieuse 
mère  Notre-Dame  de  Consolation  dévotement, 
et  que  si  pouvait  échapper  et  être  délivré  de  ce 
danger,  qui  viendrait  visiter  l'église  et  par- 
faire son  voyage  de  N.-D.  de  Consolation  dé- 
votement, et  après  avoir  fait  son  vœu,  incon- 
tinent alla  au  plus  profond  de  l'eau  et  perdit 
l'air,  demeura  assez  de  temps  en  l'eau,  et  puis 
après  revint  au-dessus  de  l'eau.  Et  survint  un 
marchand  d'aventures  qui  menaitun  batal,  vit 
icelui  hermite  sur  l'eau,  s'approcha  de  lui  et  le 
prit  par  sa  courroie  et  le  mit  en  son  batal 
sain  et  en  bon  point.  » 

(Voir  les  Hautes-Montagnes  du  Doubs,  par  l'abbé 
Narbey,  page  183,  dans  le  chapitre  où  il  est  traité  de 
la  Délivrance  du  sire  de  Varambon). 

(Voir  encore  annuaire  du  Doubs,  1846,  commune  de 
Guyans-Vennes.) 


62 


Le  Géant  du  Dessoubre 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

L  y  avait  autrefois  un  géant  des  monta- 
gnes du  Doubs,  qui  se  nommait  Dessou- 
bre. Il  avait  établi  sa  résidence  dans  la 
grande  vallée  que  parcourt  la  rivière 
qui  porte  le  même  nom.  Il  arrêtait  les  voya- 
geurs et  les  mangeait.  Un  jour  qu'il  reposait 
tranquillement  endormi  dans  sa  caverne,  un 
prêtre  du  voisinage,  exorciseur  en  grand  re- 
nom, se  présenta  devant  sa  retraite,  et  fit 
tomber  devant  sa  porte  un  rocher  si  pesant 
et  si  hermétiquement  joint  au  rocher  de  la 
'grotte,  que  le  g'éant  y  resta  prisonnier,  et 
qu'il  y  restera  enfermé  jusqu'à  la  fin  des  siècles. 
Dessoubre  y  fait  d'inutiles  efforts  pour  enfon- 
cer cette  porte  inexorable  ;  et  il  ruisselle  de 
son  corps  une  telle  quantité  de  sueur  qu'elle 
forme  un  des  affluents  de  la  rivière  de  son 
nom.  On  dit  aussi  que  le  prêtre  qui  avait  exor- 
cicé  Dessoubre,  s'établit  dans  la  vallée,  où  il 
vécut  pendant  quelques  années  des  offrandes 
que  lui  faisaient  volontairement  les  gens  du 
pays,  pour  le  récompenser  de  f  éminent  ser- 


—  320  — 

vice  qu'il  leur  avait  rendu  en  enfermant  le 
géant  Dessoubre.  Mais  il  ne  jouit  pas  long- 
temps de  leur  reconnaissance  ;  car,  comme  il 
revenait  un  soir  de  la  montagne,  les  mauvais, 
esprits,  irrités  de  ce  qu'il  avait  fait  à  leur  ami 
Dessoubre,  l'attirèrent  au  bord  d'un  abîme, 
où  ils  le  précipitèrent.  Quelques  jours  après, 
les  pâtres  de  la  vallée  retrouvèrent  dans  le 
ravin  son  cadavre  tout  brisé.  C'est  depuis  ce 
temps-là  que  la  roche  d'où  il  a  été  jeté  s'appelle 
la  Roche  du  Prêtre. 


63 

Le  Sacrilège  et  le  Châtiment 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

ENDANT  la  Révolution,  le  brigadier 
Demante,  commandant  la  brigade  de 
Valclohon,  était  allé  avec  deux  de  ses 
gendarmes  faire  une  perquisition  dans 
le  village  d'Ouvans.  Il  entra  dans  l'église 
monté  sur  son  cheval  et  suivit  de  ses  deux 
compagnons.  Il  attacha  son  cheval  à  la  table 
de  la  communion,  monta  sur  l'autel,  effondra 
le  tabernacle  et,  prenant  le  saint-ciboire,  vint 
communier  son  cheval. 

Les  deux  gendarmes,  muets  d'étonnement,, 


—  321  — 

le  regardaient  faire.  De  retour  au  Valdohon, 
l'un  d'eux  raconta  à  sa  femme  l'horrible  scène 
-dont  il  venait  d'être  témoin.  Cette  femme  fut 
prise  d'un  tremblement  nerveux  et  affirma  que 
le  brigadier  aurait  une  triste  fin.  En  effet, 
quelques  années  plus  tard,  les  mêmes  gen- 
darmes étaient  allés,  avec  M.  Dutois,  maire 
de  la  Villedieu,  dans  un  village  voisin.  C'était 
au  printemps.  Un  orage  les  ayant  retenus 
longtemps  chez  leur  hôte,  nommé  Débiez,  ils 
prirent  des  chemins  de  traverse  pour  arriver 
au  Valdohon  avant  la  nuit. 

Les  chevaux  allaient  vite.  Celui  du  brigadier 
était  en  tête.  Arrivés  dans  un  bas-fond  où  se 
trouvait  une  flaque  d'eau  peu  profonde  et 
recouverte  d'une  poudrée  de  grésil,  le  cheval 
du  brigadier  s'arrêta,  se  renversa  sur  son  cava- 
lier, le  broya  en  se  roulant  sur  lui  dans  la 
neige  et  dans  la  boue  ;  ensuite,  se  frappant 
lui-même  la  tète,  cette  tête  qui  avait  été  corn- 
muniée,  il  s'assomma  sur  le  corps  de  son 
maître,  sans  que  les  efforts  et  les  coups 
des  autres  gendarmes  et  de  M.  Dutois,  qui 
étaient  accourus  à  leurs  cris,  fussent  capables 
de  l'arrêter. 

(Sauzay,  t.  VI,  p.  209.  —  L'abbé  Narbey  rapporte 
aussi  ce  récit.) 


64 


La  Roche  Barschey 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

NTRE  Loray  et  Orchamps-Vennes  est  la 
roche  Barschey,  c'est-à-dire  percée,  py- 
ramide de  pierre  semblable  à  un  menhir 
ou  pierre  dressée,  objet  de  la  vénération 
des  Gaulois.  Une  caverne  s'ouvre  en  face  de 
cette  pyramide  et  a  son  issue,  à  plus  de  vingt 
pieds  au-dessus,  au  centre  d'une  esplanade. 
Des  rigoles  taillées  de  main  d'homme  sur  le 
roc  vif  conduisent  en  serpentant  auprès  du 
menhir  qui  est  élevé  d'environ  six  mètres.  On 
y  remarque  des  entailles  ou  escaliers  informes 
par  lesquels  on  peut  monter  au  sommet  du 
rocher.  La  tradition  place  en  cet  endroit  des 
réunions  de  sorciers  qui,  depuis  des  siècles,  y 
auraient  tenu  le  sabbat  ;  ce  qui,  au  rapport  de 
bien  des  savants,  est  un  souvenir  de  quelque 
vieille  superstition  des  Druides. 

(Montagnes  du  Doubs,  par  l'abbé  Narbey,  p.  4). 


65 


Le  Peu  de  Laviron 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

E  Peu  de  Laviron  est  une  caverne  en 
forme  d'entonnoir  au  fond  duquel  s'en- 
gouffrent les  eaux  de  la  montagne.  Cette 
caverne  est  fameuse  dans  les  traditions 
de  la  contrée  pour  les  pratiques  de  magie  et 
les  assemblées  du  sabbat,  dont  elle  aurait  été 
le  centre  dès  la  plus  haute  antiquité  et  dont 
l'origine  remonte  apparemment  aux  Druides. 

(Montagnes  du  Doubs,  par  l'abbé  Narbey,  p.  7). 


66 

La  Roche^  du  Prêtre 
et  la  Chapelle  du  Sire 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

î;N  141 5,   l'abbaye  de   Notre-Dame  de 
Consolation  avait   pour   archiviste  un 
moine  appelé  le  père  Sévérin.  C'était 
le  plus  savant  clerc  que  Ton  eût  jamais 
vu.  Cependant  malgré  cette  grande  science  du 


—  324  — 

père  Sévérin,  l'abbé  du  couvent  n'estimait  pas 
beaucoup  le  moine  chroniqueur  et  le  regardait 
presque  comme  un  mécréant. 

Un  jour  de  Saint-Liétard,  après  l'office  des 
Vêpres,  Sévérin  était  occupé  à  écrire  le  récit 
du  miracle  auquel  la  chapelle  de  Guyans  doit 
sa  fondation. 

Souvent,  en  écrivant  cette  légende,  il  se 
prenait  à  dire  :  A  tout  ceci  je  ne  crois  mie, 
car  si  jamais  la  Vierge  a  eu  si  grande  puis- 
sance, elle  en  userait  encore  aujourd'hui  aper- 
tement.  Voilà  que  soudain  il  entendit  une 
voix  sèche  et  âpre  lui  crier  :  «  Il  est  bien  vrai, 
révérend  père,  que  ce  miracle  n'est  point  dû  à 
la  Vierge  et  je  m'offre  à  vous  en  montrer  la 
preuve  dans  ce  parchemin.  »  Le  moine  ébahi 
leva  les  yeux,  et  vit  devant  la  table  un  homme 
inconnu  en  costume  de  pèlerin. 

Fax  Domini  sit  tecum,  dit  Sévérin,  à  peine 
revenu  de  sa  surprise. 

A  cette  formule,  l'étranger  fit  un  mouvement 
convulsif  ;  tout  son  corps  frémit  sous  un  frisson 
nerveux  ;  mais  il  se  remit  si  prestement  que  le 
moine  n'y  prit  garde. 

Voici  ce  qu'il  y  avait  sur  ce  parchemin  : 

«  Le  quinzième  jour  de  mai  1114,  Enguer- 
rand  de  V ergy,  seigneur  de  Varambon, 
Guyans,  Laval  et  autres  lieux  circonvoisins, 
partit  avec  les  hommes  d'armes  de  sa  châtelle- 


—  325  — 

nie  pour  porter  assistance  à  Godefroi  de 
Bouillon,  roi  de  Jérusalem.  La  valeur  d'En- 
guerrand  de  Vergy  fut  fatale  à  plus  d'un  sar- 
rasin. Notre-Dame  lui  venait  en  aide  dans  les 
combats  et  il  en  sortait  toujours  sain  et  sauf. 
Il  est  vrai  que  le  sire  priait  chaque  matin 
Marie  de  l'assister  dans  le  péril.  Des  médi- 
sants jaloux  disaient  seuls  pour  rabaisser  la 
gloire  du  chevalier  qu'il  s'était  donné  au  dia-^ 
ble.  Et  il  était  si  vrai  que  la  Vierge  le  sauvait 
de  toute  malencontre,  qu'un  jour,  un  seul  jour, 
le  vendredi  d'avant  saints  Ferréolet  Fergeux, 
Enguerrand  ayant  omis  sa  prière,  fut  désar- 
çonné et  pris  par  un  cavalier  ennemi.  Il  fut 
jeté  dans  une  prison  humide,  d'où  il  pouvait 
voir  par  la  fente  d'une  meurtrière  le  bras  si- 
nistre du  gibet  où  pendait  le  cadavre  d'un 
croisé. 

Demain,  pensa-t-il  avec  horreur,  le  corps 
d'Enguerrand  sera  aussi  là,  pendu  entre  ciel 
et  terre. 

Il  allait  se  mettre  en  prière,  lorsqu'il  enten- 
dit glisser  un  pas  sur  la  dalle. 

Un  chevalier  se  tenait  là,  devant  lui,  le 
corps  couvert  d'une  armure  sombre  et  le  vi- 
sage caché  sous  un  masque  de  mailles  d'acier 
dont  trois  plus  relâchées  laissaient  passage  au 
souffle  et  à  la  lumière. 

—  Enguerrand  de  V  ergy,  veux-tu  la  liberté  ? 


—  32Ô  — 

—  Oui,  à  tout  prix,  fors  celui  de  mon 
âme. 

—  Ton  âme,  dit  le  chevalier  d'une  voix 
sourdement  accentuée,  il  n'est  pas  l'heure  d'en 
parler.  Jure  seulement  de  me  venir  visiter  en 
ma  châtellenie  d'Apremont,  à  deux  ans  d'ici... 
et  tu  es  libre. 

La  voix  qui  disait  ces  paroles  avait  un  ac- 
cent si  étrange  et  la  renommée  du  sire  d'Apre- 
mont était  si  suspecte  qu'Enguerrand  hésitait 
à  répondre.  Mais,  levant  les  yeux  à  la  meur- 
trière, il  vit  le  gibet  et  sa  hideuse  proie. 

Il  jura. 

Le  visiteur  disparut  aussitôt,  et  Enguer- 
rand, qui  avait  succombé  à  un  sommeil  irré- 
sistible, se  réveilla  sur  le  glacis  de  son  castel 
de  Guyans-Vennes. 

On  fêta  joyeusement  son  merveilleux  re- 
tour, et  le  peuple  cria  miracle.  Enguerrand 
qui  reniait  l'assistance  du  chevalier  d'Apre- 
mont, la  soupçonnant  bien  venir  d'enfer,  di- 
rait à  tout  venant  qu'il  avait  été  miraculeuse- 
ment délivré  des  mains  de  l'infidèle  par  la 
sainte  Vierge,  sa  patronne  chérie.  Pour  lui 
rendre  grâce  de  sa  bonne  aide,  il  lui  consacra 
une  jolie  chapelle. 

Deux  ans  après,  Guichard  de  Châlon  donna 
dans  son  manoir  d'Etrabonne  un  brillant  pas 
d'armes  auquel  Enguerrand  prit  part  et  où  il 


—  327  — 

eut  l'honneur  d'être  proclamé  le  mieux  fai- 
sant. La  lice  allait  être  fermée,  quand  un  che- 
valier couvert  d'une  armure  sombre  et  le  vi- 
sage caché  sous  un  masque  de  mailles  d'acier 
vint  réclamer  duel  à  outrance  contre  Enguer- 
rand,  comme  félon,  déloyal  et  traître  à  la  pro- 
messe jurée. 

Enguerrand  frissonne  en  reconnaissant  le 
châtelain  d'Apremont. 

Tous  deux,  après  avoir  juré  que  leurs 
armes  étaient  sans  maléfices  et  enchantements, 
lui,  avec  une  prière  mentale  à  la  mère  de 
Dieu,  l'autre  avec  un  vilain  grimacement, 
courent  l'un  sur  Fautre.  Malgré  la  vaillance 
et  les  prouesses  d'Enguerrand,  il  ne  put  lutter 
longtemps  avec  avantage  contre  son  infernal 
adversaire.  Renversé  sur  la  croupe  de  son  pa- 
lefroi, il  allait  faillir  et  trépasser  quand  il  lui 
vint  en  pensée  de  jeter  au  fer  de  sa  lance  les 
annelets  bénits  d'un  rosaire. 

Bien  fit-il,  car  onc  on  ne  vit  plus  prompte 
départie  que  celle  du  chevalier  noir.  Il  poussa 
incontinent  des  hurlements  épouvantables  et 
se  sauva  si  vite  en  criant  :  Merci,  merci  de 
moi  !...  que  les  archers  du  guet,  à  l'entrée  du 
Carroussel,  ne  le  virent  pas  même  traverser 
la  barrière...» 

Prou,  prou  !  dit  le  Minime,  en  interrompant 
la  lecture  du  manuscrit.  Je  n'ai  pas  plus  de 


-  328  - 

créance  aux  miracles  du  diable  qu'à  tous  les 
autres. 

—  Tu  te  ris  du  diable  et  de  sa  puissance, 
fit  alors  le  pèlerin.  J'aurai  souvenance  de  ton 
dire,  Sévérin. 

Et  il  disparut. 

A  quelque  temps  de  là,  par  une  nuit  som- 
bre, Sévérin  avait  dû  quitter  ses  labeurs  sco- 
lastiques  pour  aller  réconcilier  un  malade  avec 
le  ciel  et  l'aider  à  mourir.  A  peine  fut-il  sur 
la  crête  des  rochers,  qu'un  orage  épouvantable 
mêlé  de  trombe  et  de  tonnerre  vient  à  éclater» 

Le  lendemain,  on  retrouva  le  cadavre  du 
moine  gisant  au  pied  d'une  roche  et  déchiré 
par  la  foudre.  Quand  on  voulut  le  soulever 
pour  le  transporter  au  couvent,  il  tomba  en 
poussière  de  souffre  et  une  flamme  voletant 
tout  autour  arda  quiconque  ne  se  tint  pas  à 
notable  distance. 

Et  voilà  pourquoi  la  roche  d'où  a  été  préci- 
pité Sévérin  a  nom  Roche  du  Prêtre,  comme 
la  chapelle  édifiée  près  du  moutier  des  Mini- 
mes par  le  dévotieux  Enguerrand,  s'appelle 
la  Chapelle  du  Sire. 

(Wuillemin,  p.  83.) 


67 


La  Fontaine  de  Saint-Martin 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

U  bord  d'un  sentier  qui  conduit  de 
Guyans  à  Orchamps,  on  rencontre  la 
Fontaine  de  Saint-Martin,  où  Ton 
vient  encore  en  pèlerinage  chercher 
remède  à  certains  maux.  La  tradition  locale 
rapporte  que,  dans  un  bois  à  quelques  pas  de 
là,  et  sur  un  rocher  affaissé,  avaient  lieu  la 
ronde  du  sabbat  et  la  danse  du  diable  aux 
pieds  de  bouc,  et  que  saint  Martin,  venant  vi- 
siter f église  de  Sainte-Colombe  au  val  de 
Vennes,  fut  arrêté  par  les  affreux  ébats  du 
démon  ;  son  cheval  recula  épouvanté,  s'abat- 
tit, et  son  genoux  s'imprima  dans  le  roc  vif. 
Martin  se  signa,  frappa  la  terre,  une  source 
apparut,  et  aussitôt  le  cheval  étanchant  sa 
soif  ardente,  se  releva  et  transporta  son  maî- 
tre au  lieu  saint. 

(Annuaire  du  Doubs  1846,  page  131.) 


68 


Le  Château  des  Sarrasins 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

uyans- Vennes,  acculé  à  des  abîmes 
inaccessibles,  est  ouvert  seulement  au 
midi.  Il  aurait  dû,  ce  semble,  être  à  l'a- 
^  bri  des  invasions  et  des  maux  que  les 
guerres  entraînent  après  elles  ;  il  n'en  a  pas 
été  ainsi  :  on  voit  les  restes  d'enceinte  de  deux 
vastes  camps  retranchés,  aux  Fauteys  et  aux 
Jormans,  dans  les  plaines  de  Grand-Chaux,  et 
la  tradition  locale  rapporte  qu'il  s'est  livré  en 
ce  lieu  de  sanglants  combats,  contre  les  Sar- 
rasins répandus  à  travers  la  campagne.  A 
l'entrée  des  Ages,  au  territoire  d'Orchamps, 
sur  un  des  rochers  qui  dominent  la  voie  con- 
duisant au  Val  de  Vennes,  ces  farouches  en- 
nemis bâtirent  une  forteresse,  dont  les  ruines 
-portent  encore  le  nom  de  Château  des  Sar- 
rasins. 

■(Annuaire  du  Doubs,  1846,  page  131.) 


69 


Les  Grottes  du  Lançot  et  de  Maurepos* 
a  Guyans-Vennes 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

N  i636  ou  1637,  le  bruit  se  répandit  de 
l'arrivée  des  hordes  suédoises  et  jeta  l'a-t 
larme  dans  le  val  de  Vennes.  On  se 
hâta  de  conduire  les  troupeaux  dans  les 
lieux  déserts  des  Erranges,  Cernençot  et  Bief- 
Géméney.  On  cacha  les  femmes,  les  vieillards 
et  les  enfants  avec  les  approvisionnements  en 
denrées,  dans  les  Grottes  du  Lançot  sous 
les  voûtes  caverneuses  du  Maurepos. 

«  Morpeau,  en  face  de  Château-Neuf  fut 
toujours,  dit  une  tradition,  l'asile  de  tout  être 
craignant  la  lumière,  esprit  ou  corps,  mâle  ou 
femelle.  C'était  notamment  au  milieu  du  XIVe 
siècle,  le  réceptacle  de  Folleteau,  le  roi  des 
esprits  de  la  contrée,  de  Folleteau  avec  ses 
griffes,  ses  ongles  et  ses  ergots  ;  des  spectres 
aux  os  décharnés  ;  des  fées  à  la  baguette  de 
coudrier  ;  des  chauves-souris  aux  ailes  putri- 
des ;  des  revenants  aux  suaires  sanglants  ;  des; 
sorciers  passant  par  le  trou  des  serrures  ;  de> 
la  Dame-Verte  traînant  son  drap  blanc  et  d'un  ? 


—  332  — 

diable  appelé  le  Noireaud.  C'est  de  là  qu'à  cer- 
taines heures  de  la  nuit,  cette  infinité  de 
monstres  de  la  terre,  des  airs  et  de  l'enfer, 
sortait  pour  errer  sous  les  tours  maudites  du 
manoir  féodal,  alors  que  l'homme  du  guet, 
grelottant  au  pied  de  la  M  aie-Tour  entendait 
les  gémissements  d'une  infortunée  captive. 
Clotilde,  chaste  et  belle  châtelaine,  que  jamais 
souillure  n'avait  flétrie,  avait  été  victime 
d'une  accusation  calomnieuse.  A  force  d'avoir 
pleuré,  ses  yeux  brûlants  ne  pouvaient  plus 
répandre  de  larmes.  Tout  espoir  étant  perdu 
pour  elle  ici-bas,  elle  mourut  après  avoir  bien 
des  fois  répété  d'une  voix  plaintive  : 

Doucelette  Vierge  Marie, 
Je  moite  et  moite  vos  prie  ; 
Voyez 

Ame  pauvrette  en  transe 
En  vos  pose  espérance 
Oyez  !  » 

Les  hommes  valides  défendirent  Châtel- 
Neuf  ;  mais  en  vain.  L'ennemi  lui-même  fit 
subir  au  lâche  gardien  qui  livra  les  clefs  de 
la  forteresse  le  châtiment  de  sa  trahison  ;  il 
fut  cloué  à  la  porte  par  les  oreilles,  et  brûlé 
avec  le  château.  Le  village  tout  entier  avait 
été  détruit  par  les  flammes  et  ne  se  releva 
qu'avec  peine  de  ses  ruines,  lorsque,  l'ennemi 


—  333  — 

s'étant  éloigné,  les  habitants  des  Grottes  du. 
Lançot  et  de  Maurepos  purent  enfin  sortir  de 
leur  retraite. 

(Annuaire  du  Doubs,  1846,  page  133.) 


70 

La  Grotte  de  l'Ermite,  a  Plaimbois 

(Canton  de  Pierrefontaine) 

,^^UR  le  territoire  de  Plaimbois,  canton  de 
Pierrefontaine,  il  existe  plusieurs  grot- 
c^fi  tes  curieuses.  La  première  est  située  à 

J'\°  environ  deux  kilomètres  du  village  du 
côté  du  Levant.  On  y  arrive  depuis  le  sommet 
des  roches  qui  dominent  cette  agreste  contrée, 
par  un  sentier  escarpé,  étroit  et  dangereux. 

Cette  grotte  est  célèbre  dans  le  pays  par  le 
séjour  qu'y  fit  un  solitaire,  et  c'est  pour  cela 
qu'on  l'appelle  encore  la  Grotte  de  l'Ermite* 

Voici  ce  que  la  tradition  locale  rapporte  sur 
cet  homme  dont  l'existence  fut  enveloppée  du 
plus  profond  mystère.  En  1747,  un  homme  de 
trente-cinq  ans  environ,  de  taille  moyenne, 
et  d'un  extérieur  honnête,  apparut  .dans  la 
commune.  Il  n'avait  aucun  papier  ;  mais  il 
avait  des  manières  si  bienveillantes  qu'on  lui 
fit  bon  accueil  à  Plaimbois,  et  que  cet  étranger 


—  334  — 

qui  disait  s'appeler  Pierre,  n'inspira  jamais 
ni  soupçon  ni  méfiance.  Il  chantait  et  jouait 
du  violon  agréablement ,  et  trouvait  des 
moyens  de  subsistance  dans  l'exercice  de  son 
talent  et  dans  le  travail  journalier  qu'on  lui 
procurait.  Se  voyant  admis  dans  les  familles 
et  fêté  des  jeunes  gens,  à  cause  de  la  douceur 
de  son  caractère,  il  ne  craignit  point  d'être  in- 
quiété dans  le  projet  de  retraite  qu'il  avait 
conçu  et  se  retira  tout  à  coup  dans  la  caverne 
appelée  encore  aujourd'hui  la  Grotte  de  V Er- 
mite, qui  lui  servit  d'habitation  pendant  qua- 
rante-cinq ans.  Sa  piété  et  son  humilité  lui  ga- 
gnèrent tous  les  cœurs  ;  plusieurs  familles  le 
chargèrent,  à  diverses  époques,  de  pèlerina- 
ges à  Notre-Dame  des  Ermites.  La  régularité  et 
l'austérité  de  son  genre  de  vie  firent  penser 
qu'il  accomplissait  un  vœu  de  pénitence.  De- 
puis l'époque  de  sa  retraite  dans  la  grotte,  il 
avait  abandonné  les  chants  et  le  violon  et  y: 
avait  substitué  le  silence  et  la  mortification. 

Pierre  travaillait  toujours  pour  les  gens  de 
Plaimbois  dans  la  culture  des  champs  ;  mais  il 
ne  voulait  recevoir  aucun  salaire  en  argent.  Il 
n'acceptait  que  du  pain,  du  lait,  des  pommes 
de  terre  et  quelques  légumes.  Plus  tard  il  ne3 
voulut  vivre  que  d'aumônes,  et  se  confina  plus' 
étroitement  dans  sa  retraite,  où  la  prière  de- 
vint sa  principale  occupation.  Dans  ses  mo- 


~  335  — 

ments  de  repos,  il  confectionnait  de  l'ama- 
dou avec  l'agaric  de  chêne,  et  façonnait 
des  Christ  et  de  petites  Vierges  avec  du  bois 
de  tilleul,  qu'il  distribuait  gratuitement  aux 
gens  de  Plaimbois,  en  allant  aux  offices  aux- 
quels il  assistait  régulièrement  et  où  il  servait 
d'exemple  par  sa  piété.  On  trouve  encore  au- 
jourd'hui de  ces  petites  madones  dans  plu- 
sieurs maisons  de  Plaimbois,  où  elles  sont 
conservées  comme  de  précieuses  reliques. 
Pierre  n'avait  pas  de  costume  religieux  et  ne 
laissait  point  croître  sa  barbe  ;  pourtant,  son 
costume  était  toujours  le  même,  il  consistait  en 
un  habit  bleu  et  un  espèce  de  manteau  par- 
dessus. Jamais  on  ne  l'a  vu  déshabillé,  pas 
même  dans  les  plus  fortes  chaleurs,  ce  qui  a 
fait  présumer  qu'il  portait  un  silice  au  lieu  de 
linge.  Ce  solitaire  fut  bientôt  en  grande  véné- 
ration dans  le  pays  ;  sa  vie  régulière  et  ses 
austérités  inspiraient  à  tous  le  plus  grand  res- 
pect et  sa  réputation  de  sainteté  s'étendit  au 
loin  en  peu  de  temps,  il  était  simple  dans  ses 
manières ,  mais  paraissait  avoir  connu  une- 
situation  meilleure. 

Quelques  paroles  échappées  de  sa  bouche 
ont  pu  faire  penser  même  qu'il  avait  vécu 
dans  le  monde  au  milieu  des  classes  aisées. 
Mais  il  était  extrêmement  réservé  dans  ses 
discours  et  ne  parlait  jamais  ni  de  son  pays 


—  33^  — 

ni  de  sa  famille.  Il  recevait  des  aumônes  en 
comestibles  grossiers,  mais  refusait  constam- 
ment les  dons  en  argent.  Un  jour,  une  dame 
charitable  de  Besançon,  accompagnée  de 
M.  Lambert,  curé  de  Plaimbois,  étant  venue 
le  visiter,  fut  touchée  de  sa  misère  et  de  ses 
privations.  Elle  lui  offrit  une  somme  de  neuf 
francs  pour  subvenir  à  ses  besoins.  Il  refusa 
d'abord  ;  puis,  sur  les  observations  du  pas- 
teur, il  s'humilia  et  consentit  à  accepter  cette 
somme  ;  mais  après  le  départ  de  cette  dame, 
des  scrupules  s' étant  élevés  dans  son  âme,  il 
alla  enfouir  cet  argent  hors  de  sa  grotte,  dans 
un  lieu  qu'il  désigna  quelques  jours  avant  sa 
mort,  en  parlant  de  la  fidélité  à  accomplir  les 
vœux  qu'il  avait  faits.  Après  son  décès,  on  re- 
trouva la  somme  au  lieu  indiqué. 

Ce  pieux  anachorète  vivait  de  la-  manière  la 
plus  dure,  s'im posant  des  privations  excessi- 
ves. Il  jeûnait  tous  les  jours  et  faisait  un  uni- 
que repas,  vers  le  soleil  couchant,  lequel  con- 
sistait dans  un  pain  g*rossier  qu'il  laissait  sé- 
cher et  moisir,  pour  qu'il  ne  fût  pas  trop 
savoureux  ;  quelques  légumes  et  un  peu  de 
lait  aigre  complétaient  sa  nourriture.  Il  priait 
ou  chantait  des  psaumes  pendant  ses  long*ues 
nuits,  afin  de  ne  point  céder  au  sommeil  ;  et, 
quand  il  était  nécessaire  qu'il  donnât  un  peu 
dè  repos  à  ses  membres  fatigués,  il  s'étendai 


—  337  — 

sur  une  couchette  garnie  de  sciure  de  bois,  et 
reposait  sa  tète  sur  un  sac  de  cendres. 

Malgré  l'austérité  de  ce  régime,  Pierre  at- 
teignit sa  80e  année.  Il  conserva  toujours  une 
sérénité  qui  annonçait  la  résignation  d'un 
sage.  Il  était  souvent  visité  par  les  prêtres  des 
environs  qui  le  vénéraient  comme  un  saint. 

L'un  des  premiers  dimanches  de  janvier 
1792,  Pierre,  si  assidu  aux  offices  de  la  pa- 
roisse, ne  parut  pas.  Le  service  divin  en  fut 
troublé.  Chacun  demandait  pourquoi  l'ermite 
n'était  pas  descendu.  On  courut  à  sa  grotte,  et 
on  le  trouva  en  défaillance,  annonçant  que  sa 
dernière  heure  était  venue.  Le  jour  même,  il 
reçut  l'Extrême-Onction  des  mains  du  curé  de 
Plaimbois,  qui  obtint  de  lui  la  permission  de 
le  faire  transporter  dans  une  maison  du  vil- 
lage, où  il  fut  reçu  avec  empressement,  en 
présence  de  tous  les  habitants  en  pleurs. 

En  quittant  sa  grotte,  il  tourna  ses  yeux 
demi-éteints  vers  elle,  et  s'écria  douloureuse- 
ment :  «.  Adieu,  asile  de  paix,  adieu  grotte 
chérie,  je  ne  te  reverrai  plus  !  »  Après  cet  élan 
du  cœur,  il  se  recueillit,  puis  parut  vivement 
ému  de  quelques  souvenirs.  Alors  ses  yeux  se 
mouillèrent  de  larmes  ;  mais  il  ne  proféra  au- 
cune parole  et  sembla  réprimer  avec  effort  un 
mouvement  involontaire  de  sensibilité.  A 
peine  arrivé  dans  la  maison  du  sieur  Sébastien 


-  333  - 

Lambert,  il  pria  avec  calme  son  hôte  géné- 
reux de  l'avertir  du  moment  où  il  serait  prêt 
de  rendre  le  dernier  soupir  ;  mais  on  ne  le 
put,  car  il  s'éteignit  paisiblement  sans  agonie. 
Sa  mort  fut  un  deuil  public.  Plus  de  vingt-cinq 
prêtres  des  environs  assistèrent  à  son  enterre- 
ment. Il  fut  inhumé  dans  l'église  même  de 
Plaimbois,  au  devant  de  la  chapelle  dédiée  à 
saint  François-Xavier,  après  un  touchant  dis- 
cours prononcé  par  le  missionnaire  Girardot. 
La  grotte  fut  ensuite  visitée.  On  n'y  trouva 
aucun  papier.  Quelques  brochures  religieuses, 
la  vie  de  saint  François-Xavier  et  celles  des 
Pères  du  Désert  composaient  sa  bibliothèque. 
Une  cruche,  une  mauvaise  couchette,  un  petit 
fourneau  en  terre  et  quelques  instruments 
pour  couper  le  bois  ou  cultiver  la  terre  for- 
maient l'ensemble  de  son  mobilier  avec  le  cru- 
cifix qu'on  y  voyait  encore  en  1 847. 

D'après  les  courtes  conversations  du  soli- 
taire, on  a  cru  qu'il  se  nommait  Pierre  Gardien 
et  qu'il  était  originaire  de  Peyratte  dans  le 
Poitou.  D'autres  supposèrent  qu'il  était  le  fils 
d'un  notaire  de  Provence  ;  mais  on  ne  saurait 
rien  affirmer  à  cet  égard.  Ce  qu'il  y  a  de  cer- 
tain, c'est  que  quelques  restes  d'habitudes  du 
monde  semblaient  annoncer  qu'il  était  nç  dans 
l'aisance.  La  cause  de  la  résolution  extraordi- 
naire qu'il  avait  prise,  n'a  jamais  été  connue. 


—  339  ~ 

L'entrée  de  la  grotte  de  l'Ermite  a  im66  de 
hauteur,  la  voûte  s'élève  dans  l'intérieur  jus- 
qu'à 2m6o  ;  sa  profondeur  est  de  4m95. 

A  droite,  en  entrant,  on  voit  un  petit  béni- 
tier taillé  dans  le  roc  par  le  pieux  solitaire. 
Pendant  que  l'ermite  l'occupait,  elle  était 
fermée  par  trois  portes.  Un  marteau  était 
attaché  à  la  porte  extérieure.  Le  solitaire 
n'ouvrait  aux  visiteurs  que  quand  les  coups 
répétés  du  marteau  l'avertissaient  qu'on  dési- 
rait l'entretenir. 

A  quarante  pas  de  cette  grotte,  on  en  re- 
marque une  autre,  dite  la  Roche  aux  Prêtres, 
qui  servit  d'asile  à  plusieurs  prêtres  pendant 
la  Révolution.  Elle  n'est  accessible  que  par  un 
sentier  difficile.  Sa  profondeur  est  de  6  mètres. 

Une  troisième  caverne  existe  sur  les  mêmes 
revers  de  la  montagne.  On  l'appelle  la  Roche 
à  Veau,  parce  qu'il  existe  au  milieu  de  cette 
grotte  un  petit  bassin  d'eau  limpide,  où  l'er- 
mite venait  chaque  jour  remplir  sa  cruche.  Il  y 
arrivait  en  descendant  une  vingtaine  de  pas  et 
en  traversant  entre  deux  rochers  un  passage 
fort  dangereux.  Cette  dernière  excavation 
n'est  qu'un  couloir  de  30™  de  longueur  sur 
im65  de  largeur,  dont  la  voûte  est  très  basse. 

;  (Annuaire  du  Doubs,  1847.  Commune  de  Plaîmbois). 


—  340  — 


7i 

Notre-Dame  des  Neiges  a  Cubrial 

(Canton  de  Rougemont) 


"<^ff  L  y  a  longtemps  que  Jean  Thiébaud,  de 


y-yMj  Cubrial,  n'est  plus  de  ce  monde.  On 
^jrco  raconte  qu'un  jour  d'hiver,  il  avait  dû  se 
^  rendre  à  Baume,  à  pied,  pour  une  affaire 
urgente.  En  partant  de  chez  lui,  le  matin,  il 
avait  dit  à  sa  femme  et  à  ses  enfants  qu'il 
rentrerait  de  bonne  heure.  Cependant,  il  se 
faisait  tard,  la  nuit  était  venue,  le  vent  soufflait 
au  dehors,  il  neigeait,  et  Jean  Thiébaud  n'était 
pas  de  retour... 

Remplie  d'inquiétude,  la  femme  fait  mettre 
à  genoux  les  enfants  et  tous  prient  avec  ar- 
deur... 

Il  était  minuit;  la  neige  tombait  toujours  et 
Jean  Thiébaud  n'était  pas  revenu... 

Vaincus  par  le  sommeil,  les  enfants  s'étaient 
endormis,  après  avoir  prié  et  pleuré  longtemps 
avec  leur  mère.  La  pauvre  femme,  qui  veillait 
seule  dans  l'anxiété  la  plus  cruelle,  ouvre 
doucement  son  armoire,  y  prend  un  cierge 
bénit,  Tallume  ainsi  que  la  tronche  de  Noël, 
qui  d'une  année  à  l'autre  ne  quitte  pas  l'angle 


—  34i  — 

du  foyer,  où  on  la  rallume  seulement  quand  on 
craint  quelque  fléau  ou  quelque  grand  mal- 
heur ;  et,  agenouillée  devant  une  sainte  image, 
elle  fait  vœu  d'ériger  une  chapelle  à  la  sainte 
Vierg-e,  si  Jean  revient  sain  et  sauf.  Puis  elle 
redit  son  chapelet,  peut-être  pour  la  centième 
fois. 

Jean  Thiébaud,  qui  n'avait  pu  terminer  soii 
affaire  à  Baume  que  bien  tard,  et  qui  s'était 
peut-être  oublié  au  cabaret  ou  au  jeu  de  quilles, 
n'arriva  pas  au  col  de  la  Boussenotte  avant  la 
nuit.  La  neige  tombait  à  g*ros  flocons  et  le  sol 
en  était  couvert  d'un  pied  en  pleine  chute. 
Arrivé  aux  Mondrevaux,  sorte  de  désert  qui 
s'étend  d'Autechaux  à  Mésandans.  Jean  Thié- 
baud ne  tarda  pas  à  s'égarer.  Il  s'aperçoit 
qu'il  a  quitté  la  route  et  il  marche  à  travers 
champs,  au  milieu  d'un  épais  tourbillon  de 
vent  et  de  neige,  sans  savoir  où  il  va.  Il  erre 
ainsi  pendant  de  longues  heures,  ayant  par» 
fois  de  la  neige  jusqu'à  la  ceinture.  Enfin  les 
forces  viennent  à  lui  manquer.  Il  pense  tris- 
tement à  sa  femme  et  à  ses  enfants  qu'il  ne 
verra  plus  et  recommande  son  âme  à  Dieu,  c<t 
la  Vierge  et  à  tous  les  saints  du  paradis.  t 

Il  allait  se  coucher  pour  mourir  au  pied  d'un 
arbre  solitaire,  lorsqu'il  croit  apercevoir  à 
travers  le  tourbillon  qui  l'enveloppait  toujours, 
une  femme  portant  dans  ses  bras  un  petit  en- 

22 


—  342  — 

fant  et  lui  faisant  signe  de  se  diriger  de  son 
côté.  Il  recueille  alors  un  dernier  reste  de  cou- 
rage et  ne  tarde  pas  à  arriver  au-dessus  de 
Mésandans  où  il  retrouve  sa  route.  Les  forces 
lui  sont  revenues  avec  cette  pensée  qu'il  ne 
périra  pas  et  qu'il  marche  sous  la  protection 
de  la  reine  du  ciel.  Il  rentre  enfin  chez  lui,  où 
les  siens,  qui  n'espéraient  plus  le  revoir,  le 
reçoivent  avec  effusion.  Sa  femme  lui  fait 
part  du  vœu  qu'elle  a  formé.  Lui-même  ra- 
conte son  aventure  auxMondrevaux  et  l'appa- 
rition de  la  Vierge  qu'il  a  eue  dans  sa  dé- 
tresse. 

Cette  famille  pieuse  et  reconnaissante,  qui 
compte  encore  à  présent  un  grand  nombre  de 
représentants  dans  le  pays,  fit  construire  à 
l'entrée  du  village  de  Cubrial  un  oratoire  où 
fut  placée  une  blanche  statue,  haute  d'un 
mètre  environ,  représentant  la  Vierge  assise 
et  portant  dans  ses  bras  l'enfant  Jésus. 

Cet  oratoire  rustique  subsista  jusqu'à  la  cons- 
truction de  l'église  de  Cubrial,  en  1841,  épo- 
que à  laquelle  la  madone,  qui  a  été  de  tous 
temps  l'objet  d'une  vénération  singulière  dans 
la  contrée,  fut  placée  dans  une  petite  chapelle 
latérale  de  l'église,  au  bas  de  la  nef  gauche, 
où  on  la  voit  encore  et  où  la  piété  des  fidèles 
se  plaît  souvent  à  l'orner  de  cierges  et  de 
fleurs. 


—  343  — 

Chaque  année,  le  lendemain  du  tirage  au 
sort,  les  conscrits  apportent  aux  pieds  de  N.-D. 
des  Neiges  les  fleurs  et  les  rubans  qui  ornaient 
leurs  têtes  la  veille. 

On  ne  se  souvient  plus  que  vaguement  de 
l'histoire  de  Jean  Thiébaud  ;  mais  on  appelle 
encore  aujourd'hui  cette  madone  :  La  Notre- 
Dame  des  Neiges. 

72 

La  Vouivre  de  Cubry 

(Canton  de  Rougemont) 

uelques  personnes  de  Cubry  racontent 
encore  qu'autrefois  il  existait  une  Voui- 
vre aux  environs  de  ce  village.  On 
^  disait  qu'elle  hantait  surtout  les  forêts 
du  mont  Bleuchin.  Cette  Vouivre,  dont  la 
cruauté  était  devenue  proverbiale,  faisait  la 
terreur  du  voisinage.  Dans  la  crainte  de  sa 
rencontre,  on  n'osait  traverser  de  nuit  la  forêt 
de  Bleuchin  et  ceux  qui  y  passaient  de  jour 
n'étaient  pas  toujours  exempts  de  souci  et 
d'appréhension.  Cependant  un  seigneur  du 
pays,  qui  était  un  de  Moustier,  fit  vœu  de 
purger  la  contrée  de  ce  monstre.  Il  invoqua 
saint  George,  son  patron,  et  lui  promit,  en  cas 


__  344  — 

de  succès,  d'ériger  un  château  sur  la  montagne 
du  Bleuchin,  aussitôt  que  la  Vouivre  serait 
exterminée.  Après  avoir  longtemps  épié  les 
allures  de  la  bête,  le  sire  de  Moustier  parvint 
enfin  à  engager  avec  elle  une  lutte  terrible 
dans  laquelle  on  assure  qu'il  lui  perça  le  cœur 
du  fer  de  sa  lance  en  la  foulant  aux  pieds  de 
son  cheval.  Après  cela,  le  sire  de  Moustier,  qui 
était  seigneur  de  Cubry,  Nans,  Bermont  et 
beaucoup  d'autres  lieux,  fit  bâtir  un  château 
sur  la  montagne  de  Bleuchin.  Ce  château 
reçut  le  nom  de  Bournel,  mot  dont  la  signifi- 
cation primitive  est  aujourd'hui  inconnue,  mais 
qui  ne  doit  pas  être  étrangère  à  la  présente 
histoire,  comme  on  le  croit  du  moins. 

Lorsque  M.  le  Mis  de  Moustier  construisait 
naguère  à  Bournel  son  château  neuf  monu- 
mental, il  fit  placer  dans  une  niche,  au-dessus 
de  la  porte  d'entrée,  la  statue  équestre  de 
saint  George  qui  terrasse  un  dragon  représen- 
tant l'islamisme.  La  présence  de  cette  statue 
au  frontispice  du  château  Bournel  a  bien  sa 
raison  d'être.  On  sait  en  effet  que  saint  George, 
fameux  martyr  d'Orient,  devint  le  patron  de 
la  noblesse  et  que  les  gentilshommes  de  Fran- 
che-Comté formèrent  une  association  connue 
sous  le  nom  de  Confrérie  de  saint  George 
pour  le  soutien  du  trône  et  de  l'autel. 

Plusieurs  membres  de  la  famille  de  Moustier 


—  345  ~ 

firent  partie  de  cette  association  et  en  devinrent 
les  gouverneurs.  Mais  le  peuple  qui  ne  sait  pas 
du  tout  cela  et  qui  ignore  aussi  qu'un  de 
Moustier  est  mort  comme  saint  George  en 
Palestine,  croit  bonnement  que  la  statue  qu'on 
voit  au  château  Bournel  a  été  mise  là  pour 
perpétuer  le  souvenir  de  la  Vouivre  de  Cubry, 
tuée  jadis  par  un  sire  de  Moustier.  Ceci  prouve 
l'inconvénient  des  monuments  allégoriques  et 
le  danger  que  court  un  artiste  dans  l'emploi 
des  figures  morales. 

73 

Le  Mont  du  Ciel 

(Canton  de  Rougemont) 

u  sud  de  Mésandans,  il  y  a  une  mon- 
tagne élevée  qui  se  nomme  le  Mont 
du  Ciel. 

La  tradition  rapporte  qu'à  certaines- 
époques  de  l'année,  on  avait  coutume  autrefois 
d'allumer  sur  cette  hauteur  de  grands  feux  de 
joie,  autour  desquels  le  peuple  dansait  en 
chantant.  Cet  usage  était,  dit-on,  un  reste 
d'anciennes  coutumes  gauloises. 

Une  autre  tradition  dit  que  c'est  du  haut  de 
cette  montagne  que  les  âmes  des  justes  pren— 


—  34^  — 

nent  leur  essor  vers  le  ciel,  et  que  souvent  il 
s'y  livre  de  terribles  combats  entre  les  anges 
et  les  démons. 

Voici  un  récit  qu'on  attribue  à  une  ancienne 
bergère  du  pays  : 

«  Une  fois  que  je  gardais  mon  troupeau  de 
moutons  sur  le  mont  du  ciel  (c'était  le  jour  de 
la  mort  d'une  personne  que  je  ne  veux  pas 
nommer),  j'ai  vu,  à  travers  le  brouillard,  un 
fantôme  blanc  que  se  disputèrent  longtemps 
deux  autres  fantômes  dont  l'un  ressemblait  à 
un  ange  et  dont  l'autre  était  certainement  le 
diable.  Vingt  fois  le  diable  arracha  le  fantôme 
à  l'ange,  qui  vingt  fois  lui  reprit  sa  proie  au 
moment  où  il  remportait.  Tout  à  coup,  je  vis 
venir  du  fond  de  la  vallée  une  innombrable 
quantité  de  diables  qui  entourèrent  les  com- 
battants et  qui  auraient  arraché  sans  peine  au 
bon  ange  l'âme  qu'il  avait  tant  de  fois  reprise 
au  démon  ;  mais  une  légion  d'autres  anges 
arrivèrent  du  côté  de  l'orient  avec  une  telle 
rapidité  que  la  troupe  de  démons  fut  refoulée 
dans  les  forêts  du  Mont  de  Vaux,  où  tout 
disparut.  Mes  moutons  avaient  eu  peur,  et  ils 
bêlaient  tellement  sans  vouloir  manger  que 
j'ai  dû  les  ramener  au  village  plus  tôt  que  de 
coutume.  » 


74 


Le  Père  Eternel 

(Canton  de  Rougemont) 

UR  le  territoire  de  Gondenans-les-Mou- 
lins,  paroisse  de  Cuse,  il  existe,  au  sud- 
c^rfi  est  du  village,  entre  le  ruisseau  et  la 
A9  route  qui  côtoie  le  flanc  du  mont  Pizolet, 
un  monticule  couvert  de  broussailles  au  som- 
met duquel  s'élève  une  chapelle  antique  appe-! 
lée  le  Père  Eternel.  Dans  cette  petite  église 
restaurée  en  1618  (comme  on  le  voit  par  cette 
inscription  gravée  sur  une  pierre  polie,  à 
droite  du  sanctuaire  :     Dominus  JOA.  Nico- 

LIN  PBR  PRIOR  PRIORATUS  DE  CALCE  ET  CO 
NOMINE  PARTIM  HUJUS  PAGI  DNS  TEMPORALIS 
ET  SOLUS  HUJUS  ORATORII  COLATOR,  QUOD 
PROPIIS  SUMPTIBUS  A  FUNDAMENTIS  RESTATJ- 

RARI  CURAVIT,  ANNO  1 61 8)  »,  il  y  a  sur  l'au- 
tel une  statue  rustique  représentant  le  Père 
Eternel,  avec  une  longue  barbe  blanche. 

La  tradition  locale  rapporte  qu'autrefois  on 
avait  voulu  transférer  dans  l'église  paroissiale 
de  Cuse  cette  imag*e,  objet  de  la  vénération 
populaire,  et  que,  le  lendemain  de  sa  transla- 
tion,  elle  avait  disparu  et  était  retournée 


-  348  - 

d'elle-même  sur  le  monticule  de  Gondenans- 
les-Moulins,  où  d'ancienneté,  elle  avait  été 
honorée  d'un  culte  public. 

Ce  fut,  dit-on,  en  mémoire  de  ce  merveil- 
leux événement,  commun  à  plusieurs  localités 
de  notre  province  (Vitreux,  Cusance,  Remo- 
not,  etc.)  que  Ton  bâtit  la  chapelle  qui  existe 
encore  aujourd'ui  à  la  place  d'un  oratoire  très 
ancien  tombé  en  ruines.  Les  habitants  de Gon- 
denans  n'ont  pas  cessé  depuis  d'honorer  en  ce 
lieu  le  Père  Eternel,  et  quoique  la  paroisse  de 
Cuse  ait  saint  Pierre  pour  vocable,  le  village 
de  Gondenans-les-Moulins  célèbre  toujours  sa 
fête  patronale  le  dimanche  de  la  Trinité. 

75 

Le  Pont  de  la  Vogeotte 
(Petite  Dame-Verte) 

(Canton  de  Rougemont) 

N  trouve  en  Franche-Comté  une  quan- 
tité considérable  de  traditions  ayant 
trait  au  mythe  de  la  Dame-Verte,  à  la- 
quelle on  fait  jouer  des  rôles  divers, 
suivant  le  site  où  l'on  place  sa  résidence. 

La  Dame-Verte  est  quelquefois  la  reine  des 
prairies  et  des  bois,  la  déesse-fée  des  arbres 


—  349  — 

et  des  fleurs,  à  la  taille  svelte  et  gracieuse, 
aux  grands  et  doux  yeux  bleus,  au  doux  sou- 
rire. Quand  elle  passe,  les  fleurs  s'inclinent 
devant  elle,  Fherbe  se  parfume  sous  son  pied 
de  rose  et  les  ramures  des  arbres  l'effleurent 
avec  un  frémissement  de  bonheur. 

Entre  Cuse  et  Adrisans,  il  existe  un  petit 
pont  sur  le  ruisseau,  où  l'on  dit  que  se  tient 
toujours  cachée  une  petite  dame  verte  appelée 
la  Vogeotte.  Jalouse  de  toutes  les  mères  qui 
ont  de  beaux  enfants,  elle  épie  à  toute  heure 
les  petits  êtres  blonds  et  roses  qui  vont  folâ- 
trer seuls  sur  le  pont  et  sur  le  bord  du  ruis- 
seau. 

-  On  assure  que  la  Vogeotte  est  armée  de 
longs  crochets,  dit  grappins,  avec  lesquels 
elle  peut  saisir  les  enfants  par  les  plis  de 
leurs  blouses,  pour  les  attirer  dans  l'eau  et  les 
faire  manger  à  ses  poissons. 


76 


Les  Chênes  Bénits 

(Canton  de  Rougemont) 

e  culte  des  arbres,  ou  Dendrolâtrie,  pa- 
raît avoir  été  universellement  répandu 
chez  les  peuples  anciens .  Dans  la  Gaule, 
le  culte  des  arbres,  qui  y  était  fort  enra- 
ciné, s'y  maintint  encore  longtemps  après  la 
conversion  de  cette  contrée  au  christianisme. 
Il  fut  proscrit  par  les  conciles  d'Arles  et  d'Au- 
xerre  et  par  quatre  capitulaires  de  Charlema- 
gne.  Comme  transaction  entre  les  usages 
païens  et  ceux  du  christianisme,  saint  Martin 
de  Tours  aurait  eu,  dit-on,  le  premier,  l'idée 
de  placer  des  madones  et  des  crucifix  dans  le 
tronc  des  vieux  arbres,  objets  de  la  vénération 
populaire,  afin  d'habituer  insensiblement  les 
idolâtres  à  prier  le  vrai  Dieu,  là,  où  ils  avaient 
coutume  de  fléchir  le  genou  pour  adorer  une 
fausse  divinité.  C'est  aussi  peut-être  dans  le 
même  but  que  des  temples  et  des  autels  païens 
furent  conservés  pour  devenir  des  autels  et 
des  temples  chrétiens.  (Eglise  de  Naon,  dol- 
men de  Norvaux,  pierre  qui  vire  de  Cléron, 
N.-D.  du  Chêne,  près  d'Ornans,  etc.,  etc.) 


-  35i  ™ 

Un  reste  de  Dendrolâtrie  paraît  avoir  sub- 
sisté à  Cuse  jusqu'à  nos  jours.  Au  couchant  de 
ce  beau  village,  à  gauche  de  la  route  qui 
mène  à  Cubrial,  il  existait  encore,  avant  1830, 
une  forêt  aujourd'hui  extirpée,  dans  laquelle, 
depuis  bien  des  siècles,  on  respectait  une  dou- 
zaine de  chênes  énormes  que  l'on  appelait  : 
Les  Chênes  bénits.  On  y  venait  en  proces- 
sion et  en  pèlerinage.  On  les  regardait  comme 
des  divinités  protectrices  et  on  les  priait  avec 
ferveur.  Il  est  vrai  que  plusieurs  de  ces  arbres 
vénérés  avaient  été  ornés  de  croix  et  de  ma- 
dones ;  mais  tous  étaient  également  nommés 
par  le  peuple  les  Chênes  bénits. 

Aux  pieds  de  ces  mêmes  arbres,  où  le  pas- 
teur donnait  à  chaque  Fête-Dieu  la  bénédic- 
tion avec  l'ostensoir,  on  voyait  à  la  Saint- 
Pierre  s'élever  une  autre  estrade  d'où  le  mé- 
nétrier faisait  danser  la  jeunesse  au  son  du 
violon. 

L'administration  crut  devoir  les  faire  abat- 
tre vers  1802.  Les  bonnes  femmes  de  Cuse 
considérèrent  cette  mesure  comme  une  impiété, 
et  elles  allaient  disant  tristement  :  On  a  coupé 
nos  Chênes  bénits  ;  nous  allons  avoir  de 
mauvaises  années.  En  effet,  plusieurs  récoltes 
mauvaises  se  succédèrent  dans  le  pays,  ce  qui 
ne  contribua  pas  peu  à  faire  vivre  dans  la 
mémoire  du  peuple  le  souvenir  de  ces  arbres. 


—  352  — 

Une  vieille  femme  disait  encore,  il  n'y  a 
pas  longtemps,  avec  une  expression  touchante 
de  sincérité  :  Depuis  que  nos  Chênes  bénits 
ont  été  coupés,  nous  n'avons  jamais  fait 
d'aussi  abondantes  moissons  et  d'aussi  bonnes 
vendanges  qu'auparavant. 


77 

Une  Gageure  de  Maçons 

(Canton  de  Rougemont) 

A  maison  de  Montmartin,  éteinte  sur  la 
fin  du  XVIe  siècle,  était  au  rang  de  la 
plus  haute  noblesse  de  notre  province, 
dès  les  temps  les  plus  reculés. 
Les  sires  de  Montmartin  avaient  bâti  leur 
demeure  fortifiée  à  la  pointe  même  de  la  mon- 
tagne qui  porte  aujourd'hui  leur  nom,  ainsi 
que  le  village  auquel  a  vraisemblablement 
donné  naissance  la  fortune  de  ces  hauts  et 
puissants  seigneurs. 

Sur  remplacement  de  l'ancien  château- 
fort  de  Montmartin,  dont  il  existe  encore  quel- 
ques vestiges  de  murailles  et  un  puits  creusé 
dans  le  roc,  lequel  venait  prendre  l'eau  dans 
le  bas  du  vallon,  où  se  réunissent  les  ruis- 
seaux de  la  source  du  Vernois,  de  la  fontaine 


—  353  ~ 

de  Vaubourg,  de  Trouvans,  de  Romain,  de 
Mésandans  et  d'Huanne,  on  a  construit  vers 
1760  un  château  moderne  entouré  de  jardins 
spacieux.  Ce  château  a  été  vendu  plusieurs 
fois  depuis  un  siècle  à  divers  particuliers.  Il 
est  possédé  et  occupé  aujourd'hui  par  la  com- 
munauté des  Ursulines,  dont  une  colonie  est 
venue  prendre  à  Baume  la  direction  de  réta- 
blissement nouvellement  fondé  dans  cette 
ville  pour  Finstruction  et  l'éducation  des  jeu- 
nes filles.  Il  est  aujourd'hui  laïcisé. 

Au  pied  de  la  montagne  où  les  sires  de 
Montmartin  avaient  leur  maison  forte,  il  exis- 
tait au  moyen-âge  un  couvent  de  moines  rou- 
ges dont  l'histoire  n'a  pas  encore  été  retrou- 
vée par  nos  savants  annalistes.  Ce  couvent 
élevé  à  l'abri  du  château  de  Montmartin,  a  été 
probablement  fondé  par  quelque  seigneur  de 
cette  puissante  maison.  Il  devait  être  impor- 
tant, puisque  de  ses  ruines  sans  doute  est  sorti 
le  village  dTIuanne.  Une  partie  de  la  chapelle 
du  couvent,  qui  était  sous  le  vocable  de  saint 
Jean  l'Evangéliste,  subsiste  encore  :  c'est  le 
clocher  et  la  grande  nef  de  l'église  d'Huanne, 
servant  aujourd'hui  d'église  paroissiale  aux 
six  communes  d'Huanne,  Montmartin,  Pues- 
sans,  Trouvans,  Mésandans  et  Gouhelans. 

Le  portail  du  clocher  est  d'une  architecture 
remarquable.  Quelques  personnes  prétendent 


~  354  — 

qu'il  appartient  pour  partie  au  XIe  siècle. 
Notre  pays  ne  possède  que  peu  de  vestiges  de 
l'architecture  de  cette  époque. 

Lorsqu'un  étranger  est  conduit  pour  la  pre- 
mière fois  à  la  messe  par  un  paroissien 
d'Huanne,  celui-ci  ne  manque  pas  de  lui  faire 
remarquer  une  grosse  pierre  saillante  et  ar- 
rondie que  Ton  aperçoit  à  une  hauteur  d'en- 
viron quinze  mètres  à  l'extérieur  de  la  tourelle 
ronde  qui  flanque  au  nord  le  clocher  de  l'é- 
glise. 

Cette  pierre  a  son  histoire  que  la  tradition 
locale  a  conservée. 

En  même  temps  que  Ton  bâtissait  le  clocher 
du  prieuré  d'Huanne,  dit  cette  tradition,  on 
travaillait  à  la  construction  du  clocher  de 
Rougemont.  Celui-ci  s'élevait  déjà  à  plusieurs 
mètres  du  sol,  que  les  fondations  du  clocher 
d'Huanne  n'étaient  pas  encore  terminées.  Les 
constr  acteurs  de  ces  deux  édifices  étaient  jaloux 
et  présomptueux.  Ils  se  vantaient  réciproque- 
ment de  travailler  vite,  et  ils  convinrent 
entre  eux  que  ceux  qui  atteindraient  les  pre- 
miers une  certaine  élévation  placeraient  à  cette 
hauteur  une  pierre  en  saillie,  représentant  un 
objet  ridicule  pour  faire  honte  aux  autres. 
Ceux  de  Rougemont  croyaient  g*agner  la  par- 
tie. Persuadés  du  succès,  ils  avaient  préparé  à 
l'avance  une  pierre  sculptée  en  forme  de  figure 


-  355  ~ 

humaine,  tirant  une  langue  monstrueuse  ;  mais 
ils  furent  punis  de  leur  fanfaronnade,  car 
ceux  d'Huanne  parvinrent  les  premiers  à  la 
hauteur  convenue  et  y  placèrent,  en  regard  de 
Rougemont,  cette  pierre  ronde  qui  affecte 
encore  grossièrement  la  forme  des  deux  mus- 
cles postérieurs  du  corps  de  l'homme.  Le  len- 
demain, ceux  de  Rougemont  placèrent  en 
regard  d'Huanne  leur  figure  avec  sa  langue 
tirée  démesurément.  Quelle  fut  leur  honte, 
lorsqu'ils  apprirent  le  plaisant  tour  qui  leur 
avait  été  joué  la  veille  par  les  maçons  d'Huan- 
ne! On  rit  encore  aujourd'hui  de  leur  décon- 
venue dans  tout  le  val  de  Montmartin. 

78 

Le  Château  de  la  Roche 

(Canton  de  Rougemont) 

hez  nous,  comme  en  Allemagne,  un 
grand  nombre  de  Traditions  tiennent  à 
l'existence  des  grottes  et  des  cavernes 
qui  y  abondent  de  tous  côtés.  A  l'est  du 
village  de  Nans,  canton  de  Rougemont,  il 
existe  une  roche  perpendiculairement  arrêtée, 
au  flanc  de  laquelle,  en  1847,  M.  le  Marquis 
de  Moustier  a  fait  restaurer  une  vieille  forte- 


-  35^  — 

resse  des  plus  particulières,  consistant  dans 
une  caverne  que  la  nature  a  pratiquée  au  milieu 
même  du  rocher.  Pour  y  parvenir,  il  faut  se 
servir  d'échelles  d'une  longueur  démesurée,  ou 
s'y  faire  descendre  par  des  cordes  du  haut  de 
la  montagne.  Une  fois  les  échelles  et  les  cordes 
enlevées,  il  n'y  a  plus  aucune  communication 
possible  avec  le  reste  du  monde.  Une  forteresse 
du  même  g*enre,  connue  sous  le  nom  de  Chiuse 
(Kiousé),  était  signalée  autrefois,  comme  une 
curiosité,  par  les  voyageurs,  aux  environs  de 
Bassano.  On  raconte  qu'en  1475,  lors  de 
l'invasion  des  Suisses-Allemands  dans  notre 
pays  (d'autres  disent  lors  de  celle  des  Suédois, 
d'autres  disent  encore  lors  de  celle  des  Sarra- 
sins), les  habitants  de  Nans  se  réfugièrent 
dans  cette  caverne,  avec  une  quantité  considé- 
rable de  provisions.  L'ennemi,  qui  trouva  le 
village  déserté,  y  mit  le  feu  et  ne  tarda  pas  à 
connaître  le  lieu  où  les  habitants  s'étaient 
retirés.  Mais,  jugeant  leur  retraite  inexpu- 
gnable, il  ne  songea  qu'à  les  réduire  par  la 
faim  et  la  soif.  «  Vous  avez  emporté  là-haut 
votre  bon  vin,  criaient  les  soldats  du  fond  de 
la  vallée  ;  mais  quand  vous  l'aurez  bu  entière- 
ment, il  faudra  bien  que  vous  vous  rendiez.  » 
Pour  toute  réponse,  les  habitants  de  la  grotte 
lancèrent  des  sceaux  d'eau  sur  la  tête  des 
soldats.  Ceux-ci  comprirent  alors  que  dans  la 


—  357  — 

caverne  il  y  avait  une  fontaine,  et  qu'à  défaut 
de  vin,  les  réfugiés  pourraient  y  vivre  encore 
indéfiniment.  On  dit  qu'en  désespoir  de  cause 
les  Suisses  s'éloignèrent  et  ne  reparurent  plus 
à  Nans  jusqu'à  la  fin  de  la  guerre. 

A  Gondenans-les-Moulins,  village  voisin  de 
Nans,  la  même  tradition  existe  au  sujet  des 
Suédois  et  de  la  grotte  qui  se  trouve  au  midi 
de  ce  village,  dans  le  flanc  escarpé  du  mont 
Pizolet. 

Ce  qu'il  y  a  de  certain,  c'est  qu'en  1475  ces 
deux  villages  furent  rendus  inhabitables  à  la 
.suite  de  l'invasion  des  Suisses- Allemands. 

79 

Les  Dames  des  Prés 

(Canton  de  Rougemont) 

ntre  le  bourg  de  Rougemont  et  le  village 
de  Cuze,  il  existe  au  bord  de  la  chaussée 
une  source  appelée  la  Fontaine-Major. 
Ce  lieu  est  fréquenté  la  nuit  par  les 
Dames  des  Prés.  Plus  d'une  fois  les  passants 
attardés  ont  aperçu,  à  travers  le  rideau  des 
saules  et  des  peupliers  de  la  prairie,  les  formes 
mobiles  de  ces  mystérieux  fantômes.  On  dit 
que  les  Dames  des  prés  sont  plusieurs  jeunes 


-  35»  - 

filles  dont  les  fiancés  seraient  morts  glorieu- 
sement et  auraient  été  ensevelis  non  loin  de 
là,  il  y  a  mille  ans  et  plus.  Elles  reviendraient 
de  temps  en  temps  en  ce  lieu  pour  y  renouveler, 
aux  mânes  de  leurs  fiancés,  la  promesse  qu'elles 
leur  firent  un  jour,  de  leur  rester  fidèles  dans 
la  mort  comme  dans  la  vie. 

Le  père  Rabolin  de  Rougemont,  qui  faisait 
ce  récit,  avait  découvert,  en  ouvrant  une  car- 
rière de  pierres  à  chaux  sur  le  coteau  des 
Cuzottes,  à  peu  de  distance  de  l'endroit  signalé 
comme  étant  le  théâtre  des  apparitions,  une 
sépulture  considérable.  On  croit  qu'elle  date 
de  l'époque  où  les  Bourguignons  s'établirent 
dans  notre  pays.  Les  cadavres  sont  sur  deux 
rangs,  les  pieds  tournés  du  côté  de  l'Est.  Les 
ossements  sont  tous  d'une  taille  colossale.  Ce 
sont  apparemment  des  guerriers  qui  furent 
inhumés  dans  ce  lieu  à  la  suite  de  quelque 
mêlée  sanglante. 


48 


La  Ruelle  du  Sabbat 

(Canton  de  Rougemont) 

E  bourg  de  Rougemont,  dans  l'ancien 
comté  de  Bourgogne,  possède  depuis  le 
XIVe  siècle  une  rue  qui  porte  le  nom  de 
Rue  des  Juifs,  à  cause  des  établisse- 
ments de  commerce  que  des  juifs  marchands  y 
avaient  faits  à  cette  époque.  A  l'extrémité  de 
cette  rue,  le  plan  cadastral  figure  une  ruelle 
étroite,  tortueuse  et  rapide,  qui  aboutit,  à  l'est 
du  cimetière,  sur  la  hauteur  de  Rougemontot 
et  desGratteries.  Cette  ruelle  est  appelée  d'an- 
cienneté la  Ruelle  du  Sabbat. 

Voici  de  quelle  façon  on  explique  l'origine 
de  cette  singulière  dénomination. 

Il  y  a  cent  ans,  et  plus,  qu'une  femme  sur- 
nommée la  sorcière  a  été  trouvée  morte  un 
dimanche  matin,  dans  cette  ruelle,  qui  ne  por- 
tait alors  aucun  nom.  Appelé  à  faire  la  levée 
du  cadavre,  le  prévôt  de  Montbozon  s'enquit 
des  faits  et  gestes  habituels  de  la  défunte  et 
des  dernières  circonstances  de  sa  vie. 

Elle  était  étrangère  au  pays  et  veuve,  soi- 


_  36o  — 

disant,  depuis  longtemps,  d'un  sieur  Grégoire; 
mais  c'était  le  cas  de  dire  comme  la  chanson  : 

«  D'un  certain  époux, 
«  Bien  qu'elle  pleurât  la  mémoire, 

«  Personne  de  nous 
«  N'avait  connu  défunt  Grégoire.  » 

Elle  avait  une  figure  qui  faisait  peur  aux 
enfants  du  quartier,  surtout  lorsqu'elle  leur  ra- 
contait des  histoires  de  sorciers  et  de  revenants . 
Comme  elle  parlait  souvent  du  sabbat  et 
qu'elle  dépeignait  avec  des  détails  minutieux 
les  prétendues  scènes  de  ces  comédies  diabo- 
liques, affirmant  que  le  sabbat  se  tenait  le  sa- 
medi de  chaque  semaine,  à  minuit,  sur  un 
grand  poirier  qui  existait  alors  au-dessus  des 
Gratteries,  et  que  bien  des  gens  de  Rouge- 
mont  y  allaient,  des  hommes  à  l'insu  de  leurs 
femmes  et  des  femmes  à  l'insu  de  leurs  maris, 
on  l'avait  surnommée  la  sorcière  et  on  l'accu- 
sait tout  bas  de  hanter  le  sabbat.  La  veille  au 
soir,  on  avait  entendu  chez  elle  des  bruits  ex- 
traordinaires :  les  voisins  en  avaient  été  ré- 
veillés en  sursauts  dans  leurs  lits  ;  plusieurs 
pierres  de  la  cheminée  gisaient  dans  les  cen- 
dres de  l'âtre,  et  avaient  dû  y  tomber  pendant 
la  nuit.  On  voyait  encore  sur  ces  cendres  l'em- 
preinte du  pied  de  la  défunte  près  d'une  mar- 
mite renversée,  et,  tout  à  côté  une  empreinte 
moins  nette,  que  plusieurs  témoins  dirent  être 


—  361  — 

celle  d'une  griffe  ou  d'un  pied  fourchu.  Enfin, 
une  commère  fit  remarquer  aux  sergents,  dans 
l'angle  de  la  cheminée,  une  remesse  (un  balai) 
qui  paraissait  veuve  de  son  manche  depuis 
peu  de  temps.  On  trouva  aussi  dans  un  petit 
pot  caché  dans  une  niche,  près  de  l'âtre,  une 
graisse  rance,  dont  il  semblait  qu'un  doigt 
crochu  avait  nag-uère  enlevé  une  partie  nota- 
ble. 

Les  interrogats  du  prévôt  étant  achevés,  le 
peuple  crut  sans  peine  que  la  sorcière  avait  été 
emportée  par  le  diable,  et  qu'elle  s'était  rompu 
le  cou  en  revenant  du  sabbat  ou  en  y  allant, 
dans  cette  ruelle,  voisine  de  sa  demeure.  On 
ne  jugea  pas  toutefois  opportun  de  faire  le 
procès  au  cadavre  de  la  sorcière  qui  fut,  sub 
conditioner  enterrée  au  son  de  la  cloche  et 
avec  les  pompes  et  les  prières  de  l'Eglise  ; 
mais  en  souvenir  de  cette  tragique  histoire,  la 
ruelle  sans  nom,  où  le  corps  de  la  sorcière  fut 
trouvé  gisant,  s'est  appelée  depuis  la  Ruelle 
du  Sabbat, 


8i 


L'Eglise   de  Naon 

(Canton  de  Rouge  m  ont) 

L  existe  sur  le  territoire  de  Rougemont 
une  petite  église  (i)  sous  le  vocable  de 
saint  H  il  aire  de  Poitiers,  qui  se  trouve 
isolée  comme  un  ermitage  au  milieu  des 
champs  et  qui  a  un  porche  du  XVe  et  un  clo- 
cheton du  IXe  siècle  à  son  entrée.  Elle  n'est 
depuis  très  longtemps  qu'une  annexe  de  l'é- 
glise de  Rougemont  et  sert  de  paroisse  à  deux 
petits  villages  voisins,  Chazelot  et  Montfer- 
ney.  Une  tradition  locale  rapporte  qu'autre- 
fois il  existait  un  village  important,  d'autres 
disent  une  ville  appelée  Nahon  autour  de 
cette  église.  Cette  expression  de  ville  s'expli- 

(i)  Suivant  d'anciennes  chartes,  dit  Perreciot  dans  sa 
description  historique  du  Doyenné  de  Rougemont 
(almanach  de  1789,  p.  195),  on  appelait  cette  église 
V église  de  Naon;  vraisemblablement  du  grec  naos,  qui 
signifie  temple.  Peut-être,  ajoutc-t-il,  il  y  avait  dans 
cet  endroit,  au  temple  du  pagamisme,  un  temple  célè- 
bre auquel  on  aurait  par  la  suite,  substitué  une  église 
chrétienne. 

Quoiqu'il  en  soit,  les  habitants  de  Chazelot  et  de 
Montferney  croient  que  leur  église  a  mille  ans  d'exis- 
tence. 


—  363  — 

que.  On  désignait  par  ce  nom  au  moyen-âge  le 
villag'e  ouvert  qui  existait  en  dehors  de  l'en- 
ceinte murée  d'un  bourg,  et  Rougemont  était 
à  cette  époque  un  bourg  fortifié.  La  tradition 
ajoute  qu'au  temps  d'une  invasion  dont  on  ne 
peut  préciser  la  date,  mais  bien  antérieure  à 
celle  des  Suédois,  les  habitants  de  Nahon  dé- 
posèrent dans  leur  église  tout  ce  qu'ils  avaient 
de  plus  précieux.  Ils  apportèrent  ensuite  des 
matériaux  de  toute  espèce  sous  lesquels  ils  en- 
fouirent complètement  l'église  afin  de  la  pré- 
server du  pillage  et  de  l'incendie.  La  com- 
mune de  Nahon  désertée  par  ses  habitants  fut 
complètement  brûlée  et  détruite  par  l'ennemi. 
L'église  seule  avec  tout  ce  qu'elle  renfermait, 
fut  soustraite  à  la  dévastation.  Après  la 
guerre,  les  malhqureux  habitants  de  Nahon 
reconstruisirent  non  loin  de  là  deux  villages 
qui  sont  ceux  de  Chazelot  et  de  Montferney. 
La  charrue  passe  aujourd'hui  librement  là 
où  étaient  jadis  les  maisons  de  la  ville,  et,  à 
peine  retourne-t-elle  quelquefois  un  débris  de 
tuile  ou  de  pierre  calcinée  pour  rappeler  aux 
contemporains  quel  fut  autrefois  le  sort  de 
la  malheureuse  ville  de  Nahon. 


82 


L'Arbre  des  Sorciers 

(Canton  de  Rougemont) 

ÎJNTRE  les  villages  de  Viéthorey  et  de 
Vergranne,  il  existe  un  arbre  séculaire 
qu'on  appelle  V Arbre  des  Sorciers. 
Une  tradition  locale  rapporte  que  jamais 
cet  arbre  n'a  pu  être  abattu  par  la  cognée  des 
bûcherons.  Jean  Maniguet,  fort  d'esprit  et  in- 
crédule, voulut  un  jour  braver  ce  qu'il  appe- 
lait de  la  superstition.  Il  prit  une  hache  toute 
neuve  qu'il  venait  d'acheter  à  la  taillanderie 
de  Clerval,  et  alla  vers  l'arbre  des  sorciers 
pour  l'abattre.  Au  premier  coup  qu'il  porta  au 
tronc  de  l'arbre,  sa  hache  vola  en  éclats,  le 
manche  lui  échappa  des  mains  et  le  pauvre 
Maniguet  revint  au  village  tout  honteux  de 
n'avoir  pu  entamer  l'arbre  ensorcelé.  On  dit 
que  depuis  ce  temps-là  plusieurs  autres  bûche- 
rons ayant  en  vain  essayé  de  faire  comme 
Jean  Maniguet,  on  renonça  définitivement  à 
couper  cet  arbre  qui  paraît  encore  avoir  mille 
ans  de  vie  sous  son  écorce. 


83 


La  Fontaine  de  la  Carrosse 

(Canton  de  Rougemont) 

L  existe  sur  le  territoire  de  Rougemont^ 
1  non  loin  d'une  prairie  appelée  le  Petit- 
Etang,  une  fontaine  profonde  qui  porte 
le  nom  de  Fontaine  de  la  Carrosse. 
Les  anciens  du  pays  racontent  qu'un  sire  de 
Montby  avait  un  jour  enlevé  par  force  ou  par 
ruse  une  jeune  fille  vertueuse  de  Nahon,  vil- 
lage dont  il  ne  reste  rien  que  la  petite  église 
sous  le  vocable  de  saint  Hilaire  entre  Rouge- 
mont et  Montferney. 

Le  ravisseur  avait  jeté  sa  victime  dans  le 
fond  de  son  carrosse  et  il  pressait  ses  cour- 
siers à  toutes  brides,  à  travers  champs.  Tout 
à  coup,  on  ne  sait  par  quel  hasard  ou  quel  prc* 
dige  l'équipage  tout  entier  disparut  sous  terre. 

Les  cris  de  la  jeune  fille  ayant  averti  quel- 
ques paysans  qui  travaillaient  dans  le  voisi- 
nage, ceux-ci  accoururent  ;  mais  ils  ne  trou- 
vèrent à  l'endroit  où  l'équipage  avait  disparu 
qu'un  creux  sans  fond  d'où  l'eau  semblait 
jaillir. 

Cette  fontaine  qui  n'existait  pas  auparavant 
a  été  appelée  Fontaine  de  la  Carrosse. 


84 


Le  Baron  de  Montby 

(Canton  de  Rouge  m  ont) 

E  sire  de  Montmartin  avait  séduit  dans 
sa  jeunesse  une  pauvre  fille  de  Trou- 
vans.  Celle-ci  mit  au  monde  un  joli  pe- 
tit garçon  qui,  malgré  le  malheur  de  sa 
naissance  et  la  faute  de  sa  mère,  faisait  l'ad- 
miration de  tous  ceux  qui  le  voyaient.  Le  sire 
de  Montmartin,  pour  réparer  un  peu  le  mal 
dont  il  était  l'auteur,  fit  venir  un  jour  dans 
son  château  la  mère  et  l'enfant.  Charmé  des 
grâces  enfantines  du  petit  qui  avait  alors  près 
de  dix  ans,  le  sire  assura  sur  bons  titres  une 
pension  à  la  mère  et  recueillit  l'enfant  qui 
fut  élevé  parmi  les  gens  attachés  au  service 
du  seigneur.  En  ce  temps-là  les  gentilshom- 
mes se  livraient  beaucoup  dans  leurs  diver- 
tissements au  noble  jeu  des  armes.  Chaque 
jour,  le  petit  Jehan,  —  c'était  le  nom  de  l'en- 
fant —  assistait  à  quelque  exercice  à  l'épée. 
Observateur  attentif,  il  s'amusait  à  imiter  tous 
les  mouvements  que  faisaient  les  nobles  cham- 
pions dans  leurs  luttes  journalières,  à  la  salle 
d'armes  du  château.  Armé  d'une  épée  en  bois 


—  3^7  — 

grossièrement  fabriquée  par  lui,  Jehan  s'escri- 
mait souvent  contre  un  arbre  ou  contre  une 
muraille.  Le  sire  de  Montmartin,  qui  le  sur- 
prit plus  d'une  fois  dans  ces  jeux,  n'avait  ja- 
mais fait  que  sourire  en  voyant  ce  qu'il  appe- 
lait de  petites  singeries.  Un  jour  de  grande 
fête,  il  y  avait  foule  au  château  de  Montmar- 
tin. Tous  les  seigneurs  des  environs  y  avaient 
été  conviés  dès  la  veille  par  le  signal  convenu 
d'un  grand  feu  allumé  le  soir  sur  la  tour  la 
plus  élevée  du  château.  Après  le  repas,  les 
gentilshommes  montèrent  à  la  salle  d'armes 
pour  joûter  à  l'épée.  Jehan  qui  avait  voulu  se 
donner  le  plaisir  d'un  spectacle  de  son  goût, 
alla  se  placer  sur  le  palier,  et,  par  la  porte 
entr'ouverte,  rien  de  ce  qui  se  passait  dans  la 
salle  d'armes  n'échappait  à  son  coup  d'œil. 
Après  plusieurs  passes  brillantes  entre  les 
jeunes  seigneurs,  un  d'entre  eux,  qui  parais- 
sait plus  fier  et  plus  sûr  de  lui  que  tous  les 
autres,  s'empare  d'une  épée  et  jette  son  gan- 
telet en  défiant  quiconque  d'oser  le  relever. 
Le  défi  est  accepté.  La  lutte  s'engage  et  bien- 
tôt le  présomptueux  provocateur,  qui  avait 
moins  d'habileté  que  de  jactance,  fait  un  faux 
mouvement  et  recule  atteint  au  visage  par 
l'épée  de  son  adversaire.  Jehan  pousse  sur  le 
pallier  un  éclat  de  rire  si  bruyant  que  le  sei- 
gneur blessé  demande  avec  hauteur  quel  est 


-  368  - 

l'insolent  qui  se  permet  ainsi  de  rire  de  sa 
mésaventure.  Le  sire  de  Montmartin,  qui  était 
présent,  veut  excuser  l'inconvenance  de  Jehan. 
«  Approche,  petit  drôle  ;  pourquoi  ris-tu  ?  — 
Je  ris  parce  que  monseigneur,  qui  vient  d'être 
atteint,  ne  sait  pas  seulement  tenir  une  épée 
aussi  bien  que  moi.  »  Piqué  par  cette  réponse, 
plus  encore  que  par  les  éclats  de  rire  de  Jehan, 
le  chevalier  accepte  à  l'instant  le  défi  qui  lui 
est  jeté,  et  il  consent  à  se  battre  avec  un  valet 
pour  racheter  son  honneur.  Jehan,  qui  n'avait 
pas  encore  dix-huit  ans,  saisit  pour  la  première 
fois  une  épée  d'acier  et  commence  la  lutte 
avec  le  gentilhomme.  Bientôt  ce  dernier  est 
réduit  et  se  voit  contraint  à  demander  merci. 
Le  sire  de  Montmartin  se  sent  ému.  Les  féli- 
citations que  ses  hôtes  donnent  à  Jehan  dé- 
terminent le  sire  à  lui  accorder  sur  le  champ 
le  titre  d'écuyer.  A  quelque  temps  de  là,  une 
guerre  eut  lieu,  à  laquelle  le  sire  de  Mont- 
martin dut  prendre  part.  Jehan  l'accompa- 
gnait. Dans  une  mêlée  sanglante,  sous  Châtil- 
lon-le-Duc,  la  personne  du  roi  se  trouva  tout 
à  coup  menacée,  et  il  fallait  pour  sauver  le 
roi,  exécuter  au  péril  de  sa  vie  un  vigoureux 
coup  de  main.  Le  sire  de  Montmartin  fait  ap- 
pel aux  braves  qui  combattent  à  ses  côtés. 
Jehan  le  premier  s'élance  au  secours  du  roi  et 
parvient  à  le  sauver.  En  récompense  de  ce 


—  369  — 

beau  dévouement  le  roi  ennoblit  Jehan  et  lui 
donna,  avec  la  terre  de  Montby,  le  titre  d'il- 
lustre baron  (1). 


85 

Le   Chêne   du  Diable 

(Canton  de  Rougemont) 

N  pauvre  jeune  homme  de  Chassez-les- 
Montbozon  était  domestique,  il  y  a 
environ  soixante  ans,  à  la  ferme  des 
Rulets,  de  l'autre  côté  de  la  forêt  de 
Chassagne  située  au  centre  du  quadrilatère 
que  forment  les  communes  de  Cubrial,  Rouge- 
mont, Bonnal  et  Pont-sur-1'Ognon. 

Un  jour  que  ce  jeune  homme  revenait  de  la 


(1)  Voici  ce  que  Dunod  rapporte  dans  son  nobiliaire  : 
«  Jean,  bâtard  de  Montmartin  avait  fait  investir  par  sa 
compagnie,  à  la  bataille  de  Pavie,  François  Ier,  qui  ne 
voulait  pas  se  rendre  à  lui,  parce  qu'il  ne  le  connais- 
sait pas.  L'empereur  Charles-Quint  lui  donna  une  riche 
épée,  qui  fut  enlevée  à  la  prise  du  château  de  Montby, 
en  1636. 

«  Jean,  bâtard  de  Montmartin,  écuyer,  était  fils  na- 
turel de  Nicolas,  baron  de  Montmartin.  Il  fut  fait  sei- 
gneur de  Montby  par  son  mariage  avec  Marguerite, 
fille  héritière  de  Jean  Guillet  de  Clerval-sur-le-Doubs, 
conseiller  au  Parlement  de  Dole.  » 


—  3/0  — 

foire  de  Rougemont,  où,  faute  d'argent,  il 
n'avait  pu,  sans  doute,  satisfaire  toutes  ses 
convoitises,  il  se  livrait,  en  traversant  la  forêt 
de  Chassagne,  à  toutes  sortes  d'imprécations. 

«  Je  voudrais  être  damné  après  ma  mort, 
disait-il,  et  avoir  de  l'argent  pour  jouir  des 
biens  de  ce  monde.  » 

Voilà  que,  tout  à  coup,  au  pied  d'un  grand 
chêne  où  tous  les  chemins  de  la  forêt  viennent 
aboutir,  un  monsieur  vêtu  de  noir  lui  apparut 
et  lui  dit  : 

«  C'est  de  l'argent  que  tu  veux,  mon  ami, 
pour  faire  le  garçon  ;  eh  bien  !  je  vais  t'en 
donner.  Prends  cette  bourse  remplie  d'or.  Je 
te  permets  d'en  user  au  gré  de  tes  désirs.  Je 
mets  toutefois  une  condition  à  mon  bienfait. 
J'exige  que  tu  me  promettes  de  revenir  ici, 
sous  ce  chêne,  dans  un  an  à  pareil  jour,  pour 
recevoir  de  moi  une  autre  récompense.  »  Le 
garçon  promet  et  accepte  la  bourse.  Mais  il 
n'est  pas  plutôt  en  possession  de  cette  maudite 
bourse  qu'il  perd  le  sommeil  et  F  appétit.  Il  ne 
désire  plus  rien.  L'envie  ne  lui  vint  même  pas 
de  faire  le  moindre  usage  de  sa  fortune.  Il 
maigrit  à  vue  d'œil  et  on  désespère  de  sa 
santé. 

Il  révèle  enfin  à  ses  maîtres  ce  qui  lui  est 
arrivé  sous  le  grand  chêne  de  la  forêt  de 
Chassagne,  en  revenant  de  la  foire  de  Rouge- 


—  37i  — 

mont.  On  en  cause  ;  le  bruit  de  cette  aventure 
se  répand  et  émeut  tout  le  voisinage.  On  con- 
sulte sur  la  maladie  du  jeune  homme  les 
médecins,  les  empiriques  et  même  les  vétéri- 
naires des  environs.  Ils  déclarent  tous  que  sur 
ce  cas  extraordinaire  leur  science  est  à  court. 

Les  curés  de  Pont,  de  Bonnal  et  de  Chassey, 
consultés  à  leur  tour  par  les  maîtres  et  les 
parents  du  pauvre  malade,  délibérèrent  en 
conférence  et  déclarèrent  que  ce  ne  pouvait 
être  que  le  diable  en  personne  qui  lui  est 
apparu  sous  le  chêne  de  la  forêt  de  Chassagne, 

On  commence  par  jeter  dans  un  gouffre  de 
la  rivière,  en  amont  de  Bonnal,  la  bourse 
maudite  que  Ton  se  garde  bien  d'ouvrir  :  elle 
était  d'un  cuir  ardent  qui  répandait  une  odeur 
insupportable;  et,  tant  pour  guérir  le  garçon 
que  pour  délivrer  la  contrée  de  la  présence  du 
diable,  on  prend  la  résolution  d'aller,  au  jour 
marqué  par  le  pacte  infernal,  en  procession 
solennelle,  dans  la  forêt  de  Chassagne,  pour 
y  exorciser  le  jeune  homme  et  l'arbre  maudit. 
Le  garçon  consent  à  être  conduit  par  les 
prêtres  au  pied  de  l'arbre. 

Une  foule  nombreuse  assistait  à  cette 
étrange  cérémonie  et  plusieurs  vieillards  du 
pays  se  souviennent  bien  d'y  avoir  été;  —  car 
ceci  est  bel  et  bien  de  l'histoire  contemporaine 
et  non  un  conte  fait  à  plaisir.  —  L^s  prêtres 


—  3/2  - 

étaient  revêtus  de  leurs  surplis  et  de  leurs 
é tôles.  En  arrivant  auprès  de  l'arbre,  le  jeune 
homme  s'écrie  :  «  Le  voilà  !  Le  voilà  !  Déli- 
vrez-moi du  mal  qui  me  tourmente  !  »  Et  il  se 
débat  dans  d'affreuses  convulsions.  Aucun  des 
assistants  ne  vit  le  diable  ;  mais  les  prêtres 
prononcèrent  des  paroles  sacrées,  en  jetant 
force  eau  bénite  sur  le  garçon  et  sur  le  tronc 
de  l'arbre.  A  l'instant,  le  jeune  homme,  qui 
n'avait  pas  dormi  depuis  un  an,  se  trouva 
plongé  dans  un  profond  sommeil.  On  fut 
obligé  de  le  ramener  sur  une  voiture,  et  il  ne 
survécut  que  peu  de  temps  à  cette  épreuve. 

On  montre  encore  dans  la  forêt  de  Chassa- 
gne,  sur  le  bord  du  chemin  qui  conduit  du 
pont  de  l'étang  de  la  Vaivre  à  la  ferme  des 
Rulets,  un  gros  vieux  chêne  qui  fait  peur  aux 
passants  et  qui,  en  souvenir  de  la  circonstance 
que  l'on  vient  de  rappeler,  est  encore  désigné 
par  les  bûcherons  sous  ce  nom  terrible  :  le 
Chêne  du  Diable. 


86 


La  Cloche  d'Argent 

(Canton  de  Rougemont) 

UTREFOIS,  du  temps  des  seigneurs,  on 
dit  qu'il  y  avait  une  cloche  ,d[argent 
au  clocher  de  l'église  seigneuriale  dê 
Rougemont,  et  que,  pendant  une 
guerre  qui  ravagea  le  pays,  cette  cloche  d'arr 
g*ent,  avec  quantité  d'objets  précieux,  fut  jetée 
dans  un  puits  large  et  profond,  qui  existait 
dans  la  cour  du  castel.  Ce  puits  est  comblé 
depuis  des  siècles,  et  Ton  croyait  encore,  il  ny 
a  pas  longtemps,  à  Roug-emont,  quen  vidanft 
ce  puits  taillé  dans  le  roc,  on  retrouverait  la 
cloche  d'argent. 

Une  tradition  semblable  existe  à  Sermange 
(Jura),  canton  de  Gendrëy,  et  se  retrouve  dan£ 
un  grand  nombre  de  lieux  anciens.        ;  :/\ 


24 


-  374  — 


87 

Le  Bois   du  Juif 

(Canton  de  Rouge  mont) 

N  seigneur  de  Rouge  m  ont,  dont  le  nom 
n'est  pas  connu,  ayant  besoin  d'une 
certaine  somme  d'argent,  un  Juif  de 
Vesoul,  établi  à  Rougement,  la  lui  prête, 
en  exigeant  pour  garantie  la  vente  à  réméré 
d'un  immeuble  important  en  nature  de  forêt. 
Malgré  le  pacte  de  rachat  qui  avait  été  stipulé, 
le  seigneur  eut  mille  peines  de  rentrer  plus 
tard  dans  la  propriété  de  sa  forêt,  parce  qu'il 
avait  laissé  passer  de  quelques  jours  le  terme 
fixé  pour  V exercice  de  la  faculté  de  rachat.  Il 
fallut  accepter  les  rigoureuses  conditions  pro- 
posées par  le  Juif  pour  rentrer  dans  le  fond, 
qui  depuis  ce  temps-là  s'est  appelé  le  Bois  du 
Juif 


88 


Le  Moulin  de  Saint  Martin 

(Canton  de  Rougemont) 

/^pjj^ANS  la  seconde  moitié  du  IVe  siècle,  saint. 

Martin,  évêque  de  Tours,  se  fit  en  quel- 
GoT^  que  sorte  l'apôtre  de  toutes  les  Gaules. 

^  Partout  où  il  passait,  il  savait  remplacer 
par  des  monuments  chrétiens  les  édifices 
affectés  aux  idoles  du  paganisme.  Dans  le  tronc 
d'un  vieux  chêne  au  pied  duquel  les  Druides 
avaient  exercé  les  pratiques  de  leur  culte 
sanguinaire,  saint  Martin  plaçait  une  madone 
ou  un  crucifix,  et  le  peuple  de  la  contrée, 
converti  pas  ses  prédictions,  venait  adorer  le 
vrai  Dieu  dans  l'endroit  même  où  jadis  l'ido- 
lâtrie l'avait  convoqué  à  de  monstrueux  sacri- 
fices. Ailleurs,  un  temple  païen  était  transformé 
en  église  catholique  sous  le  vocable  d'un  grand 
saint  ou  d'un  illustre  martyr. 

On  ne  peut  douter  que  saint  Martin  soit 
venu  dans  la  Séquanie  ;  car  il  y  a  laissé  en 
maint  endroit  des  souvenirs  vivants  de  son 
passage  dans  les  traditions  populaires  qui  sont 
parvenues  jusqu'à  nous. 

N'exigeons  pas  pour  ces  vieux  récits  la 


—  376  — 

scrupuleuse  exactitude  de  l'histoire.  Conten- 
tons-nous de  les  raconter  tels  que  nos  pères 
nous  les  ont  transmis. 

Saint  Martin  monté  sur  son  cheval,  d'autres 
disent  son  âne,  vint  un  soir  frapper  à  la  porte 
d'un  petit  moulin.  On  l'y  reçut  cordialement. 
Ce  moulin,  situé  sur  le  ruisseau  de  Rouge- 
mont,  en  aval  du  bourg,  existe  encore  aujour- 
d'hui et  s'appelle  le  Moulin  Saint-Martin. 

Non  loin  de  là,  il  y  avait  un  temple  païen 
très  fameux,  appelé  Naon,  vraisemblablement 
du  grecque  NAOS,  qui  signifie  temple.  Saint 
Martin  comprit  que  le  hasard  seul  ne  l'avait 
pas  conduit  en  ce  lieu  et  qu'il  y  avait  quelque 
chose  d'important  à  y  faire.  Comme  il  avait  le 
.don  des  miracles,  il  en  fit  plusieurs  et  conver- 
tit bientôt  ses  hôtes  et  tous  les  autres  habitants 
du  pays.  Le  temple  païen  de  Naon  fut  par  lui 
purifié  et  converti  en  une  église,  sous  le  titre 
de  Saint-Hilaire  de  Poitiers,  qui  venait  de 
mourir  en  odeur  de  sainteté.  L'église  de  Saint- 
Hilaire  ou  de  Naon,  fondée  par  saint  Martin 
au  IVe  siècle  sur  le  territoire  de  Rougemont, 
subsiste  encore  présentement.  Elle  a,  dit-on, 
dans  le  pays,  plus  de  mille  ans  d'existence. 
Sur  une  pierre  de  l'autel,  on  retrouva  naguère 
cette  inscription  :  M  artinus  .  Turoneusis  . 

ÉPISCOPUS  .  ME  .  CONSECRAVIT. 


89 


Les  Marquis  de  Lasnans 

(Canton  de  Rougemont) 

u  XIIe  siècle ,  Hugues  cTAvilley  fit 
bâtir  un  château-fort  dans  le  village 
de  ce  nom,  où  il  possédait  de  grandes 
terres.  Lorsque  la  terre  d'Avilley 
passa  plus  tard  en  la  possession  du  comte 
d'Iselin  (i)  de  Lanans,  ce  château  était  en  rui- 
nes. Le  nouveau  seigneur  fit  reconstruire  sur 
le  même  emplacement  une  élég*ante  et  magni- 
fique demeure  qui  fut  dévastée  par  les  habi- 
tants d'Avilley  après  la  révolution  de  1789. 

L'édifice  fut  ensuite  vendu  comme  bien  na- 
tional avec  toutes  ses  dépendances.  Lesacqué- 

(1)  Une  veuve  d'Iselin  Bauffremont  vivait  encore  à 
Besançon  à  l'époque  où  Mgr  de  Rohan  y  fut  nommé 
archevêque.  A  son  arrivée,  toute  la  noblesse  du  pays: 
vint  rendre  visite  au  noble  cardinal.  Mmc  veuve  d'Iselin 
Bauffremont  vint  aussi  à  l'archevêché.  On  dit  que  cette- 
dame  alla  s'asseoir  sur  le  fauteuil  du  trône,  à  la  place- 
même  du  cardinal  non  visible  encore.  Le  grand  vicaire 
qui  introduisait  M 1110  d'Iselin  lui  fit  observer  qu'elle  ne 
devait  point  s'asseoir  sur  ce  siège  où  Mgr  seul  avait  le 
droit  de  trôner.  —  «  Sachez,  Monsieur,  répondit  effron- 
tément la  dame,  sachez  qu'à  la  cour  les  Bauffremont. 
ont  le  pas  sur  les  de  Rohan. 


-  378  - 

reurs  du  château  le  démolirent  de  fond  en  com- 
ble pour  en  vendre  les  matériaux.  L'emplace- 
ment de  cet  édifice  monumental  est  aujour- 
d'hui en  nature  de  verger.  Il  reste  encore 
quelques  bâtiments  accessoires. 

On  raconte  que  lors  de  l'émigration,  M.  de 
Lan  ans  avait  chargé  un  particulier  du  pays, 
dans  lequel  il  avait  confiance,  de  transporter 
à  l'étranger  une  voiture  chargée  de  caisses 
d'or  et  d'argent.  Il  est  probable  que  M.  de 
Lanans  récompensa  généreusement  son  ser- 
viteur. Mais,  comme  ce  dernier  devint  promp- 
tement  riche  et  acheta  dans  la  suite  un  grand 
nombre  de  belles  et  bonnes  propriétés,  les 
envieux  prétendirent  qu'avant  de  passer  la 
frontière,  le  conducteur  avait  eu  soin  de  ca- 
cher dans  une  caverne  une  caisse  d'or  qu'il  dit 
lui  avoir  été  soustraite  par  des  voleurs,  et 
que  plus  tard  il  sut  bien  retrouver.  Aujour- 
d'hui, par  jalousie  et  par  esprit  de  médisance 
et  de  dénigrement,  le  peuple  désigne  les  des- 
cendants de  cet  homme  par  ce  nom  et  à  titre 
ironique  :  Les  Marquis  de  Lanans. 


—  379  — 


90 

Le  Feu  de  Servigney 

(Canton  de  Rougemont) 

N  ce  temps-là,  un  homme  méchant,  ap- 
pelé B...,  était  maire  de  la  petite  com- 
mune de  Servigney.  Il  avait  pris  en 
haine,  on  ne  sait  pourquoi,  le  vieux 
curé  de  la  paroisse,  dont  le  presbytère  n'était 
séparé  de  sa  maison  que  par  l'église  et  le  ci- 
metière. 

Un  jour  que  des  soldats  ennemis  occupaient 
ce  village,  B...,  en  leur  présence,  eut  une  al- 
tercation avec  le  curé.  Il  eut  l'audace  de  lever 
la  main  sur  le  prêtre  et  de  le  jeter  à  la  renverse 
dans  l'égout  de  la  rue. 

Les  soldats  voulaient  tuer  le  maire,  tant 
celui-ci  les  avait  indignés  par  ce  fait  qu'ils 
qualifiaient  de  «  Crime  abominable  ».  Mais 
s'étant  relevé  tout  sanglant  et  tout  couvert  de 
boue,  le  bon  curé  les  supplia,  en  pleurant,  de 
faire  grâce  à  son  ag*resseur.  Les  soldats  fu- 
rent touchés  par  cette  prière,  ou  plutôt  par  ce 
trait  de  charité  sublime,  et  les  jours  du  maire 
furent  épargnés. 

Toutefois  ce  dernier  dut  passer  en  jugement. 


-  38o 

Le  curé  sollicita  encore  en  sa  faveur  l'indul- 
gence des  juges  et  B...  en  fut  quitte  pour 
une  légère  amende. 

Peu  de  temps  après,  le  pauvre  vieux  curé 
mourut  de  chagrin.  Il  avait  demandé,  en  fai- 
sant un  legs  à  la  fabrique  et  un  autre  aux 
pauvres  de  la  paroisse,  l'honneur  d'être  en- 
terré dans  la  nef  de  son  église.  Le  maire  re- 
fusa cette  grâce  au  pasteur  défunt,  qui  fut  in- 
humé tristement  à  la  porte  de  l'église,  non 
loin  de  la  maison  de  son  irréconciliable  en- 
nemi. Celui-ci  disait,  tandis  qu'on  creusait  la 
fosse  d  u  vieux  cure  '  w  J'aurai  au  moins  le 
plaisir  de  cracher  sur  sa  tombe  tous  les  di- 
manches, quand  j'irai  à  la  messe  !  » 

A  quelque  temps  de  là,  un  incendie  dont  la 
cause  est  restée  inconnue  et  inexplicable,  dé- 
vora la  maison  de  B...,  ainsi  que  le  clocher  et 
une  partie  de  l'église. 

Les  bonnes  femmes  du  village  allaient  di- 
sant que  ce  sinistre  était  un  châtiment  du  ciel 
et  que  ce  n'était  certainement  pas  une  main 
humaine  qui  avait  pu  allumer  le  fléau  ven- 
geur. 

Une  vieille  voisine  affirma  même  avoir  vu 
le  soir,  quelques  instants  avant  le  feu,  le  spec- 
tre du  vieux  curé  sortir  de  sa  tombe  et  errer 
sur  le  cimetière,  allant  de  la  porte  de  l'église 
au  seuil  de  la  maison  du  maire  et  élevant  les 


-  38i  - 

bras  au  ciel,  comme  on  le  fait  d'ordinaire  quand 
on  implore  sa  miséricorde. 


9I 

Le  Vin  de  Champôté  et  la  Vigne  de 
Charles-Quint 

(Canton  de  Rougemont) 

^L  y  a,  à  Rougemont,  un  coteau  de  vigne 
qui  a  conquis  depuis  longtemps  une 
bonne  réputation.  C'est  la  côte  de  Cham- 
pôté, sur  le  flanc  oriental  de  Mont-au- 
Civey,  où  Ton  désigne  encore  sous  le  nom 
de  Vigne  de  Charles-Quint ,  un  quadri- 
latère régulier,  d'excellent  cépage,  apparte- 
nant aujourd'hui  à  divers  particuliers. 

En  1555,  Guillaume  de  Nasseau,  héritier  de 
la  puissante  maison  de  Châlon,  était  seigneur 
de  Rougemont  et  de  beaucoup  d'autres  lieux. 
Il  eut  un  jour  à  recevoir  dans  son  château 
l'empereur  Charles-Quint,  dont  il  était  le  vas- 
sal. Afin  de  traiter  dignement  son  suzerain,  le 
sire  de  Rougemont  avait  fait  venir  de  tous  les 
bouts  du  monde  les  mets  les  plus  rares  et  les 
vins  les  plus  exquis.  Charles-Quint  donna  la 
préférence  sur  tous  ces  vins  à  celui  de  Cham- 
pôté et  manifesta  le  désir  d'acheter  pour  lui- 
même  la  vigne  qui  le  produisait.  Or,  cette 


-  382  - 

vigne,  qui  est  peu  éloignée  de  l'endroit  où  s'é- 
levait le  château  de  Rougemont,  appartenait 
au  seigneur  Guillaume  qui  s'empressa  de  l'of- 
frir à  Charles-Quint.  Jamais  Charles-Quint  n'en 
tira  le  produit,  car  peu  de  temps  après  il  fit 
remise  de  la  Franche-Comté  à  Philippe  II,  roi 
d'Espagne,  et  il  oublia  sans  doute  la  vigne  qui 
lui  appartenait  à  Champôté,  car  personne  ne 
l'a  jamais  réclamée  en  son  nom.  C'est  toute- 
fois depuis  cette  époque  que  cette  portion  du 
vignoble  de  Champôté  s'appelle  la  Vigne  de 
Charles-Quint .  Quand  j'habitais  le  beau  et 
bon  pays  de  Rougement,  le  vin  de  Champôté 
s'y  célébrait  sur  tous  les  tons.  Les  légiti- 
mistes, les  républicains,  les  bonapartistes 
égayaient  à  l'envi  leurs  festins  par  des  re- 
frains où  ce  vin  jouait  le  principal  rôle. 

C'est  ainsi  que  les  légitimistes,  et  il  y  en 
avait  dans  la  localité,  chantaient  sur  l'air  du 
Roi  Dagobert  : 

Ah  !  si  dans  l'avenir 
Le  drapeau  blanc  peut  revenir, 

Nous  serons  trop  heureux  ; 
Nous  et  nos  arrières-neveux. 
Quand  le  roi  viendra, 
Alors  on  fera 
Couler  tour  à  tour, 
La  nuit  et  le  jour, 
Pour  boire  à  sa  santé 
Le  joli  vin  de  Champôté. 


-  383  - 

De  leur  côté,  les  républicains,  et  ils  étaient 
nombreux,  s'écriaient  sur  le  même  air  : 


Que  si  le  jeu  du  sort 
Vient  à  nous  imposer  Chambord, 

Malgré  nos  droits  conquis 
Sur  les  curés  et  les  marquis, 

Maudissant  le  roi 

Qui  nous  fait  la  loi, 

Dans  nos  gais  repas 

Nous  ne  ferons  pas, 

Pour  boire  à  sa  santé,- 
Couler  le  vin  de  Champôté. 


Et  les  bonapartistes,  qui  osaient  encore 
lever  la  tête,  leur  répondaient,  sans  changer 
de  ton  ni  d'air  : 


Ah  !  si  l'heureux  destin 
Ramène  en  France  un  beau  matin, 

Sur  son  char  triomphal, 
Un  vaillant  prince  impérial, 
Nous  le  recevrons 
Au  son  des  clairons, 
Et  nous  n'aurons  pas, 
Dans  nos  grands  repas, 
Pour  boire  à  sa  santé, 
Assez  de  vin  de  Champôté. 


-  384  - 

Et  tous  les  partis  chantaient  quelquefois  à 
l'unisson  : 


Après  tant  de  malheurs, 
Nous  re verrons  des  jours  meilleurs 

Le  jour  où  sur  le  Rhin, 
Nous  reprendrons  notre  terrain. 
Aux  braves  soldats, 
Marchant  aux  combats, 
Nous  verserons  tous, 
Sans  compter  les  coups, 
Pour  boire  à  leur  santé 
Le  meilleur  vin  de  Champôté. 


Metz,  Colmar  et  Strasbourg- 
Comptent  bien  sur  notre  retour. 

Une  immense  clameur 
Saluera  le  Français  vainqueur. 

Les  Prussiens  battus 

Rendront  nos  écus. 

Ce  temps  n'est  pas  loin, 

Gardons  avec  soin, 

Pour  le  boire  en  gaîté, 
Tout  notre  vin  de  Champôté. 


-  385  - 


92 

La  Statue  miraculeuse  de  Sainte- 
Agathe 

(Canton  de  Rougemont) 

E  6  février  1877,  j'ai  dû  me  transporter 
pour  une  apposition  de  scellés  dans  la 
maison  d'un  sieur  Parachef,  de  Rouge- 
mont, située  au  sommet  de  la  colline  de 
Rougemontôt  et  faisant  face  à  l'angle  nord- 
ouest  du  cimetière. 

■  Les  personnes  de  la  famille  qui  nous  accom- 
pagnaient dans  notre  opération,  ne  tardèrent 
pas  à  remarquer  que  je  considérais  avec  at- 
tention une  petite  statue  posée  sur  une  con^- 
sole,  contre  la  muraille  de  la  salle  à  manger. 

—  Vous  regardez  notre  sainte  Agathe,  me 
dit  le  père  de  famille  ? 

—  Oui,  répondis-je,  elle  est  en  bois.  —  Elle 
•n'est  pas  très  jolie,  mais  elle  doit  être  fort  an- 
cienne. Par  la  place  même  qu'elle  occupe  dans 
votre  demeure,  je  suis  convaincu  que  vous  ho- 
norez beaucoup  cette  sainte. 

—  Ah  !  c'est  que,  monsieur  le  Juge,  me  ré- 
pondit un  des  enfants,  notre  statue  de  sainte 
Agathe  fait  des  miracles.  Elle  en  a  fait  beau- 


-  386  - 

coup  que  nous  pourrions  vous  raconter.  Nous 
vous  dirons  seulement  qu'un  jour,  un-  vitrier 
vint  ici  pour  remettre  une  glace  à  cette  croi- 
sée. Il  eut  l'air  de  se  moquer  de  notre  sainte 
Agathe.  Mais  à  l'instant  où  il  coupait  le  der- 
nier côté  de  la  vitre  avec  son  diamant,  il  tomba 
sans  connaissance  sur  le  plancher.  Pendant 
plus  de  deux  heures  on  crut  qu'il  allait  mou- 
rir. Mais  en  demandant  pardon  à  sainte 
Agathe  qu'il  avait  offensée,  le  vitrier  recouvra 
soudain  la  force  et  la  santé.  En  sortant  de  la 
maison,  il  ne  se  cachait  pas  pour  dire  à  tout 
le  monde  que  sainte  Agathe  l'avait  puni  et 
qu'elle  l'avait  sauvé. 

Beaucoup  plus  ancienne  que  la  maison  Pa- 
ranchet  qui  a  cent  ans  (elle  est  de  1777),  la 
statue  de  sainte  Agathe  provient  peut-être  de 
l'église  de  la  Très-sainte-Trinité  qui  existait 
autrefois  sur  l'emplacement  du  cimetière  et 
qui  est  tombée  en  ruines  à  une  époque  incon- 
nue. (Voir  la  vie  de  sainte  Agathe. 

On  s'explique  difficilement  chez  nous  la  po- 
pularité de  cette  vierge  de  Païenne,  qui  mou- 
rut en  prison  après  avoir  souffert  d'horribles 
tourments  pour  n'avoir  pas  voulu  condescen- 
dre à  l'amour  de  Quintien,  gouverneur  de 
Sicile,  l'an  25 1  de  J.-C. 


93 


La  Quittance  d'Outretombe 

(Canton  de  Rougemont) 

'Était  dans  le  cours  d'un  hiver  rigou- 
reux. La  misère  était  grande  dans  toute 
la  contrée  et  les  Cordeliers  de  Rouge- 
mont  avaient  épuisé  leurs  dernières 
ressources  pour  nourrir  les  pauvres  du  quar- 
tier. Il  fallait  encore  absolument  quelques 
centaines  d'écus  pour  subvenir  aux  besoins 
pressants  de  la  population  et  pour  atteindre 
la  belle  saison.  Or,  il  y  avait  en  ce  temps-là,  à 
Rougemont,  un  homme  riche  appelé  Mathieu 
qui  était  très  avare  et  qui,  malgré  ses  senti- 
ments de  piété  et  de  bonne  foi  chrétienne,  ne 
déliait  jamais  qu'avec  peine  les  cordons  de  sa 
bourse  pour  faire  la  charité.  Il  ne  pouvait 
digérer  cette  créance  si  certaine  de  notre  reli- 
gion que  Dieu  rend  au  centuple  l'aumône  faite 
aux  nécessiteux.  Cependant,  sur  la  bonne  foi 
dû  révérend  père  Claude  qui  l'en  assurait,  il 
lui  bailla  trois  cents  écus  pour  ses  pauvres,  et 
prit  cédule  de  lui  que  J.-C  le  lui  rendrait 
selon  le  texte  de  FEvangile.  Un  article  de  son 
testament  prescrivait  à  ses  héritiers  d'enterrer 


-  388  - 

avec  lui  l'obligation  du  R.  P.  Claude.  Quel- 
ques années  après,  Mathieu  ayant  été  trouvé 
mort  dans  sa  vigne  de  Champôté,  il  fut  enterré 
comme  il  l'avait  enjoint.  Peu  de  jours  après, 
un  soupçon  de  mort  violente  étant  arrivé 
jusqu'à  la  prévôté,  on  exhuma  le  corps  de 
Mathieu,  sur  lequel  on  ne  reconnut  pas  le  plus 
léger  signe  de  meurtre  ;  mais  voilà  que  tirant 
des  mains  du  mort  la  cédule  que  ses  héritiers 
y  avaient  mise,  on  en  trouva  la  quittance  au 
bas.  «  Je  confesse  avoir  reçu  tout  ce  qui 
nia  été  promis  au  contenu  ci-dessus  par 
le  R.  P.  Claude,  et  F  en  tiens  quitte,  en  foi 
dé  quoi  fai  soussigné  cet  écrit  de  ma 
main.  » 

(Récit  du  père  Prévotet,  qui  disait  l'avoir  lu  dans  un 
vieux  grimoire.) 


94 

La  Charrue  des  Anges 

(Canton  de  Rougemont) 

ftES  maîtres  de  Tiennot  Humbert  étaient 
riches  ;  ils  faisaient  rouler  trois  charrues 
et  ils  n'avaient  pas  moins  de  quatre 
domestiques.  Le  premier  était  ivrogne, 
le  second  était  débauché,  le  troisième  était 


-  389  - 

paresseux  ;  quant  au  quatrième,  Tiennot  Hum- 
bert,  il  était  pieux,  travaillait  en  silence  et  ne 
parlait  à  ses  camarades  qu'en  cas  de  nécessité. 
Il  ne  manquait  pas  tous  les  matins  d'aller 
faire  ses  prières  à  l'église  et  d'assister  à  là 
messe  toutes  les  fois  qu'il  le  pouvait.  Les  autres 
ne  tardèrent  pas  de  l'accuser  auprès  de  leur 
maître.  Ils  se  plaignirent  que,  sous  prétexte  de 
dévotion,  Tiennot  arrivait  toujours  le  dernier 
au  travail  et  que  par  sa  faute  la  tâche  de  chaque 
journée  ne  se  faisait  pas  si  bien,  et  cela  au 
grand  dommage  du  maître  qui  l'en  réprimanda 
sévèrement.  Tiennot  Humbert  répondit  avec 
humilité  et  modestie  que  jamais  il  ne  consenti- 
rait à  se  relâcher  dans  ses  pratiques  pieuses 
envers  Dieu,  la  Vierge  et  les  Saints,  mais 
qu'il  laisserait  toujours  à  son  maître  le  soin  de 
juger  si  le  retard  causé  par  sa  dévotion  lui 
portait  un  préjudice,  auquel  cas  il  se  soumet- 
trait à  le  réparer;  qu'au  contraire,  s'il  n'en 
était  rien,  il  le  suppliait  de  vouloir  bien  le 
laisser  continuer.  La  médisance  de  ses  compa- 
gnons continua  à  le  persécuter  et  aigrit  telle- 
ment son  maître  contre  lui  qu'un  matin  de 
charrue,  devant  aller  labourer  seul  un  grand 
champ  entre  le  bois  de  Rouge-Terre  et  le  bois 
4e  Chassagne,  il  était  parti  tard  pour  ce  tra- 
vail. Le  maître  le  suivit  en  colère  et  avec 
l'intention  de  lui  faire  les  plus  durs  reproches. 

25 


—  39°  ™ 

Arrivé  à  la  lisière  du  bois,  d'où  il  pouvait 
observer  sans  être  vu  les  faits  et  gestes  de 
Tiennot  Humbert,  le  maître  aperçut  dans  son 
champ  deux  anges  qui,  avec  deux  paires  de 
bœufs  blancs,  labouraient  avec  lui.  Comme  il 
voulut  s'approcher  d'eux,  ils  disparurent.  A 
quoi  il  reconnut  la  vérité  que  Tiennot  Hum- 
bert,  son  serviteur,  lui  avait  dite,  qu'il  n'y  a 
point  de  temps  moins  perdu  ni  mieux  employé 
que  celui  qu'on  donne  au  service  de  Dieu. 
Voilà  donc  toute  la  colère  du  maître  apaisée. 
Au  lieu  de  faire  des  reproches  à  Tiennot,  il  le 
supplia  de  lui  dire  quelles  gens  c'étaient  qu'il 
avait  vu  travailler  avec  lui,  et  qui,  à  son 
abord  avaient  disparu. 

Je  ne  sais  de  quelles  gens  vous  voulez  me 
parler,  répondit  Tiennot,  car  au  labourage  que 
je  fais,  je  n'ai  appelé  personne  à  mon  secours 
que  le  bon  Dieu  que  j'invoque  souvent  et  qui 
ne  manque  jamais  de  m'assister.  Depuis  ce 
temps-là,  le  maître  eut  dans  Tiennot  une  con- 
fiance sans  bornes  et  il  lui  donna  en  mariage 
sa  fille  unique  qui  fut  aussi  comme  Tiennot  un 
modèle  de  vertu. 

(On  raconte  une  histoire  dans  le  goût  de  celle-ci 
aux  environs  de  Madrid.  Il  y  est  dit  aussi  que  des  anges 
laboureurs  aidaient  saint  Isidore  dans  ses  travaux  des 
champs. 


95 


Arrestation  du  faux  Baudoin  II  a 
Rougemont 

(Tradition  historique) 

Ce  fourbe  fameux  qui  se  disait 
Baudoin,  comte  de  Flandres  et 
empereur  de  Constantinople 
fut  arrêté  à  Rougemont  et  ren- 
voyé à  Lille  en  Flandre,  où  il 
fut  pendu. 

PlERRECIOT. 

(Descrip.  hist.  du  doyenné  de 
Rougemont). 

AUDOIN  II,  dernier  empereur  de  Cons- 
tantinople, de  la  maison  de  Courtenai* 
fut  élu  en  1228.  Chassé  deux  fois  de 
Constantinople  par  de  puissants  enne- 
mis, il  fut  obligé  d'errer,  souvent  incognito, 
dans  diverses  contrées  d'Europe,  pour  y  men- 
dier des  secours  que  les  souverains  ne  lui  ac- 
cordaient guère  qu'en  retenant.  Assiégé  une 
troisième  fois  dans  sa  capitale,  par  Michel 
Paléolôgue,  il  voulut  résister,  mais  Michel 
Paléologue  entra  dans  la  place  le  27  juillet 
X261  par  un  souterrain  et  se  rendit  maître  de 


—  392  — 

la  garnison.  Baudoin  vit,  de  son  palais,  le  feu 
dans  différents  quartiers  de  la  ville,  tandis 
qu'on  passait  au  fil  de  l'épée  les  Français  qui 
osaient  se  défendre.  Les  historiens  ne  sont 
pas  d'accord  sur  ce  qu'il  advint  de  Baudoin  II 
dans  cette  fâcheuse  extrémité.  Les  uns  disent 
qu'il  mourut  à  Constantinople,  dans  une  pri- 
son où  le  fit  jeter  son  vainqueur,  d'autres  rap- 
portent que,  s'étant  déguisé,  il  entra  dans  une 
barque  qui  le  transporta  dans  l'île  de  Nigre- 
pont,  et  que  de  là,  il  vint  mourir  en  Italie. 

Quoiqu'il  en  soit,  ses  partisans  de  France 
le  croyaient  encore  vivant,  et  errant  en  Eu- 
rope, longtemps  après  l'époque  probable  de 
son  décès. 

En  ce  temps-là,  un  simple  ménétrier,  nom- 
mé Bertrand,  qui  avait  longtemps  couru  le 
monde,  vint  un  jour,  touché  par  un  sincère 
sentiment  de  pénitence,  ensevelir  sa  vie  dans 
les  forêts  de  Glançon,  entre  Valenciennes  et 
Tournay.  Là,  dans  une  hutte  de  branchages, 
il  vivait  entouré  de  la  vénération  des  simples. 
La  foule  venait  de  loin  le  visiter  et  se  recom- 
mander à  ses  prières.  Un  jour,  une  grande 
dame  frappée  par  la  distinction  de  sa  physio- 
nomie qui  offrait  peut-être  quelque  ressem- 
blance avec  celle  de  Baudoin,  comte  de  Flan- 
dres, empereur  détrôné  de  Constantinople,  se 
persuade  que  ce  solitaire  n'est  autre  que  Bau- 


—  393  — 

doin  II  lui-même.  Elle  communique  sa  per- 
suation  à  quelques  gens  qui  viennent  curieux 
sèment  interroger  le  mystérieux  personnage. 
On  ose  lui  demander  s'il  ne  serait  pas  le  sire 
Baudoin.  Il  répond  d'une  manière  négative. 
Mais  la  foule  augmente  chaque  jour  à  la  porte 
de  son  ermitage.  —  Vous  êtes  le  comte  de 
Flandres  et  vous  voulez  nous  le  cacher,  lui 
dit-on  bientôt.  —  Fatigué  de  répondre  à  de 
telles  questions,  il  finit  par  garder  le  silence  ; 
mais  son  silence  est  considéré  comme  une  ré- 
ponse affirmative.  —  Vous  êtes  certainement 
Baudoin  II,  l'empereur  de  Constantinople  ; 
c'est  en  vain  que  vous  voulez  résister  au  désir 
de  vos  partisans  qui  jurent  de  vous  rendre  vos 
biens  et  votre  couronne.  Daignez  seulement 
vous  lever  et  marcher  à  notre  tête. 

Ces  discours  le  troublent.  Il  lutte  quelque 
temps  ;  et  puis,  il  cède. 

Le  voilà  debout.  On  le  revêt  des  insignes  de' 
la  dignité  impériale  ;  un  cortège  brillant  et 
nombreux  l'accompagne,  et  il  vient,  à  travers 
les  acclamations  populaires,  solliciter  le  se- 
cours du  roi  de  France,  Louis  VIII,  qui  se 
trouvait  alors  à  Péronne,  avec  sa  cour  et  un 
grand  nombre  de  vassaux  ou  alliés  parmi  les- 
quels était  le  sire  Eudes,  seigneur  de  Rouge- 
mont. 

.  A  la  vue  de  cet  homme  qui  se  dit  Baudoin, 


—  394  — 

-comte  de  Flandres  et  empereur  deConstantino- 
ple,  un  doute  se  répand  dans  l'esprit  du  roi  de 
France.  Il  veut  l'éclaircir  avant  d'accéder  à 
aucune  des  demandes  de  secours  qu'on  vient 
lui  adresser.  Le  faux  Baudoin  est  reçu  sans 
cortège  dans  Péronne.  On  l'interroge  et  il  ne 
peut  donner  ni  le  nom  de  sa  femme  (Marthe 
de  Brienne),  ni  préciser  l'époque  de  son  ma- 
riage avec  elle. 

Pour  s'excuser,  le  faux  Baudoin  répond  au 
roi  que  les  malheurs  qui  l'ont  accablé  ont  jeté 
sur  sa  mémoire  un  voile  si  épais,  qu'il  lui  faut 
souvent  l'espace  d'une  nuit  entière  pour  re- 
trouver avec  exactitude  le  fil  des  événements 
les  plus  importants  de  son  existence.  Il  prie 
donc  le  roi  d'ajourner  au  lendemain  son  inter- 
rogatoire. 

On  le  conduit  alors  dans  un  appartement 
bien  gardé,  remettant  au  lendemain  la  décou- 
verte d'une  imposture  déjà  presque  évidente. 
Il  lui  était  impossible  de  sortir  de  sa  chambre, 
soit  par  les  portes,  soit  par  les  fenêtres,  sans 
tomber  entre  les  mains  des  sentinelles  apos- 
tées.. 

Le  lendemain,  à  l'heure  fixée  pour  la  nou- 
velle audience  du  roi,  on  ouvre  la  porte  de 
l'appartement  où  le  faux  Baudoin  avait  passé 
la  nuit  ;  mais  on  ne  l'y  trouve  point.  Il  avait 
disparu,   et,  sans  la  supposition  de  quelque 


—  395  — 

moyen  diabolique  et  surnaturel,  nul  ne  put 
expliquer  cette  disparition... 

A  quelque  temps  de  là,  dit  Ophélie  Urbain, 
c'était  la  fête  au  bourg  de  Rougemont,  situé 
en  plein  pays  de  Bourgogne.  L'époque  de  la 
foire  y  attirait  bon  nombre  d'étrangers  venus 
des  endroits  voisins  et  même  des  contrées 
lointaines.  On  se  pressait,  ici,  devant  l'étalage 
des  marchands  de  toute  espèce  ;  là,  autour  des 
ménestrels  et  des  jongleurs  qui  venaient  à 
l'envi  faire  montre  de  leurs  talents.  L'un  d'en- 
tre eux  surtout,  habile  joueur  de  vielle,  provo- 
quait les  applaudissements  des  auditeurs  char- 
més. Sataille  élevée,  je  ne  sais  quoi  d'extraor- 
dinaire dans  toute  sa  personne,  appelait  d'ail- 
leurs sur  lui  l'attention  dès  le  premier  abord. 

Le  sire  Eudes,  seigneur  de  Rougemont,  se 
promenait  au  milieu  de  la  foule,  supputant 
peut-être  avec  plaisir  le  profit  que  la  foire  lui 
rapporterait  cette  année.  Il  aperçoit  le  musi- 
cien. Il  s'arrête  pour  Fécouter.  Un  vague  sou- 
venir flotte  dans  son  esprit  :  cette  haute 
stature,  cette  barbe  grise,  ces  traits  réguliers, 
*1  les  a  vus  naguère  à  Péronne  où  il  accompa- 
gnait le  roi.  Ils  appartiennent  à  ce  fourbe  qui 
osait  se  dire  Baudoin  II,  comte  de  Flandres  et 
dernier  empereur  de  Constantinople ,  lequel 
n'a  échappé  que  par  sortilège  au  châtiment 
mérité  par  son  imposture. 


—  396  — 

Le  sire  Eudes  se  fait  amener  le  ménestrel, 
l'interroge,  l'arrête  et  l'envoie  au  roi  Louis 
VIII,  qui  le  fait  remettre  aux  mains  de  la 
comtesse  de  Flandres. 

On  vit  alors  ce  même  homme,  qui  naguère 
s'avançait  drapé  dans  la  pourpre  impériale, 
au  milieu  des  cris  enthousiastes  de  la  multi- 
tude, vêtu  maintenant  de  sordides  haillons,  et, 
par  ordre  de  la  comtesse  de  Flandres,  traîné 
de  ville  en  ville,  sur  un  âne,  à  travers  les 
huées  d'une  lâche  populace,  toujours  prompte 
à  insulter  ses  idoles  de  la  veille,  dès  qu'un  coup 
du  sort  les  a  renversées. 

Enfin ,  il  est  conduit  à  Lille,  sur  la  place.  Un 
gibet  est  dressé  ;  le  nœud  coulant  est  prêt.  Là, 
devant  la  foule  avide  d'assister  au  spectacle  de 
sa  mort,  le  malheureux  élève  humblement  la 
voix  :  «  Je  suis,  dit-il,  un  pauvre  homme  qui 
ne  doit  être  ni  comte,  ni  roi,  ni  empereur,  et 
ce  que  je  faisais,  je  le  faisais  par  le  conseil  des 
chevaliers,  des  dames  et  des  bourgeois  de  ce 
pays.  » 

Que  ne  Ta-t-on  laissé  tranquille  sous  sa 
hutte  de  feuillage,  dans  les  forêts  de  Glançon  ! 
C'est  pour  avoir  faibli  un  jour  devant  les  ten- 
tations des  grandeurs  humaines  qu'il  mourut 
de  la  mort  infâme  des  fourbes  et  des  malfai- 
teurs. 


—  397  ~ 


96 

Le  vin  changé  en  eau  et  l'eau  changée 

EN  VIN 
(Canton  de  Rougemont) 

^^ondon,  la  patrie  du  grand  inquisiteur 
Pierre  Symard  (i),  est  un  joli  village 
|^  qui  s'étale  au  penchant  d'un  coteau, 
d'où  l'œil  découvre  un  horizon  im- 
mense du  côté  de  Montbozon  et  de  la  Haute- 
Saône.  C'est  un  pays  auquel  se  rattache  un 
grand  nombre  de  facéties  populaires.  On  dit 
proverbialement  :  «  Les  fous  de  Mondon  » 
comme  on  dit  :  «  les  ânes  de  Champlitte.  » 
(Haute-Saône).  On  ferait  un  volume  des  sot- 
tises et  des  naïvetés  que  l'on  prête  gratuitement 

(i)  Pierre  Symard,  le  plus  fougueux  de  nos  inquisi- 
teurs, né  à  Mondon,  canton  de  Rougemont,  Doubs, 
vers  1620,  mort  prieur  des  Dominicains  de  Poligny 
vers  1680,  a  publié  le  Trésor  du  Rosaire ,  un  vol.  in-12, 
plusieurs  fois  réimprimé  à  Besançon  et  à  Dôle,  et  un 
autre  ouvrage  intitulé  Avis  favorables  et  salutaires 
aux  Prêtres  et  Pasteurs,  Besançon,  1677,  petit  in-8.  Il 
aurait  aussi  laissé,  suivant  Lampinet,  plusieurs  ou- 
vrages manuscrits  :  un  Abrège  des  Conciles,  des 
Observations  sur  le  Droit  canonique  et  un  Traite  des 
Sorciers. 


-  398  ~™ 

à  ces  deux  pays,  où  les  gens,  d'aujourd'hui  du 
moins,  ne  sont  pas  plus  sots  et  pas  plus  naïfs 
qu'ailleurs . 

Parmi  vingt  récits  du  même  genre,  nous  ne 
donnons  ici  que  le  suivant  : 

Dans  le  bon  vieux  temps,  les  gens  de 
Mondon  avaient  la  pieuse  coutume  d'offrir 
chaque  année  un  tonneau  de  vin  à  leur  curé, 
pour  dire  la  messe.  Comme  ils  sont  tous  vigne- 
rons, chacun  venait,  pour  ce  faire,  verser  une 
bouteille  de  vin  nouveau  dans  le  fût  du  pasteur 
et  ils  le  remplissaient  ainsi  sans  s'appauvrir. 

Une  fois,  le  diable,  qui  est  toujours  en  cam- 
pagne, dit  à  l'oreille  de  l'un  :  «  Que  tu  es 
simple  de  perdre  ainsi  une  bouteille  de  bon 
vin  !  Garde-la  pour  toi,  et  afin  de  ne  pas  te 
rendre  infidèle  à  un  vieil  usag*e,  va-t-en  verser 
dans  le  tonneau  du  curé  une  bouteille  d'eau 
claire.  Une  bouteille  d'eau  dans  un  tonneau  de 
vin,  cela  n'y  paraîtra  pas.  » 

Celui-ci  écouta  le  conseil  du  diable  et  le 
suivit.  Mais  comme  le  diable,  avant  de  quitter 
Mondon,  avait  donné  le  même  avis  à  tous  les 
vignerons  de  l'endroit,  et  que  tous  s'y  étaient 
conformés,  convaincus  chacun  qu'une  bouteille 
d'eau  dans  un  tonneau  de  vin  n'y  paraîtrait 
pas,  il  arriva  que  quand  le  pasteur  voulut 
mettre  en  perce  la  futaille,  il  s'aperçut,  avec 
plus  d'étonnement  que  de  satisfaction,  qu'elle 


—  399  — 

ne  contenait  absolument  que  de  l'eau.  Il 
appelle  aussitôt  Benoîte,  sa  gouvernante,  qui 
n'avait  pas  la  vertu  de  changer  l'eau  en  vin, 
mais  qui  aurait  bien  pu  avoir  celle  de  changer 
le  vin  en  eau.  Benoîte  proteste  de  son  inno- 
cence et  supplie  M.  le  curé  de  vouloir  bien 
consulter  le  bon  Dieu  à  cet  égard. 

Alors  le  pieux  pasteur  dit  à  sa  gouvernante  : 
«  Je  vous  accuse,  Benoîte,  parce  que  je  ne  puis 
d'abord  accuser  que  vous  ;  mais  je  ne  vous 
condamne  pas  encore.  Je  vais  faire  neuvaine 
à  saint  Vincent,  qui,  j'en  suis  sûr,  me  dévoi- 
lera le  coupable.  » 

Neuf  jours  après,  la  rumeur  publique  faisait 
savoir  à  tous  la  faute  commise  parles  parois- 
siens et  le  châtiment  du  ciel  qui  venait  de  les 
frapper  :  tout  leur  vin  nouveau  s'était  troublé 
pendant  une  nuit  d'orage.  Voilà  ce  que  c'est 
d'avoir  trompé  M.  le  curé. 

Le  dimanche  suivant,  à  la  messe,  chacun 
devinait  bien  quel  devait  être  le  sujet  du  prône 
pastoral.  Mais  combien  tous  les  coupables  fu- 
rent touchés  de  repentir  et  animés  du  ferme 
propos,  quand  ils  ouïrent  la  parole  de  leur  bon 
pasteur  qui  leur  dit  : 

«  Mes  pauvres  enfants,  j'ai  appris  avec  une 
peine  extrême  le  malheur  qui  vous  est  arrivé. 
Je  ne  veux  pas  en  rechercher  les  causes.  La 
voix  de  vos  consciences  sera  plus  éloquente 


—  400  — 

que  la  parole  de  ma  bouche,  et  je  ne  viens 
point,  par  des  reproches  amers,  combler  la 
mesure  de  vos  maux. 

-  «  Je  viens  au  contraire  vous  tendre  la  main 
dans  votre  détresse  et  vous  rendre  le  bien 
pour  le  mal.  Tous  ceux  qui  ont  eu  leur  vin 
nouveau  troublé,  le  verront  redevenir  clair 
dans  vingt-quatre  heures,  en  introduisant  par 
la  bonde  de  chaque  tonneau  une  bouteille  d'eau 
bénite  qui  leur  sera  remise  aujourd'hui  même, 
à  la  cure,  en  échange  d'une  bouteille  de  bon 
vin  vieux  destiné  au  service  de  l'autel.  » 

Grâce  à  ce  moyen,  qui  réussit  à  merveille  et 
qui  lui  fut  suggéré  sans  doute  par  l'intercession 
de  saint  Vincent,  le  curé  de  Mondon  sauva 
de  la  désuétude  un  excellent  usage  dont  il 
existe  encore  des  vestiges  dans  quelques-uns 
de  nos  vignobles,  malgré  les  plaies  du  philo- 
xéra  et  du  mildiou.  Le  curé  n'y  perdit  rien 
cette  année  là  ;  car  à  la  place  d'un  vin  nouveau 
médiocre,  qu'il  aurait  eu  sans  la  malice  diabo- 
lique de  ses  paroissiens,  il  se  vit  doté  d'un 
gros  tonneau  d'excellent  vin  vieux. 

C'est  aussi  depuis  ce  temps-là,  dit-on,  que 
pour  éclaircir  le  vin  troublé  on  emploie  une 
bouteille  d'eau  en  guise  de  colle  ou  de  blancs 
çl'œufs. 

On  met  sur  le  compte  des  habitants  de 
Champlitte  une  historiette  quelque  peu  se  m- 


—  4<>i-  — " 

blable  à  celle-ci  ;  mais  on  ajoute  que  le  curé 
de  Champlitte,  qui  n'avait  pas,  comme  celui 
de  Mondon,  fait  neuvaine  à  Saint  Vincent,  ne 
put  pas,  comme  lui,  récupérer  avantageuse- 
ment ce  que  le  diable  lui  avait  pris. 


97 

Notre-Dame  d'Aigremont 

(Canton  de  Roulans) 

epuis  vingt  ans  que  je  collectionne  les 
histoires  populaires  de  notre  province 
avec  une  constance  digne  sans  doute 
d'un  plus  utile  objet,  j'ai  pu  me  con- 
vaincre qu'il  n'est  pas  de  chapelle,  si  petite 
qu'elle  soit  en  Franche-Comté,  qui  n'ait 
sa  légende  plus  ou  moins  merveilleuse,  sa  tra- 
dition plus  ou  moins  poétique.  Il  en  est  même 
une,  la  chapelle  de  Notre-Dame  d'Aigremont, 
à  Roulans,  sur  la  fondation  de  laquelle  je  n'ai 
pas  recueilli  moins  de  cinq  versions  différen- 
tes. Je  vais  les  grouper  ici,  afin  que  le  lecteur 
curieux  de  ces  sortes  de  choses,  puisse  jeter 
sur  elles  un  coup  d'œil  d'ensemble. 


—  402  — 


I 

Au  temps  des  Croisades,  un  chevalier  de 
la  maison  de  Vienne,  branche  des  comtes 
de  Bourgogne,  dont  le  château-fort  était  à 
Roulans,  se  trouvant  dans  un  danger  extrême 
sur  le  champ  de  bataille,  en  Palestine,  fit 
vœu,  s'il  revenait  sain  et  sauf  en  Bourgogne, 
aujourd'hui  Franche  -  Comté,  de  bâtir  une 
chapelle  à  la  sainte  Vierge  dans  son  domai- 
ne, au  sommet  du  pic  d' Aigremont,  et  de  gra- 
vir chaque  année  sur  ses  genoux  la  pente  de 
la  montagne  en  costume  de  guerrier  et  en  te- 
nant d'une  main  la  croix  et  de  l'autre  son 
épée.  Il  échappa  au  péril,  et  de  retour  dans  son 
château,  il  se  ressouvient  de  son  vœu  et  l'ac- 
complit. Il  fit  ériger  la  chapelle  qui  existe  en- 
core aujourd'hui  au  sommet  d'Aigremont. 
Chaque  année,  comme  il  l'avait  juré,  il  faisait 
la  pénible  ascension. 

II 

Un  peu  plus  tard,  alors  que  la  chapelle 
était  tombée  en  ruines,  un  autre  chevalier, 
fidèle  époux  d'une  femme  un  peu  trop  légère, 
dut,  pour  céder  aux  vœux  de  sa  compagne, 
abandonner  son  château  de  Roulans  et  s'en 
aller  habiter  Paris.  Bientôt  la  jeune  femme  se 


—  4°3  — 

vit  entourée  d'un  essaim  de  chevaliers  galants 
qui  lui  faisaient  mille  flatteries  et  qui  tour- 
naient en  dérision  les  habitudes  pieuses  et 
graves  de  son  mari.  Elle  ne  tarda  pas,  la 
belle  châtelaine,  à  se  précipiter  dans  l'abîme 
de  l'infidélité.  Un  matin,  on  la  trouva  morte 
empoisonnée.  Un  horrible  soupçon  s'élève. 
Son  mari  est  accusé.  La  femme  avait  des  in- 
trigues, dit-on  ;  le  mari  était  jaloux  :  c'est  lui 
qui  a  versé  le  poison.  Malgré  son  innocence,  il 
est  jugé  coupable  et  condamné  à  mourir.  Il 
n'attendait  plus  de  grâce  de  la  justice  humaine; 
le  roi  lui-même  avait  dit  :  «  Puisqu'il  a  fait 
mourir  sa  femme,  il  est  juste  qu'il  périsse  !  » 
Le  malheureux  condamné  invoque  tout  bas  la 
Vierge  d'Aigremont.  «  Le  ciel,  dit-il,  "qui  sait 
mon  innocence,  peut  seul  à  présent  me  secou- 
rir. O  Vierge  d'Aigremont,  c'est  vous  que 
j'implore  à  cette  heure  solennelle.  Venez  à 
mon  aide.  Je  fais  le  vœu  de  relever  et  d'em- 
bellir votre  antique  chapelle,  si  vous  daignez, 
par  un  prodige,  faire  éclater  mon  innocence.» 
Sur  Fheure  une  suivante  demande  à  faire  une 
révélation.  Elle  se  livre  aux  mains  de  la  jus- 
tice ;  elle  dit  que  son  silence  a  été  acheté  ;  elle 
dépose  l'or  qu'elle  a  reçu  et  fait  connaître  aux 
magistrats  le  monstre  qui  a  conçu,  préparé  et 
consommé  le  crime.  L'empoisonnement  de  lâr 
châtelaine  n'a  été  que  1  avengeance  lâche  et 


—  404  ™ 

féroce  d'un  amant  rebuté.  Le  jour  se  fait,  tout 
est  révélé  et  le  véritable  coupable  est  forcé 
d'avouer  son  crime.  On  rendit  aussitôt  la  li- 
berté au  châtelain  de  Roulans  qui,  pour  ac- 
complir son  vœu;  restaura  avec  magnificence 
la  chapelle  de  Notre-Dame  d'Aigremont. 

III 

Cent  ans  plus  tard,  une  jeune  femme  de  la 
contrée  de  Roulans  se  vit  abandonnée  de  son 
mari.  Elle  se  consola  dans  un  autre  amour  et 
épousa  en  secondes  noces  un  mari  plus  jeune, 
plus  beau  et  plus  tendre  que  le  premier.  Celui- 
ci  dut  bientôt  partir  pour  une  guerre  lointai- 
ne. Apres  un  an  d'absence,  il  cesse  tout  à  coup 
de  donner  de  ses  nouvelles.  La  jeune  femme 
tout  éplorée  monte  un  jour  à  la  chapelle  d'Ai- 
gremont. Elle  prie  la  madone  avec  ferveur 
pour  que  son  époux  lui  soit  bientôt  rendu, 
puis  elle  rentre  dans  sa  maison,  le  cœur  plein 
de  foi  et  d'espérance.  Le  soir  du  même  jour, 
quelqu'un  vint  l'avertir  qu'un  homme  était  sur 
le  seuil  de  la  porte  et  demandait  à  lavoir.  Son 
cœur  bat,  elle  accourt,  ô  surprise  !  c'est  son 
époux...,  mais  celui  qui  partit  le  premier  ! 


—  405  — 


IV 

Enguérand,  sire  d/Aigremont  et  haut  baron 
de  Champlive  était  fort  licencieux.  Raillé  uri 
jour  dans  une  orgie,  de  ce  qu'il  n'avait  pu  sé- 
duire une  jeune  fille  de  Laissey,  sa  colère  fut 
telle,  qu'apercevant  du  haut  de  sa  tour  l'in- 
nocente cause  de  cette  raillerie,  Loïsa,  avec 
son  frère  le  pêcheur,  sur  une  nacelle,  il  la  tuâ 
d'un  coup  d'arbalète. 

Le  frère  recueillit  dans  ses  bras  la  jeune 
fille  sanglante  et  inanimée  et  jura  qu'il  la 
vengerait.  Dix  ans  après,  le  sire  d'Aigremont, 
vieilli  et  pénitent,  éleva  une  chapelle  à  là 
sainte  Vierge  au  faîte  de  la  montagne.  Un 
sculpteur  inconnu  lui  offrit  ses  services  et 
tailla  dans  le  marbre  une  statue  de  la  mère  de 
Dieu.  Quand  l'œuvre  achevée  fut  exposée  à 
tous  les  regards,  le  sire  d' Aigrement  y  vecon1 
nut  trait  pour  trait  l'image  de  l'infortunée  vie1 
time  de  ses  fureurs.  Tandis  qu'il  restait  immo- 
bile et  atterré,  le  sculpteur,  qui  n'était  autre 
x\ue  le  frère  de  Loïsa,  se  jeta  sur  lui,  le  tua  et 
disparut. 

V 

On  raconte  encore  l'histoire  que  voici  aà 

26 


- —  4o6  — - 

sujet  de  la  fondation  de  la  chapelle  d' Aigre- 
mont  : 

Le  sire  de  Roulans  était  marié  depuis  quel- 
ques mois  à  peine  à  la  dame  An  gèle,  lorsqu'il 
dut  partir  pour  la  guerre  sainte.  Angèle  déso- 
lée demeura  seule  au  château.  Elle  reçut  de 
son  mari  deux  ou  trois  fois  d'assez  bonnes 
nouvelles,  mais  voilà  qu'un  jour,  après  un  long 
silence,  l'écuyer  revint  seul  et  annonça  que 
dans  une  grande  bataille  livrée  sous  les  murs 
de  Jérusalem,  son  maître  disparut  et  que  tou- 
tes les  recherches  faites  pour  le  retrouver  par 
ses  gens  avaient  été  vaines. 

Le  désespoir  d'Angèle  fut  extrême,  et  l'on 
craignit  pour  ses  jours.  Toutefois,  le  temps 
ayant  peu  à  peu  calmé  sa  douleur,  son  cœur 
se  reprit  à  la  vie  et  elle  reparut  dans  le  monde 
avec  tout  l'éclat  de  sa  beauté.  De  nombreux 
prétendants  briguèrent  sa  main.  Longtemps 
elle  résista  ;  mais  à  la  fin,  elle  consentit  à 
épouser  le  seigneur  de  Laissey,  son  voisin, 
qui  avait  su  lui  inspirer  une  profonde  sympa- 
thie. Le  mariage  fut  célébré  pompeusement 
dans  la  chapelle  de  château.  Après  le  repas 
somptueux  qui  suivit  la  cérémonie  nuptiale  et 
au  moment  où  les  nouveaux  époux  allaient  se 
retirer  dans  leurs  appartements,  un  grand 
bruit  se  fit  entendre  à  la  porte  du  château. 
C'était  un  inconnu  fort  mal  en  point,  parais- 


—  40;  — 

sant  recru  d'âge,  de  fatigue  et  de  misère,  qui' 
voulait  entrer  dans  le  manoir  malgré  la  résis- 
tance des  varlets.  Angèle  s'approchant  d'une 
fenêtre,  vit  cet  étranger  et  envoya  son  page 
vers  lui  pour  s'enquérir  du  motif  qui  l'amenait. 
Le  vieillard,  après  avoir  questionné  l'envoyé 
de  la  châtelaine,  apprit  de  lui  que  la  fête  que- 
Ton  célébrait  au  château  était  celle  du  mariage 
de  la  dame  de  Roulans  et  du  sire  de  Laissey. 
Cette  nouvelle  parut  le  plonger  dans  une  stu- 
peur profonde.  Il  demeura  muet  un  instant, 
puis  il  tira  de  son  doigt  un  anneau  qu'il  remit 
au  page,  en  le  priant  de  le  porter  à  la  châte- 
laine. Cela  fait,  il  s'éloigna  rapidement.  Le 
page  revint  auprès  de  dame  Angèle,  quir 
inquiète  et  troublée  par  une  sorte  de  pressen- 
timent, attendait  son  retour  avec  anxiété.  A 
la  vue  de  cet  anneau  que  lui  remit  le  page,, 
Angèle  poussa  un  grand  cri  et  tomba  évanouie  : 
elle  avait  reconnu  l'anneau  du  sire  de  Roulans,, 
son  premier  époux;  elle  ne  pouvait  douter  qu'il 
ne  fût  encore  vivant.  Le  trouble  et  la  confusion 
qui  suivirent  cette  scène  ne  peuvent  se  décrire» 
Les  invités,  comme  s'ils  eussent  été  eux-mêmes 
coupables  du  crime  de  la  châtelaine,  se  reti- 
rèrent la  terreur  dans  l'âme.  Le  sire  de 
Laissey,  comme  pour  se  laver  d'une  faute  dont 
il  se  repentait  amèrement  de  s'être  rendu  com- 
plice, partit  pour  la  croisade  et  périt  bientôt 


—  408  — 

sous  le  glaive  de  l'ennemi.  Le  sire  de  Roulans 
disparut  sans  retour,  et  alla  finir  sa  vie  dans 
un  cloître  éloigné.  Quant  à  la  pauvre  Angèle, 
elle  ne  songea  plus  qu'à  obtenir  son  pardon  de 
Dieu.  Elle  fit  bâtir  sur  la  pointe  du  rocher  qui 
dominait  son  château  la  chapelle  que  l'on  y 
voit  encore  aujourd'hui;  la  tradition  ajoute 
que  lorsque  le  monument  fut  achevé  et  que 
l'autel  de  la  madone  fut,  consacré  selon  les 
rites  de  l'église,  Angèle  sortit  du  château, 
s'agenouilla  à  la  porte  d'entrée,  et,  le  corps 
couvert  d'un  ciliée,  monta  sur  ses  genoux 
jusqu'à  la  chapelle  d'Aigremont,  laissant  aux 
ronces  les  lambeaux  de  sa  chair  et  teignant  de 
son  sang  les  pierres  du  chemin.  Quand  elle 
arriva  au  sommet  de  la  montagne,  épuisée  de 
fatigue  et  de  douleur,  elle  tomba  morte  sur  le 
seuil  de  la  chapelle. 

Ces  différents  récits,  qui  se  rattachent  à  l'histoire 
des  anciens  témoignages  du  culte  connu  sous  le  nom 
d'hyperdulie  ou  de  dévotion  à  la  Sainte  Vierge,  ont  été 
publiés  avec  plus  d'étendue,  soit  en  vers,  soit  en  prose, . 
£  différentes  époques  :  (Voir  Recueil  de  V Académie  de 
Besançon,  nos  du  24  août  1837  et  du  29  janvier  1872.  — " 
Voir  aussi  Légendes  et  Traditions  franc-comtoises/ 
brochure  de  70  pages  publiée  à  Besançon  en  1873,  par 
divers  auteurs.) 


98 


Une  Grâce  de  Notre-Dame 

(Canton  de  Roulans) 

L  y  avait  à  Roulans  un  homme  marié  qui 
avait  le  malheur  de  ne  pas  aimer  sa 
femme,  et  d'être  épris  de  deux  autres 
créatures  avec  lesquelles  il  avait  des 
relations  coupables  et  tellement  suivies  que  le 
public  et  que  sa  femme  elle-même  ne  les 
ignorait  point.  Celle-ci,  honnête  et  bien  sager 
était  contrainte  de  souffrir  ces  deux  rivales, 
avec  le  chagrin  que  Ton  peut  penser.  Mais  elle 
avait  tant  prié  N.-D.  de  Roulans  et  fait  tant 
de  pèlerinages  à  son  antique  chapelle,  au 
sommet  du  mont  sacré,  qu'avec  l'amour  de 
la  paix  et  du  bon  ménage  elle  avait  reçu  du, 
ciel  cette  vertu  de  patience  qui  vient  souvent  à, 
bout  des  caractères  les  plus  intraitables. 

Un  jour  donc  que  son  mari  se  disposait 
pour  aller  à  la  foire  à  Besançon,  une  des  deux: 
illégitimes  lui  commanda  de  lui  rapporter  une 
pelisse  de  chaude  fourrure  et  l'autre  une  étoffe, 
précieuse  et  belle  pour  une  robe.  A  peine 
pensa-t-il  à  sa  femme,  préoccupé  qu'il  était 
du  fol  amour  de  ces  deux  indignes  créatures. 
Toutefois,  plus  par  acquit  qu'autrement,  il 


—  4io  — 

lui  demanda  au  départ  si  elle  ne  voulait  pas 
qu'il  lui  apportât  quelque  chose  de  la  foire. 
Achetez,  lui  dit-elle,  pour  trois  liards  d'enten- 
dement afin  de  comprendre  mieux  vos  devoirs. 
Il  lui  promit  en  se  gaussant,  que  s'il  en  trou- 
vait sur  la  place  Labourey,  il  ne  manquerait 
pas  d'en  acheter  pour  trois  liards. 

Après  donc  qu'il  eut  fait  ses  emplettes  prin- 
cipales, il  n'oublia  point  ce  qu'il  avait  promis 
à  ses  deux  sangsues  et  l'acheta.  Puis,  entre- 
tenant le  maître  de  son  hôtellerie,  il  lui  dit  en 
riant  qu'il  ne  lui  restait  plus  rien  à  acheter 
que  pour  trois  liards  d'entendement,  que  sa 
femme  l'avait  prié  de  lui  rapporter  pour  le 
retirer  de  l'amour  de  ces  femmes  qui  le  per- 
daient. Si  vous  le  voulez,  lui  dit  l'hôte  qui 
connaissait  sa  misérable  conduite,  je  vous  en 
donnerai  gratuitement,  qui  vous  vaudra  plus 
de  cent  écus  étant  bien  ménagé.  Quand  vous 
aurez  passé  les  Longeaux  et  que  vous  appro- 
cherez de  Roulans,  prenez  des  habits  tout 
déchirés  et  mettez-vous  en  équipage  d'un 
homme  dévalisé,  tuez  même  une  volaille,  frot- 
tez de  son  sang  un  des  côtés  de  votre  visage, 
et  enveloppez-vous  la  tête  de  quelque  linge 
comme  si  vous  étiez  bien  blessé  par  des  vo- 
leurs, et,  en  cet  état,  présentez-vous  successi- 
vement à  vos  trois  femmes,  et  vous  saurez 
ialors  celle  qui  vous  aime  réellement. 


—  4ii  — 

Il  suivit  ce  conseil  et,  dès  qu'il  se  présenta 
au  logis  de  la  première  de  ces  mauvaises 
femmes,  il  se  prit  à  se  lamenter  comme  un 
homme  que  les  voleurs  avaient  réduit  à  la 
banqueroute  et  à  la  mendicité,  si  elle  ne  l'as- 
sistait en  ce  désespoir.  —  «  Quoi  !  lui  dit  cette 
mégère,  vous  me  demandez  mon  bien  ?  Ne 
vous  suffit-il  pas  que  je  me  sois  déshonorée 
pour  votre  plaisir.  »  La  seconde  le  traita  plus 
durement  encore,  car  elle  le  repoussa  avec 
injures.  Il  se  présenta  enfin  à  sa  femme  pour 
lui  conter  son  infortune  comme  aux  autres; 
mais  elle,  sans  lui  donner  le  temps  de  parler, 
lui  saute  au  cou,  l'embrasse  et  pleure  en  le 
voyant  dans  un  si  piteux  état;  elle  le  console 
et  lui  donne  courage,  l'assurant  qu'elle  ne 
l'abandonnera  point  parce  qu'elle  est  son 
épouse  et  sa  meilleure  amie  dans  la  mauvaise 
fortune  comme  dans  la  bonne.  Elle  ajoute  que 
le  bon  Dieu  saura  bien  réparer  par  ses  béné- 
dictions les  pertes  qu'il  a  pu  éprouver.  Quant 
à  lui,  versant  des  larmes  d'attendrissement  et 
de  bonheur,  il  la  tire  de  son  erreur,  la  rassure 
et  lui  raconte  ce  qu'il  a  fait.  Il  proteste  qu'à 
l'avenir  il  n'y  aura  dans  son  cœur  d'affection 
que  pour  elle.  Il  lui  donna  tout  ce  qu'il  avait 
acheté  pour  les  autres,  et  dès  lors  il  ne  cessa 
de  vivre  en  parfaite  harmonie  d'idées  et  de 
sentiments  avec  sa  femme. 


99 


L'Homme  Mort 

(Canton  de  Vercel) 


A  route  de  Morteau  à  Besançon  traverse, 
en  quittant  Avoudrey,  une  vaste  plaine 
monotone,  dépourvue  d'habitations,  au 
milieu  de  laquelle  paît  un  bétail  aussi 


maigre  que  le  sol  sur  lequel  il  cherche  sa 
nourriture.  Les  arbres  vigoureux,  les  collines 
verdoyantes,  les  sites  accidentés  ont  momen- 
tanément disparu  ;  et  ce  triste  paysage  se 
continue  jusqu'à  l'Homme  mort,  lugubre 
dénomination  donnée  à  un  petit  bouquet  d'ar- 
bres s'élevant  à  la  bifurcation  des  routes  de 
Morteau  à  Besançon  et  d'Epeno'y  à  Vercel,  en 
un  mot  situé  à  la  rencontre  de  quatre  che- 
mins, embranchement  fatidique  au  moyen-âge 
et  que  le  vulgaire  superstitieux  ne  traversait 
le  soir  qu'en  tremblant  ;  car  là,  à  l'ombre  de  la 
nuit,  se  réunissaient  souvent  les  fées  et  les 
sorciers  de  la  contrée,  auteurs  de  ces  scènes 
diaboliques,  connues  sous  le  nom  de  Sabbat. 

Par  une  sombre  soirée  d'automne,  un  mal- 
heureux voyageur,  attiré  par  la  musique 
étrange  et  délicieuse  qui  accompagnait  tou- 


—  4i3  — 

jours  ces  réunions  nocturnes,  s'introduisit  fur- 
tivement au  festival  magique;  mais  mal  lui 
en  prit,  car  on  le  trouva  mort  le  lendemain. 
Comme  il  était  entièrement  inconnu  au  pays, 
qu'il  n'était  porteur  d'aucun  papier  et  qu'on  ne 
trouva  sur  lui  aucun  signe  ou  objet  religieux, 
on  crut  qu'il  faisait  partie  de  la  bande  sata- 
nique  ;  aussi  les  prêtres  lui  refusèrent-ils  les 
honneurs  de  la  sépulture.  On  l'enterra  dans 
l'endroit  même  où  il  avait  été  trouvé  sans  vie 
et  ce  lieu  a  toujours  gardé  depuis  le  nom  de 
F  Homme-Mort. 
(H.  Hémonin.) 

IOO 

-  La  Dame  verte  du  château  de  Nidor 

(Canton  de  Vercel) 

ur  la  montagne  des  aigles  (ayes),  à  une 
demi-lieue  au-dessus  de  Vercel,  on  voit 
le  château  de  Nidor.  On  ne  saurait  dire 
ni  à  quelle  époque  il  fut  construit,  ni 
dans  quel  temps  il  fut  ruiné.  Les  restes  de  ce 
château  consistent  dans  la  plate-forme  assez 
étroite  sur  laquelle  il  fut  situé,  dans  le  fossé 
qui  le  séparait  du  reste  de  la  montagne  et 
dans  un  puits  aux  trois  quarts  comblé. 

La  tradition  place  dans  ces  ruines,  et  sur- 


~  4M  — 

tout  dans  le  puits  qui  en  dépend,  la  présence 
d'une  Dame-  Verte  préposée  à  la  garde  des 
trésors  qui  y  sont  enfouis.  Sa  bouche  estpleine 
de  feu  et  elle  empêche  toute  personne  d'ap- 
procher. 

IOI 

La  Chapelle  de  Jésus 

(Canton  de  Vercel) 

L  y  avait  à  Vercel,  à  l'extrémité  de  la 
rue  de  Jésus,  en  allant  àGoux,  une  cha- 
pelle gothique,  qui  a  existé  jusqu'à  la 
Révolution  de  1789.  Elle  était  située  en 
face  de  la  fontaine  dite  de  Jésus,  non  loin 
d'un  petit  ruisseau  qu'elle  alimente  en  partie. 
Avant  son  érection,  cet  endroit  et  tout  le 
voisinage  du  côté  des  prés,  étaient  très  maré- 
cageux, et  le  terrain,  lors  des  grandes  pluies 
surtout,  y  était  mouvant  et  dangereux.  La  rue 
de  Jésus  n'existait  pas  encore  ;  il  y  avait  seu- 
lement, de  ce  côté,  trois  ou  quatre  maisons 
comprises  dans  le  faubourg  situé  en  dehors  des 
murs  du  bourg  et  du  château-fort  des  comtes 
de  Neuchâtel,  alors  seigneurs  de  Vercel.  La 
seigneurie  de  Vercel  a  en  effet  appartenu 
aux  comtes  de  Neuchâtel  depuis  1325  jus- 
qu'en 151 6. 


—  4*5  - 

C'était  au  commencement  du  XVe  siècle,  un 
chevalier  pesamment  armé,  passant  dans  ce 
lieu  pendant  une  nuit  d'hiver,  au  moment  d'une 
crue  d'eau  vit  tout  à  coup  sa  monture  s'enfon- 
cer dans  la  vase  et  lui-même  en  danger  de 
mort.  Eperdu,  loin  de  tout  secours  humain,  il 
invoqua  avec  ferveur  le  saint  nom  de  Jésus  et 
promit  de  fonder  en  ce  lieu  une  chapelle  en  son 
honneur  s'il  échappait  à  ce  péril. 

A  peine  avait-il  fait  cette  promesse  qu'il  fut 
comme  porté  avec  sa  monture  hors  du  marais 
et  délivré  de  tout  danger.  Sa  reconnaissance 
suivit  de  près  son  salut,  car  il  s'occupa  aussi- 
tôt de  l'accomplissement  de  son  vœu.  Par  ses 
soins  on  vit  s'élever  une  jolie  chapelle  sous 
l'invocation  du  nom  de  Jésus,  qu'il  dota- géné- 
reusement et  pourvut  d'un  desservant. 

102 

Le  Chapelet  indulgencié 

(Canton  de  Vercel) 

E  chapelet,  cette  couronne  de  prières  que 
saint  Dominique  a  inventée  pour  orner 
le  front  de  la  reine  des  cieux,  est  une 
très  bonne  dévotion.  On  obtient  souvent 
par  elle  les  plus  grandes  grâces,  et  l'histoire 
que  voici  en  est  une  preuve  bien  frappante. 


—  416  — 

Au  commencement  du  XIVe  siècle,  il  y  avait 
à  Besançon  un  artiste  distingué  qui  savait 
reproduire  habilement  sur  la  toile  les  plus 
beaux  spectacles  de  la  nature  et  qui  se  serait 
peut-être  fait  un  nom  immortel  dans  les  arts, 
si  son  existence  n'eût  pas  été  traversée  par 
des  revers  et  des  chagrins  de  toute  sorte.  Le 
malheur  n'avait  cependant  jamais  abattu  son 
courage  ;  seulement  il  affichait  une  conduite 
peu  régulière  et  affectait  des  sentiments  irré- 
ligieux. 

Un  jour  d'été  qu'il  venait  visiter  en  partie 
de  plaisir  la  glacière  de  Chaux-les-Passavent 
avec  une  joyeuse  et  brillante  compagnie,  il 
fut  convenu  qu'avant  de  se  rendre  à  l'entrée 
de  la  grotte,  on  visiterait  en  passant  le  monas- 
tère de  la  Grâce-Dieu.  Une  parente  de  l'irré- 
ligieux peintre  qui  se  trouvait  par  hasard 
dans  le  nombre  des  touristes,  lui  dit  :  Oserez- 
vous  bien,  vous,  pénétrer  dans  cette  sainte 
maison  ?  On  va  vous  fermer  la  porte  comme 
on  la  fermerait  au  nez  d'un  diable.  —  Non 
pas,  dit  le  peintre  :  passez-moi  seulement  vo- 
tre chapelet  autour  du  cou  et  l'on  va  me  rece- 
voir à  bras  ouverts,  comme  un  pèlerin  venant 
de  Palestine.  La  dame,  qui  avait  dans  sa  main 
un  magnifique  chapelet  indulgencié,  s'empressa 
de  le  mettre  au  cou  de  son  parent,  non  sans 
faire  des  vœux  pour  qu'il  lui  portât  bonheur. 


—  4i7  — 

Les  hommes  sont  reçus  dans  le  monastère  ; 
les  femmes  attendent  au  dehors.  La  visite 
dura  une  demi-heure  à  peine.  A  la  sortie,  le 
peintre  avait  encore  au  cou  le  chapelet  de  sa 
parente  ;  mais  un  effet  merveilleux  de  la 
grâce  s'était  accompli  en  lui,  tandis  qu'il  par- 
courait ces  longs  corridors  sombres  remplis 
d'inscriptions  sacrées.  A  quinze  jours  de  là,  le 
peintre  bisontin  disait  adieu  au  monde  et  re- 
prenait seul  le  chemin  de  la  vallée  de  la  Grâce- 
Dieu,  où  il  allait  s'ensevelir  tout  vivant.  Il  ne 
portait  plus  à  son  cou  le  chapelet  de  sa  pieuse 
parente  ;  il  le  tenait  à  la  main  et  le  récitait 
dévotement  chemin  faisant.  Il  fit  pour  orner 
la  chapelle  du  monastère  un  beau  tableau  où  il 
était  représenté  en  costume  mondain  à  genou 
avec  un  chapelet  au  col  et  faisant  vœu  à  N.-D. 
d'être  son  pénitent  à  la  Grâce-Dieu. 

Ce  tableau,  que  tous  les  connaisseurs  esti- 
maient, survécut  peu  à  son  auteur  ;  il  fut  dé- 
truitpar  l'incendie  qui,  en  1367,  dévora  le  cou- 
vent de  la  Grâce-Dieu. 


103 


Le  Reclus  de  Leugney 

(Canton  de  Vercel) 

VANT  la  fondation  de  l'abbaye  de  la 
Grâce-Dieu,  c'est-à-dire  avant  1 139, 
Antoine  de  Leugney,  voulant  expier 
ses  péchés  de  jeunesse,  obtint  de  Hu- 
gues, chapelain  du  roi  de  Bourgogne,  la  per- 
mission de  construire  une  cellule  dans  le  mur 
de  l'église  de  Leugney,  où  il  s'enferma  pour 
vaquer  plus  librement  à  la  contemplation  des 
choses  saintes.  Une  seule  petite  ouverture 
grillée  lui  donnait  vue  sur  les  saints  taberna- 
cles et  la  charité  des  fidèles  pourvoyait  à  son 
chétif  entretien. 

Sur  l'autel  le  plus  rapproché  de  sa  cellule, 
il  y  avait  une  vierge  qu'il  regardait  en  médi- 
tant chaque  jour  sur  le  mystère  de  l'Incarna- 
tion. Aucun  doute  ne  s'élevait  dans  son  esprit 
sur  la  toute  puissance  de  Dieu  ;  mais  en  réci- 
tant le  Credo  quelque  chose  l'inquiétait  quand 
il  prononçait  ces  paroles  :  concept  us  est  de 
spiritu  sancto.  En  vain  son  confesseur  avait 
essayé  plusieurs  fois  de  le  rassurer  sur  cette 
vague  inquiétude,  elle  le  troublait  toujours,  et 


—  4i9  — 

il  priait  Dieu  de  l'en  délivrer.  Un  soir,  il  s'en- 
dormit en  prianjt  et  il  vit  en  songe  le  corps  de 
la  Vierge  placé  sur  l'autel  en  face  de  sa  cel- 
lule s'entrouvrir  comme  pour  lui  laisser  aper- 
cevoir le  fruit  bénit  de  ses  entrailles.  Peu  de 
temps  après  il  mourut  dans  son  sépulcre  anti- 
cipé, dont  on  mura  pour  jamais  la  petite  ou- 
verture. Cent  ans  plus  tard,  la  nouvelle  géné- 
ration de  la  grande  paroisse  ne  parlait  plus 
d'Antoine,  le  Reclus  de  Leugney  ;  mais  on 
voyait  encore  il  y  a  peu  de  temps  dans  cette 
église  une  vierge  antique  dont  le  ventre  ou- 
vert laissait  voir  l'enfant  Jésus  dans  la  posi- 
tion des  enfants  qui,  entre  leur  conception  et 
leur  naissance,  se  nourrissent  de  la  substance 
de  leur  mère. 

Cette  statuette  qui  rappelait  sans  doute  le 
songe  du  reclus  de  Leugney  a  été,  on  ne  sait 
trop  pourquoi,  enlevée  de  cette  église  par 
M.  l'abbé  Jeannin  vers  1870. 


ARRONDISSEMENT  DE  MONTBÉLIARD 


i 

Le  Dragon  de  Dung 

(Canton  de  Montbéliard) 

A  Franche-Comté  a  des  cavernes  redou- 
tées du  vulgaire,  où  des  trésors  sont 
gardés  par  d'horribles  dragons  qui  vo- 
missent des  flammes. 
On  raconte  qu'un  de  ces  dragons  exerçait 
'd'épouvantables  ravages  dans  le  pays  d'Ajoie 
(arrondissement  de  Montbéliard),  mais  un 
hercule  du  village  de  Dung,  ayant  eu  l'audace 
d'affronter  cette  hydre,  eut  la  gloire  de  la 
terrasser. 

(D.  Monnier.  Loc.  cit.  p.  134). 

Sur  la  montagne  de  Dung,  une  Vouivre  est 


• —  422  — ' 

fière  d'avoir  survécu  à  la  défaite  du  dragon 
qui  désolait  les  chrétiens  du  beau  pays  d'Ajoie* 

(Id.  Culte  des  Esprits,  p.  7.) 

2 

Le  Mythe  de  la  tante  Arie 

(Canton  de  Montbéliard) 

E  mythe  de  la  Tante  A  rie  n'appartient 
pas  exclusivement  à  la  Franche-Comté, 
comme  celui  de  la  Vouivre.  On  le  re- 
trouve en  Suisse  et  en  Allemagne,  de 
même  que  dans  plusieurs  autres  provinces  de 
France. 

Chez  nous,  c'est  dans  le  pays  de  Montbé- 
liard que  la  Bonne  Tante  Arie,  cette  divinité 
des  enfants,  paraît  être  plus  particulièrement 
honorée.  (Voir  Masson,  Nouvelle  Astrée,  2 
vol.  in-i  2.)  Ailleurs  encore ,  en  Franche- 
Comté,  la  bonne  tante  Arie  est  la  fée  bien- 
aimée  des  chaumières,  l'amie  de  Tordre  et  du 
travail,  la  protectrice  des  jeunes  mères.  Elle 
répand  ses  bienfails  d'une  manière  spéciale  sur 
les  ménages  économes  et  laborieux.  Elle  en- 
courage le  pauvre  à  supporter  avec  résignation 
sa  misère.  Elle  empêche  la  quenouille  des 
femmes  et  la  vertu  des  filles  de  s'embrouiller. 


—  423  ~ 

Elle  vient  se  pencher  doucement  la  nuit  à 
l'oreille  des  enfants  pour  leur  dire  de  bonnes 
paroles,  s'ils  sont  dociles  et  studieux;  pour 
les  gronder,  s'ils  sont  paresseux  et  méchants. 
Elleapourtous  des  conseils,  des  caresses  et  des 
consolations.  Elle  est  le  bon  g-éniedes  familles  : 
voilà  pourquoi  chacun  parle  d'elle  avec  le  plus 
profond  respect.  (Voir  Rougebief,  Un  fleuron 
de  la  France,  p.  259.  —  Monnier.  Culte  des 
Esprits.) 

La  tante  Arie,  génie  bienfaisant  du  pays 
d'Ajoie,  Montbéliard,  Baume-les-Nonnes,  est 
une  bonne  fée  qui  ne  descend  des  airs,  d'où 
elle  tire  son  nom  An' a,  que  pour  visiter  les 
cabanes  et  donner  des  prix  à  la  jeunesse  labo- 
rieuse. Elle  apprend  à  filer  aux  bergerettes  et 
même  aux  princesses,  et  quand  elle  est  mé- 
contente d'une  jouvencelle,  son  courroux  se 
borne  à  mêler  sa  filasse  pendant  le  carnaval. 
Junon,  comme  reine  de  l'air,  était  déjà  sur- 
nommée A  n'a  ;  mais  Junon  n'était  pas  si 
bonne  que  la  Tante  Arie. 

(Monnier,  Culte  des  Esprits.) 


3 


L'Antiphonier  de  saint  Ursane 

(Canton  de  Montbéliard) 

Y^^\E  Moutier  de  saint  Ursane,  dans  l'Elis- 
gau,  canton  de  Montbéliard,  fut  fondé 
vers  l'an  629  par  saint  Vandrille.  Les 
moines  de  ce  couvent  devaient,  chaque 
année  bissextile,  à  l'archevêque  de  Besan- 
çon, un  surplis  assez  fin  pour  qu'il  pût  passer 
dans  l'anneau  d'une  bague  et  une  chaudière 
d'airain  contenant  une  tine. 

Saint  Urcicin,  disciple  de  saint  Colomb  an, 
fut  enterré  dans  ce  monastère. 

Les  moines  de  ce  moutier  qui  chantaient  au 
lutrin,  étaient  tout  surpris  de  voir  tourner  le 
feuillet  de  V antiphonier  par  une  main  invi- 
sible. Ils  avaient  beau  se  presser,  la  main 
était  plus  leste  qu'eux  et  tournait  le  feuillet 
avec  une  précision  admirable.  Cet  exercice 
dura  douze  mois,  et  les  religieux  ne  savaient 
qu'en  dire.  Mais  le  jour  de  Noël,  au  dernier 
Evangile,  un  frère  qui  était  mort  Tannée  pré- 
cédente à  la  même  heure,  leur  apparut  avec 
un  visage  riant,  et  leur  conta  que  pour  le  pu- 
nir de  ces  distractions  au  chœur,  Dieu  l'avait 


—  425  — 

condamné  à  tourner  pendant  trois  cent  soi- 
xante-cinq jours  le  feuillet  de  Vantiphonier^. 
et  que  c'était  là  son  purgatoire. 

(Dusillet  Iseult,  t.  Ier,  p.  207). 


4 

La  Sainte-Fontaine 

(Canton  de  Montbéliard) 

ON  loin  de  Lougres,  canton  de  Mont- 
béliard, on  trouve  une  source  nommée  * 
dans  le  pays  la  Sainte-Fontaine.  Ses  . 
eaux  passent  pour  avoir  la  propriété  de  - 
guérir  les  affections  des  voies  urinaires.  On, 
dit  qu'il  existait  autrefois  en  ce  lieu  un  éta- 
blissement de  bains. 

Quelques  débris  de  murailles  que  Ton  aper- 
çoit çà  et  là  témoignent  en  effet  de  l'existence 
d'anciennes  constructions.  On  prétend  dans  le 
pays  que  cet  établissement  fut  jadis  très  ré- 
puté. Quoiqu'il  en  soit  de  cette  tradition  popu- 
laire, les  habitants  du  pays  attribuent  encore 
aujourd'hui  une  vertu  bienfaisante  aux  eaux 
de  la  sainte  fontaine  et  on  les  administre  avec 
confiance  aux  malades.  Ces  eaux  ne  sont  ja~ 


—  426  — 

mais  troublées  par  les  variations  atmosphéri- 
ques. 

(Annuaire  du  Doubs,  1846,  p.  198). 

5 

La  Mort  de  Cuvier 

(Canton  de  Montbéliard) 

NE  tradition  populaire  du  village  de 
/jljjP  Cuvier,  canton  de  Nozeroy  (Jura),  rap- 
'^^0^  porte  qu'un  habitant  de  cette  commune, 
Qr)  ayant  embrassé  le  protestantisme  au 
XVIe  siècle,  fut  obligé  de  s'expatrier  pour  évi- 
ter les  persécutions  ;  qu'il  se  réfugia  à  Mont- 
béliard, et  que,  pour  cacher  son  nom,  il  prit 
celui  de  son  village. 

Cet  homme  serait  devenu,  dit-on,  la  souche 
de  la  famille  d'où  est  sorti  l'éminent  natura- 
liste. Cuvier  (  G  eor  g  e  s  -  L  é  op  ol  d-C  h  r  é  t  i  e  n  -Fr  é- 
déric-Dagobert),  né  à  Montbéliard  le  23  août 
1769,  de  parents  pauvres. 

Nous  avons  sur  la  vie,  les  œuvres  et  la  mort 
de  Cuvier  des  notes  historiques  fort  exactes. 
On  sait  que  le  8  mai  1 832,  il  ouvrait  son  Cours 
•d'histoire  des  sciences  naturelles  par  une 
«leçon  où  il  laissait  entrevoir  son  dessein  de 


—  427  — 

pénétrer  dans  les  vues  de  la  création.  Jamais 
il  n'avait  parlé  d'une  manière  aussi  animée  et 
aussi  persuasive.  Ses  élèves  en  le  quittant  se 
félicitaient  de  l'entendre  à  la  prochaine  leçon  ; 
mais  déjà  les  symptômes  de  la  maladie  peu  or- 
dinaire qui  devait  trancher  ses  jours  se  mani- 
festaient ;  on  ne  devait  plus  revoir  dans  sa 
ehaire  l'illustre  professeur.  Atteint  subite- 
ment d'une  paralysie  qui  attaqua  d'abord  le 
larynx,  Cuvier  vit  sans  effroi  la  vie  s'éteindre 
successivement  en  lui,  et,  malgré  les  secours 
de  l'art,  il  rendit  l'esprit  le  13  mai,  après  cinq 
jours  de  maladie,  regrettant  seulement  de 
n'avoir  pu  terminer  plusieurs  travaux  entre- 
pris. Il  était  à  peine  âgé  de  62  ans. 

Un  grand  homme  meurt,  comme  le  plus 
petit  de  ses  semblables.  Mais  le  peuple,  tou- 
jours avide  de  merveilleux,  ne  laisse  pas  vo- 
lontiers mourir  vulgairement  un  grand  homme, 
quand  il  veut  bien  admettre  qu'il  soit  réelle- 
ment mort.  Quelquefois  des  légendes  les  font 
vivre  bien  au-delà  du  plus  long*  terme  connu 
de  la  vie  humaine. 

Voici,  sur  la  mort  de  Cuvier,  une  version 
légendaire  qui  mérite,  à  ce  point  de  vue,  d'ê- 
tre recueillie. 

En  ce  temps-là,  un  fléau  terrible,  le  choléra, 
ravageait  la  population  de  Paris.  Tous  les  sa- 
vants médecins  de  la  capitale  recherchaient 


—  428  — 

activement,  mais  en  vain,  les  causes  de  cette 
affreuse  épidémie.  Comment  avait-elle  pu 
venir  d'Orient  jusque  chez  nous  ?  Elle  a  été 
importée  ici,  disaient  les  uns,  par  quelque  pè- 
lerin auquel  on  aura  omis  de  faire  faire  qua- 
rantaine. Elle  est  venue,  disaient  les  autres, 
dans  les  plis  des  étoffes  qui  nous  arrivent  du 
levant,  ou  dans  les  caisses  de  denrées  que  nous, 
expédie  l'Asie.  C'est  le  vent,  disaient  ceux-ci, 
on  ne  peut  savoir  ce  que  c'est,  disaient  ceux-là. 

Le  grand  Cuvier  était  assis  dans  un  fauteuil, 
au  bord  de  sa  fenêtre.  Il  était  entouré  de  ses. 
amis  qui  l'entretenaient  de  ce  triste  sujet  de 
conversation.  Tout  à  coup,  Cuvier  se  lève, 
saisit  entre  ses  doigts  un  insecte  qui  voletait 
contre  la  vitre.  «  Voyez,  leur  dit-il,  cette 
mouche  :  c'est  la  mouche  asiatique  !  C'est  elle 
qui  nous  apporte  le  choléra.  »  Quelques  heu- 
res après,  Cuvier  mourait  de  cette  maladie  et 
emportait  avec  lui  dans  la  tombe  bien  des. 
secrets  du  Créateur. 

(Pour  une  variante,  voir  Revue  littéraire  de  la 
Franche-Comté,  2°  année,  p.  649). 


7 


Tradition  de  la  Tante  Arie 

(Canton  de  Montbéliard) 

UE  dirai-je  de  la  tante  Arie,  ce  génie- 
bienfaisant  du  pays  d'Ajoie,  si  cher  à 
^w  toutes  les  familles  ?  Aimable  fée  au 
9/  '  cœur  aimant,  au  front  serein,  à  la  mâin . 
libérale  et  caressante,  elle  ne  descend  des  airs, 
élément  où  semble  surtout  résider  sa  divinité, 
que  pour  visiter  les  cabanes  hospitalières  et 
pour  décerner  des  présents  à  la  jeunesse  do- 
cile et  studieuse.  Ennemie  de  la  paresse,  c'est 
tout  au  plus  si  elle.dépose  toute  son  indulgence 
pour  mêler  malignement  la  filasse  qui  est  sus- 
pendue à  la  quenouille  d'une  jeune  fille  au 
Jour  de  carnaval.  Car  il  faut  savoir  que  la 
tante  Arie,  filant  comme  toutes  les  fées,  donne 
l'exemple  du  travail  en  même  temps  qu'elle 
en  dicte  le  précepte. 

C'est  un  être  tout  moral  qui  exerce  une 
heureuse  influence  sur  la  première  éducation. 
Les  enfants  la  fêtent  et  ils  en  sont  fêtés  à 
Noël  :  une  table  chargée  de  joujoux  et  démets 
délicats  est  préparée  dans  un  appartement.  A 
mn  certain  signal  (c'est  ordinairement  le  brui  t 


™  43°  — 

de  la  sonnette  de  l'âne  sur  lequel  vient  d'ar- 
river la  tante  aérienne),  les  portes  s'ouvrent, 
les  joyeux  croyants  se  précipitent  dans  la 
chambre  enchantée,  et  chacun  prend  sa  part 
de  la  munificence  de  la  Déesse. 

(Monnier.  Culte  des  Esprits,  p.  46)* 


8 

Le  Monsieur  des  Murgers;  a  Etouvans 

(Canton  d'Audincourt) 

L  y  a  sur  le  territoire  de  la  commune 
;  d'Etouvans,  canton  d'Audincourt,  un 
N  fin  âge  en  nature  de  prés-bois  que  Ton 
appelle  les  murgers.  Une  femme  de  la 
localité  était  venue  un  jour  en  cet  endroit  pour 
y  recueillir  un  peu  d'herbe.  Comme  elle  se 
levait  machinalement  pour  voir  et  écouter  au- 
tour d'elle,  elle  aperçut  à  quelque  distance  un 
homme  à  cheval,  bien  vêtu  et  immobile.  Tout 
d'abord,  elle  se  prend  à  le  considérer,  mais 
sur  un  signe  qu'il  lui  fit  d'approcher,  la  femme 
eut  peur  et  prit  la  fuite.  «  Malheureux  !  »  s'é- 
cria le  cavalier. 

La  femme  ne  manqua  pas  de  raconter  au  vil- 
lage ce  qu'elle  venait  de  voir  et  d'entendre. 
Les  anciens  observèrent  que  ce  n'était  pas  la 


—  43i  — 

première  fois  que  quelqu'un  apercevait  le 
Monsieur  des  Mur  g  ers.  D'après  la  tradition 
qui  se  retrouve  en  beaucoup  d'autres  lieux  de 
notre  province,  le  Monsieur  des  Murgers 
serait  un  réprouvé  condamné  à  revenir  là,  en 
punition  desgouailleries  d'autrefois  contre  les 
gens  qui  allaient  à  la  messe,  tandis  qu'il  pas- 
sait le  dimanche  à  chasser  avec  ses  chiens 
dans  les  bois  d'alentour. 

L'apparition  de  ce  revenant  au  finage  des 
Murgers  a  fait  supposer  que  le  Monsieur  pou- 
vait bien  avoir  enfoui  un  trésor  en  cet  endroit. 
On  finit  par  le  croire  sérieusement,  et  des 
tranchées,  dont  on  voit  encore  aujourd'hui  des 
traces,  furent  ouvertes  en  divers  sens,  mais 
$ans  résultat. 

9 

Tradition  historique  sur  les  gens  de 
Dasle 

(Canton  d'Audincourt) 

oici  en  quels  termes  s'exprimaient,  sur 
)  le  compte  des  habitants  de  Dasle,  les 
commissaires  chargés  en  i5Ô2  èt  1573 
d'une  visite  ecclésiastique  : 
«  Ceux  de  Dasles  sont  fort  desbordés,  même 
les  anciens  et  jurés,  chantant  des  chansons 


—  432  — 

deshonnêtes  et  rondeaux.  Ils  sont  assez  mau- 
vais et  des  m  ai  s  très  pour  jurer,  qui  se  rient 
quand  on  les  en  reprend  et  qui  se  querellent 
souvent.  ». 

Voilà  pour  les  hommes. 

Maintenant,  voici  pour  les  filles  : 

En  1 704,  le  ministre  J.-J.  Pelletier  excom- 
munia toutes  les  filles  du  village  de  Dasles 
pour  s'être  rendues  à  Selencourt,  les  jours  de 
la  fête  patronale  et  y  avoir  dansé  quelques 
aj  ou  lot  tes  avec  les  garçons  du  lieu  ;  mais 
celles-ci  recoururent  à  la  clémence  du  duc 
Léopold  Ebérard,  auquel  elles  présentèrent 
une  requête  à  l'effet  d'obtenir  la  cessation  de 
toutes  poursuites,  d'autant  plus,  est-il  dit, 
qu'elles  ont  dansé  sous  les  yeux  de  S.  A.  S. 
qui  a  paru  y  prendre  plaisir. 

Quelle  est  donc  cette  danse  de  Y Ajoulotte  ? 
Sans  doute  une  danse  particulière  au  pays 
d'Ajoie,  comme  la  Gavotte  était  une  danse 
particulière  aux  habitants  de  la  vallée  de  Bar- 
celonette  et  autres  adjacentes  qu'on  appelle 
Gavots. 

Nous  appelons  aussi  Ajoulots  les  habitants 
du  val  dAjoie,  pays  protestant,  qui  a  bien  pu 
donner  aussi  son  nom  à  cette  danse  de  VA- 
joalotte.  C'est  un  point  à  éclaircir. 

(Voir  l'annuaire  de  1845). 


—  433  — 


10 

L'aventure  de  Pibrac,  a  Exincourt 

TRADITION  HISTORIQUE 

(Cariton  d'Audincourt) 

IBRAC,  auteur  de  quatrains  moraux  fort 
estimés  de  son  temps,  vit  ses  jours  me-* 
nacés  dans  une  attaque  dont  il  fut  l'objet  t 
de  la  part  d'une  troupe  de  voleurs  qui, 
connaissant  le  but  de  son  voyage  et  la  route 
qu'il  devait  suivre,  étaient  venus  l'attendre  à 
Montbéliard.  Il  se  rendait  en  Pologne  comme 
ambassadeur  du  roi  Henri  III,  et  en  quittant 
cette  ville  où  il  avait  passé  la  nuit,  il  suivait, 
dans  la  matinée  du  Ier  mai  1572,  le  chemin  qui 
conduit  à  Porentuy,  à  travers  un  bois,  sur  les 
territoires  de  Montbéliard  et  d'Exincourt. 

Là,  il  fut  inopinément  attaqué,  pillé  et  em- 
mené prisonnier;  quelques-uns  de  ses  gens 
perdirent  la  vie  dans  la  mêlée.  Le  bruit  de  ce 
guet-à-pens  s'étant  aussitôt  répandu,  on  cou- 
rut en  foule  à  la  poursuite  des  voleurs,  qui  se 
défendaient  avec  acharnement. 

Toutefois,  Pibrac  fut  enlevé  de  leurs  mains 
et  vint  rejoindre  à  Montbéliard  les  personnes 
de  sa  suite  qui  s'y  étaient  retirées  après  le 
combat. 


—  434  ~ 


I  I 


Facéties  sur  Mandeure 


(Canton  cTAudincourt) 


Èandeure    en    patois    Maindeure , 
h  Maindure,  id  est,  main  dure.  On 
^  n'a  pas  manqué  de  rire  de  l'antiquité 
de  ce  village,  qui  occupe,  paraît-il, 


remplacement  de  l'ancienne  Epomanduo du- 
rit m,  cité  dont  l'existence  est  antérieure  à  la 
conquête  des  Gaules  par  Jules  César.  (Voir 
Rousset,  etc.). 

C'est  César,  dit  le  peuple,  qui  l'a  dénommé 
Maindeure.  Comment  cela?  César  se  trouvant 
en  ce  lieu  et  pensant  corriger  sa  femme  qui  ne 
voulait  pas  lui  obéir,  lui  dit,  en  la  fouettant 
vigoureusement  : 

Attends.,  b.  d.  p.,  î  m'en  vais  te  fare  ai 
vor  s'i  î  ai  la  main  deu rel  (si  j'ai  la  main 
dure). 

(Perron,  Proverbes,  p.  116.) 


—  435  — 


12 

La  Principauté  de  Mandeure 

(Canton  d'Audincourt) 

A  commune  de  Mandeure,  canton  d'Au- 
dincourt, est  établie  sur  une  partie  de 
l'ancienne  ville  romaine  arjpelée  Epo- 
manduodurum,  qui  s'étendait  sur  les 
deux  rives  du  Doubs.  Les  deux  parties  commu- 
niquaient entre  elles  par  trois  ponts  en  pierre 
dont  on  voit  encore  des  vestigës.  On  dit  que 
cette  ville  fut  sinon  bâtie,  du  moins,  agrandie 
par  Vespasien.  Elle  était  considérable,  lors- 
qu'Attila  la  détruisit  de  fond  en  comble.  Elle 
s'étendait  de  Mathay  à  Valentigney.  On  y  a 
retrouvé  les  vestiges  d'un  théâtre  romain  pou- 
vant contenir  dix  à  douze  mille  personnes. 
Sortie  de  ses  ruines  et  redevenue  d'abord  un 
château  nommé  Castrum  Maudorum  au 
VIIIe  siècle,  et  ensuite  une  ville  Civitas  Mati- 
droda,  Mandeure,  fut  de  nouveau  détruite  au 
Xe  siècle,  lors  de  l'invasion  des  Huns. 

Mandeure,  au  moyen-âge,  appartenait  aux 
archevêques  de  Besançon.  C'était  une  des 
quatre  forteresses  archiépiscopales  de  la 
Franche-Comté. 


—  436™ 

Mgr  de  Durfort,  archevêque  à  l'époque  de 
la  Révolution  française,  s'était  retiré  à  Soleure, 
en  Suisse,  d'où  il  continuait  l'exercice  de  ses 
droits  et  prérogatives,  autant  que  les  circon- 
stances pouvaient  le  permettre;  la  commune 
de  Mandeure  le  considérait  toujours  comme 
son  souverain.  Mais,  à  sa  mort,  qui  eut  lieu  à 
Soleure  le  19  mars  1792,  les  habitants  de 
cette  commune,  voyant  que  la  constitution 
civile  du  clergé  français  ne  reconnaissait  pas 
d'archevêques,  et  que  les  évêques  institués, 
salariés  par  l'Etat,  n'avaient  plus  de  droits 
temporels  à  exercer,  se  réunirent  le  15  avril 
suivant  et  déclarèrent  : 

i°  Que  la  principauté  de  Mandeure  était 
libre,  et  constituait  désormais  un  Etat  particu- 
lier et  indépendant,  dont  la  souveraineté 
appartenait  à  l'assemblée  générale  des  habi- 
tants ; 

20  Qu'à  cette  assemblée  seule  appartenait  le 
droit  de  régler  tout  ce  qui  concernait  le  do- 
maine public  et  l'administration  de  la  commu- 
nauté, ainsi  que  de  nommer  les  fonctionnaires 
chargés  de  rendre  la  justice  et  de  faire 
exécuter  les  règlements  qui  seraient  arrêtés. 
Ces  principes  posés  pour  base  fondamentale, 
l'assemblée  adopta  une  espèce  de  constitution 
qui  fut  présentée  par  un  membre,  et  procéda 
de  suite  à  l'élection  d'un  juge,  de  deux  pru- 


™  437  ™ 

d'hommes,  trois  administrateurs  et  d'un  maire 
qui  était  à  la  fois  greffier  de  la  principauté 
et  tabellion.  Le  juge  était  gardien  du  sceau 
qui,  d'après  la  délibération,  devait  porter  sur 
fond  d'azur,  une  mouche  de  sable  aux  ailes 
déployées,  avec  ces  mots  pour  légende  : 

Aquila  non  capit  muscas. 

Cette  petite  république  ne  dura  que  quel- 
ques mois  ;  la  République  Française  l'incor- 
pora au  département  du  Mont-Terrible,  malgré 
.sa  devise. 

(C.  D.  Annuaire  du  Doubs.) 


13 


La  Fée  de  la  Caverne 

(Canton  d'Audincourt) 

5>ne  fée  habite  les  profondes  ténèbres 
d'une  caverne  située  au  voisinage  du 
^  château  de  Milandre,  entre  Délie  et 
(g"5  Montbéliard.  On  se  sent,  paraît-il, 
attiré  comme  par  un  aimant  irrésistible  au 
fond  de  cet  antre  sacré  où  l'on  dit  que  la  fée 
garde  un  trésor.  La  tradition  la  représenté 
assise  sur  son  attrayant  coffre-fort,  dont  elle 
tient  entre  ses  dents  transparentes  les  deux 

28 


-  438  - 

clés  toutes  rouges  de  feu.  Si  l'on  pouvait 
trouver  dans  quelque  grimoire  le  moyen  de 
-saisir  ces  précieuses  clés,  sans  se  brûler  les 
doigts,  on  serait  bientôt  assez  riche. 

(Annuaire  du  Jura,  p.  47.) 

14 

Légende  de  saint  Imier 

(Canton  de  Blamont) 

AINT  Imier  naquit  au  Val  d' A  joie,  qui 
faisait  autrefois  partie  du  diocèse  de 
c\^^4KJ  Besançon.  (Je  crois  qu'il  en  fait  partie 
A9  de  nouveau  depuis  187 1 .) 
Ses  parents,  qui  étaient  riches,  possédaient 
un  château  à  Lugnez,  près  de  Porentruy,  et 
c'est  là,  selon  la  tradition,  que  saint  Imier 
reçut  le  jour,  vers  le  milieu  du  sixième  siècle. 
Dans  un  voyage  qu'il  fit  en  Palestine,  Isaac, 
patriarche  de  Jérusalem,  l'envoya  prêcher  dans 
une  île  voisine.  Saint  Imier  convertit,  par  ses 
prédications,  les  habitants  de  cette  île  qui 
étaient  encore  sous  la  domination  des  idées 
païennes.  C'est  là,  sans  doute,  ce  qui  a  donné 
lieu  à  la  légende  du  griffon  que  l'on  raconte 
ainsi  : 

«  En  ce  temps-là,  il  arriva  qu'une  île  du 


—  439  ~ 

voisinage,  habitée  par  des  païens,  fut  infectée 
par  un  horrible  griffon  qui  attaquait  chaque 
jour  et  dévorait  les  hommes.  Dans  cette  cruelle 
extrémité,  le  roi  de  l'île  délégua  des  députés 
aux  gouverneurs  de  Jérusalem,  promettant 
que  si  on  envoyait  dans  son  île  quelque  saint 
homme  qui  pût  les  délivrer  de  ce  monstre,  lui 
et  son  peuple  embrasseraient  la  foi  chrétienne. 
Comme  personne  n'osait  entreprendre  cette 
œuvre  difficile,  le  bienheureux  Imier,  inspiré 
d'en  haut,  accepta  cette  entreprise  et  se  rendit 
dans  File,  où  il  fut  reçu  avec  de  grands  hon~ 
neurs.  Quelques  jours  après,  comme  il  était  au 
milieu  du  peuple  assemblé,  le  monstre,  descen- 
dant des  rochers  où  il  avait  établi  son  repaire, 
voulut  se  précipiter  sur  les  habitants  réunis. 
En  entendant  le  bruit  horrible  de  ses  ailes, 
tous  se  jetèrent  la  face  contre  terre.  Imier, 
sans  rien  craindre,  se-  signa  et  ordonna  au 
monstre  de  quitter  cette  terre,  qu'il  désolait, 
et  de  s'enfuir  au  plus  loin,  après  lui  avoir 
laissé,  toutefois,  en  partant,  un  ongle  de  ses 
griffes.  Aussitôt  le  griffon  obéit  et  s'arracha 
lui-même,  avec  son  bec,  un  ongle  qu'il  laissa 
tomber  aux  pieds  du  saint  homme;  puis,  il 
s'envola  et  ne  reparut  jamais  dans  cette  île.  Le 
roi  et  le  peuple  furent  convertis,  et  saint 
Imier  revint  à  Jérusalem  où  il  fut  reçu  en 
triomphe,  rapportant  l'ongle  du  griffon  comme 


—  440  — 

un  témoignage  du  miracle.  Après  trois  ans  de 
séjour  en  Palestine  saint  Imier  revint  au  val 
d'Ajoie.  Ayant  planté  son  bâton  de  pèlerin  en 
un  endroit  de  la  vallée,  il  s'en  échappa  soudain 
une  source  abondante  qui  rendait  la  santé 
aux  malades  venant  y  boire.  Largiter  fons 
effluere  cœpit,  salutem praestans  iiiftrmis. 
Dans  l'église  de  Damphreux  près  Porentruy, 
on  conserva  longtemps  comme  une  relique 
précieuse  une  grande  corne  pareille  à  celle 
d'un  bœuf  de  Hongrie,  qu'on  disait  être  celle 
du  griffon  de  saint  Imier.  » 

(Voir  Vie  des  Saints  de  Franche-Comté.  Tome  4, 
page  83.) 


15 

Le  Sylphe  du  Vaux  de  la  Roche 

(Canton  de  Blamont) 

tient  que  le  vallon  de  Glay,  qui  prend 
\n)y  sa  naissance  sous  le  fort  de  Blamont 
(Doubs),  et  qui  traverse  une  partie  de 
l'ancien  comté  de  Montbéliard,  ou  du 
pays  d'Ajoie,  est  un  séjour  aimé  des  fées  et 
des  Esprits. 

C'est  sur  la  riante  vallée  de  Glay  que  dé- 
bouche le  vallon  plus  petit  et  plus  resserré 


—  441  ~ 

qu'on  appelle  le  Vaux- de-Roche  (rendu 
célèbre  par  Masson,  dans  son  roman  de  la 
Nouvelle-Astrée,  2  vol.  in-12,  Metz,  i865.) 
C'est  une  âme  en  peine  qui  expie,  dit-on, 
dans  ce  désert  les  fautes  de  sa  vie. 

On  dit  qu'en  lui  jetant  un  peu  de  beurre  et 
de  sel,  on  se  le  rend  favorable,  s'il  est  contra- 
riant ou  mauvais. 

(D.  Monnier.  Loc.  cit.,  p.  55). 

(Voir  aussi  Annuaire  du  Doubs,  commune  de  Ro- 
ches). 


lé 


Une  Pratique  superstitieuse  a 
pierrefontaine 

(Canton  de  Blamont) 

|ES  habitants  de  Pierrefontaine,  canton 
de  Blamont,  se  livrent  exclusivement  à 
l'agriculture  et  aux  soins  de  leurs  bes- 
tiaux. Le  désir  de  les  conserver  en 
bonne  santé  les  avait  portés  jadis  à  di- 
verses pratiques  superstitieuses,  dont  il  est 
fendu  compte  dans  une  pièce  de  1673,  portant 
«  qu'il  y  a  à  Pierrefontaine  des  gens  qui  se  ser- 
vent d'herbages  avec  leçons,  pour  pendre  aa 


—  442  — 

cou  de  leurs  bestiaux,  comme  de  pervenche, 
avec  sel  et  pain.  » 

(Annuaire  du  Doubs). 


I7 

La  Chambre  des  Fées  (Source  du 
Gland) 

(Canton  de  Blamont) 

ne  des  sources  du  Gland,  petit  cours 
d'eau  qui  traverse  Glay,  Meslières,  Hé- 
rimoncourt  et  Seloncourt,  pour  aller 
ensuite  se  déverser  dans  le  Doubs,  sort 
du  fond  d'une  caverne  appelée  dans  le  pays  la 
Chambre  des  Fées. 

Plusieurs  fois,  au  temps  des  guerres  féoda- 
les et  autres,  des  individus  compromis,  et 
même  des  familles  entières  se  cachèrent  au 
fond  de  ce  souterrain. 

-  On  raconte  que,  lors  de  l'invasion  des  Sué- 
dois au  XVIIe  siècle,  les  habitants  du  pays 
fuyaient  et  se  cachaient  avec  ce  qu'ils  avaient 
de  plus  précieux  dans  les  grottes  et  les  caver- 
nes. La  Chambre  des  Fées  avait  aussi  son 
contingent  de  réfugiés.  Un  prêtre  s'y  était  re- 
tiré avec  d'autres  personnes.  On  le  savait  dans 


443  — 

le  pays,  et  les  cérémonies  religieuses  s'y  célé- 
braient dans  le  plus  grand  secret,  pendant  la 
nuit  ;  car  les  allées  et  venues,  pendant  le 
jour,  étaient  beaucoup  plus  dangereuses. 

L'entrée  de  la  caverne  avait  été  masquée 
plutôt  que  barricadée,  à  l'aide  d'énormes  blocs 
de  pierre  recouverts  de  mousse.  On  entrait  et 
on  sortait  par  l'ouverture  ou  passait  l'eau. 

Une  nuit,  par  un  vent  violent  et  une  pro- 
fonde obscurité,  un  homme  et  une  femme  por- 
tant dans  ses  bras  un  petit  enfant  arrivèrent  à 
la  grotte.  A  peine  y  étaient-ils  entrés  qu'un 
grand  coup  de  sifflet  se  fit  entendre.  Un  ins- 
tant après  on  entendit  les  blocs  de  pierre  rou- 
ler les  uns  sur  les  autres  et  des  cris  sauvages 
remplirent  le  souterrain.  On  avait  été  guetté, 
et  découvert  ;  on  était  perdu. 

Le  prêtre  se  hâta  de  remplir  d'eau  sa  main 
droite  et  la  versa  sur  la  tête  de  l'enfant. 

Alors,  un  épouvantable  massacre  commence  ( 
dans  la  grotte  ;  plus  de  quinze  personnes  tom-, 
bent  sous  la  hache  et  la  massue.  Le  Gland  rou- 
lait des  flots  de  sang. 

Ceux  qui  échappèrent,  comme  par  miracle, 
à  cette  horrible  boucherie,  ne  pouvaient  plus, 
tard  en  raconter  les  détails,  sans  pleurer  à 
chaudes  larmes,  en  se  rappelant  les  désespé- 
rantes supplications  des  mères  se  jetant  aux. 
pieds  des  bourreaux  qui  les  égorgeaient  im- , 


—  444  — 

pitoyablement  avec  leurs  petits  enfants  dans 
les  bras. 

(Communiqué  par  Ch.  Péchoix). 


73 

Légende  de  sainte  Claudine  de 
Montjoie 

(Canton  de  Saint-H  ippol  y  te) 

/w|)LAUDINE,  fille  de  Jean  II,  baron  de 
c4^^1  Montjoie,  était  très  charitable.  Elle  ai- 
mait  à  porter  elle-même  à  la  dérobée, 
aux  pauvres,  tout  l'argent  qu'elle  rece- 
vait de  ses  parents,  ou  quelle  pouvait  obtenir 
d'eux  sous  un  prétexte  quelconque.  Elle  allait 
sans  cesse  dans  les  offices  et  dans  les  cuisines 
du  château  pour  y  recueillir  quelques  restes 
destinés  aux  pauvres  affamés.  Cette  conduite 
éveillait  contre  elle  le  mécontentement  d'un 
père  peu  prodigue.  Un  jour  qu'elle  descendait 
du  château,  portant  dans  les  pans  de  son  man- 
teau plusieurs  pains  qu'elle  allait  distribuer 
aux  malheureux,  elle  se  trouva  tout  à  coup  en 
face  de  son  père.  Etonné  de  lavoir  ployant  sous 
le  poids  de  son  fardeau  :  Claudine,  lui  dit-il  vi- 
vement, que  portez-vous  là  ?  Et  sans  attendre 
sa.  réponse,  il  découvrit  ce  qu'elle  s'efforçait  de 


—  445  — 

cacher  ;  mais  les  pains  avaient  été  remplacés 
par  des  touffes  de  roses  blanches  et  rouges  les 
plus  fraîches  et  les  plus  belles. 

Frappé  du  trouble  de  Claudine,  et  recon- 
naissant une  marque  de  la  faveur  de  Dieu,  il 
la  rassure  par  ses  caresses,  et  lui  dit  de  conti- 
nuer son  chemin  sans  s'inquiéter  de  lui.  Ce 
père  fortuné  remonta  au  château,  méditant 
avec  recueillement  sur  ce  que  Dieu  faisait  de 
sa  fille,  et  emportant  avec  lui  une  de  ses  roses 
merveilleuses,  qu'il  garda  toute  sa  vie. 

A  l'endroit  même  où  cette  rencontre  eut 
lieu,  et  pour  en  consacrer  à  jamais  le  souve- 
nir, il  fit  élever  la  chapelle  qui  existe  encore- 
aujourd'hui  et  qui  contient  le  corps  de  Clau- 
dine, morte  en  odeur  de  sainteté  vers  1612. 

Le  château  de  Montjoie  fut  brûlé  par  les 
Français  le  30  mai  1 635 .  Rien  n'échappa  au 
désastre  que  quelques  pans  de  murailles  et  la 
chapelle  de  Sainte-Claudine. 

(Cette  légende  a  été  publiée,  il  y  a  une  trentaine 
données,  avec  plus  d'étendue,  par  M.  Alex.  Guenard, 
dans  un  journal  de  Besançon.  Elle  se  trouve  aussi 
rapportée  dans  l'essai  sur  l'histoire  de  la  Maison  et 
Baronnie  de  Montjoie,  par  l'abbé  Richard,  curé  de 
Dambelin,  page  51). 


—  446  — 


19 

Le  Chevalier  de  Clémont 

(Canton  de  Saint-Hippolyte) 

UR  le  plateau  de  Montécheroux,  lorsque 
la  nuit  s'est  à  demi-voilée  d'une  gaze  de 
brouillard,  et  que  la  lune  permet  d'en- 
A9  trevoir  des  formes  fantastiques  qui  se 
traînent  à  fleur  de  terre,  on  voit  quelquefois 
passer,  bride  abattue,  un  cavalier  noir  qui  a 
le  visage  ensanglanté  et  le  front  couvert  d'un 
bandeau.  Il  pousse,  dit-on,  des  cris  étouffés 
ou  furieux.  Rien  n'arrête  sa  course.  Une  force 
irrésistible  l'attire  sur  les  précipices  qui  ser- 
vent de  fossés  naturels  au  château  ruiné  de 
Clémont,  et  il  y  disparaît  avec  sa  monture 
effarée.  On  dit  que  c'est  l'âme  en  peine  d'un, 
intendant  de  la  seigneurie  de  Clémont  qui, 
en  punition  de  ses  excès  commis  sur  les  pau- 
vres sujets  de  son  maître,  serait  condamné  à 
errer  ainsi,  la  tête  cassée  sur  les  rochers  té- 
moins de  ses  exactions  et  de  ses  crimes. 

(D.  Monnier.  Loc.  cit.,  p.  63). 


—  447  — 


20 

Le  Château  d'Evelion 

(Canton  de  Saint-Hippolyte) 

A  lég'ende  raconte  que  saint  Ursanne,  ce 
pieux  solitaire,  compagnon  de  saint 
Colomban,  au  commencement  du  VIIe 
siècle,  chercha  une  retraite  dans  les 
montagnes  du  Doubs,  du  côté  de  Saint-Hip- 
polyte. A  peine  l'anachorète  fut-il  établi  dans 
le  trou  du  rocher  qui  lui  servait  de  cellule,  que 
les  habitants  du  voisinage  vinrent  le  visiter. 
La  légende  ajoute  que  le  riche  Evélion  l'invita 
à  sa  table  pour  se  moquer  de  lui  en  lui  faisant 
boire  du  vin,  dont  Termite  ne  connaissait  pas 
l'usage  et  la  douceur  perfide.  Mais  Ursanne 
s'étant  aperçu  de  la  malice  de  son  hôte,  pro- 
nonça contre  sa  maison  la  malédiction  de 
David  :  «  Que  cette  habitation  soit  déserte  et 
que  nul  ne  puisse  y  demeurer  !  »  Et  voilà  que, 
peu  de  temps  après,  la  maison  maudite  fut 
envahie  par  des  reptiles  qui  en  chassèrent  les 
habitants.  On  ne  saurait  dire  précisément  où 
ce  château  était  situé. 

(Voir  Montjoie  ou  les  anciens  châteaux  du  Clos-du- 


-  443  - 

Doubs,  par  M.  A.  Quiquerez,  dans  les  Mémoires 
de  la  Société  d'Emulation  du  Doubs,  volume  de  1873, 
page  179). 


21 

La  Trompe  merveilleuse 

(Canton  de  Saint-Hippolyte) 

ANS  son  ouvrage  sur  Mon tj oie,  M.  Qui- 
querez dit,  en  parlant  du  château  de 
Montvouhay,  situé  jadis  sur  le  versant 
méridional  du  Lomont  et  ruiné  depuis 
le  XVIIe  siècle,  que  l'on  a  trouvé  dans  les  rui- 
nes de  ce  château  une  trompe  en  bronze  de 
forme  antique,  dont  le  son  avait,  croit-on,  la 
vertu  de  chasser  la  tempête  et  d'empêcher  les 
femmes  de  tromper  leurs  maris.  Il  paraît, 
ajoute-t-il,  que,  depuis  quelques  années,  la 
vertu  merveilleuse  de  cet  instrument  s'est 
évanouie  ou  a  été  frappée  d'impuissance,  car 
le  précieux  talisman  a  été  troqué  pour  une 
misérable  pièce  d'or. 


{là.,  p.  183). 


—  449  — 


22 


Saint-Christophe  de  Montjoie 

(Canton  de  Saint-Hippolyte) 
^\Yy/ISn  des  sires  de  Montjoie  devint  vice-roi 


de  Naples.  Il  était  grand  maréchal  du 


3  ^  pape,  et  son  fils  porta  également  des 
f  q  titres  pompeux  à  la  cour  d'Avignon. 
L'un  d'eux  ramena  de  Rome  une  statue 
de  la  Vierge -Marie  qui  orne  encore  la 
chapelle  de  Montjoie.  Celle-ci  est  sous  le  vo- 
cable de  saint  Jacques  ;  mais  ce  qu'elle  ren*- 
ferme  de  plus  estimé,  on  n'ose  dire  vénéré, 
est  un  grand  saint  Christophe  en  bois 
qu'on  plaçait  autrefois  dans  les  églises  pour 
en  écarter  les  voleurs.  Celui  de  Berne,  malgré 
sa  taille  colossale,  ne  fut  pas  vigilant,  et, 
pour  le  punir,  on  le  relégua  dans  une  tour 
d'enceinte  de  la  ville. 

Saint  Christophe  de  Montjoie,  moins  heu-, 
reux  encore,  se  laissa  voler  pièce  par  pièce. 
Les  filles  et  les  veuves  qui  désirent  trouver  un 
mari  dans  l'année,  n'ont  qu'à  couper  une  par- 
celle du  saint,  et  l'objet  de  leurs  vœux  leur 
arrive.  Il  paraît  que  le  moyen  est  excellent, 
puisque  lesdites  personnes  ont  tant  et  tant 


taillé  toutes  les  parties  saillantes  et  sensibles 
du  saint,  à  commencer  par  le  nez  et  les  oreil- 
les, sans  négliger  tous  les  plis  de  sa  robe, 
qu'il  faut  de  la  bonne  volonté  pour  reconnaî- 
tre dans  ce  bloc  informe  une  statue  d'homme. 

(Id..  p.  195). 


23 

Légende  de  saint  Christophe 

(Canton  de  Saint-Hippolyte) 


^  ^NE  statue  de  saint  Christophe,  patron 
|]fjj^  des  voyageurs,  existe  encore  dans  la 
chapelle  de  Mon tj oie.  Cette  statue  de 
J  sept  à  huit  pieds  de  hauteur  et  d'une 
grosseur  proportionnée  est  debout,  tenant  un 
gros  bâton  à  la  main,  avec  lequel  on  dit  que 
le  saint  détournait  les  pierres  du  chemin  des 
voyageurs  ou  sur  lequel  il  s'appuyait  pour 
traverser  le  courant  de  la  rivière.  Cette  statue 
est  placée  du  côté  de  l'épître  ;  elle  a  la  tète 
couronnée  d'un  bonnet  grec  et  la  figure  tour- 
née du  côté  de  la  porte  d'entrée  ;  elle  porte 
sur  ses  épaules  un  enfant  auquel  elle  semble 
parler  et  que  la  tradition  dit  être  l'enfant 
Jésus.  Or,  comme  il  n'y  avait  pas  de  pont  au 


—  45i  — 

pied  de  la  forteresse  de  Montjoie  pour  traver- 
ser le  Doubs,  saint  Christophe  doué  d'une 
force  herculéenne  se  tenait  assis  sur  le  che- 
min pour  indiquer  aux  voyageurs  la  route  à 
suivre  au  pied  de  la  montagne  ou  les  aider  à 
passer  le  gué  de  la  rivière  et  recevait  pour  ce 
service  une  petite  aumône.  Or,  il  arriva  qu'un 
jour  un  petit  enfant  assis  sur  le  bord  de  la  ri- 
vière le  pria  de  le  transporter  sur  l'autre 
rive,  saint  Christophe,  quoique  peu  certain 
d'une  rémunération  quelconque  pour  le  ser- 
vice de  la  part  d'un  si  petit  enfant,  n'hésite 
pas,  dans  sa  charité,  à  le  charger  sur  ses  robus- 
tes épaules  et  à  s'eng-ag-er  avec  lui  dans  le 
courant. 

Mais  plus  il  avançait  plus  l'enfant  devenait 
lourd,  si  bien  qu'à  un  certain  moment,  il  dé- 
tourna la  tête  pour  se  plaindre  à  cet  enfant 
de  sa  trop  grande  pesanteur.  Celui-ci  lui  ré- 
répondit :  «  Je  peux  bien  peser  beaucoup, 
puisque  je  porte  le  monde  »,  et  il  disparut.  La 
bonté  et  l'humilité  du  saint  furent  ainsi  récom- 
pensées par  une  vision  de  Dieu.  De  là  lui 
serait  venu  aussi  le  nom  de  Christophe  qui 
veut  dire  Porte-Christ. 

Cette  légende  est,  je  crois,  connue  en  Al- 
lemagne. 

(Voir  :  abbé  Richard,  Monographie  de  Montjoie, 
A.  Rousset,  Géographie  du  Doubs,  sur  Montjoie,  et 


—  452  — 

encore  abbé'  Richard,  dans  son  exposé  des  diverses  si- 
gnifications du  mot  Montjoie  et  des  vraies  causes  de 
cette  dénomination  attribuée  à  l'ancienne  forteresse 
située  à  l'entrée  de  la  vallée  de  Vaufrey,  canton  de 
Saint-Hippolyte  (Doubs). 


24 

La  Monnaie  de  Montjoie 

(Canton  de  Saint-Hippolyte) 

™^ÎES  seig,neurs  de  Montjoie  avaient  le 
/Olfei  droit  de  battre  monnaie  ;  mais  le  15 
^pfjrp  juillet  1 554,  l'empereur  Charles-Quint 

^9?  défendit  de  recevoir  dans  le  comté  de 
Bourgogne  la  monnaie  de  Montjoie,  comme 
n'étant  pas  de  poids  ni  d'aloi  ;  ce  qui  a  donné 
lieu  à  ce  proverbe,  encore  répété  de  nos 
jours  : 

«  Les  mauvais  payeurs  payent  en  monnaie 
de  Montjoie.  » 

(Perron.  Prov.,  p.  117). 


—  453  ~ 


25 

Le  Champ  du  Mauvais  Conseil 

(Canton  de  Saint-Hippolyte) 

e  saint  Suaire  de  Turin  a  été,  durant 
trente-quatre  ans,  de  1418  à  1452,  à  la 
garde  des  seigneurs  de  Saint-Hippo- 


lyte.  Il  était  exposé  chaque  année  sur 
les  bords  du  Doubs  dans  un  grand  pré  appelé 
le  Pré  du  Seigneur.  On  le  conservait  dans 
june  chapelle  de  l'église  paroissiale  dite  la 
^Chapelle  des  Buessards,  qui  existe  encore. 

Les  chanoines  de  Lirey,  en  Champagne, 
^auxquels  appartenait  cette  précieuse  relique, 
en  avaient  confié  le  dépôt  à  Humbert,  comte 
de  la  Roche.  Plusieurs  fois,  ils  sollicitèrent 
Marguerite  de  Charny,  sa  veuve,  de  restituer 
ce  dépôt  ;  cette  dame  ne  répondit  point  à  leurs 
réclamations  ;  enfin,  elle  assembla  son  con- 
seil hors  de  la  ville,  à  l'effet  de  délibérer  sur 
le  parti  que  Ton  prendrait  à  l'égard  des  de- 
mandes instantes  des  chanoines,  et  ensuite  de 
la  délibération  de  ce  conseil,  elle  fit  donation 
;au  duc  de  Savoie  du  suaire  qu'elle  déroba  aux 
recherches  du  chapitre  de  Lirey,  jaloux  de 
reconquérir  son  glorieux  trésor. 


—  454  — - 

Le  lieu  où  se  tint  l'assemblée  dont  il  vient 
d'être  parlé  fut  nommé  le  Champ  du  Mau- 
vais Conseil. 

(Annuaire  du  Doubs,  1846,  page  148). 


26 

La  Dame- Verte  de  Clémont 

(Canton  de  Saint-Hippolyte) 

|\  OUS  montez  au  château  de  Clémont,  pli*; 
Tj  célèbre  dans  le  roman  de  la  Nouvelle 
Astrée  que  dans  les  annales  de  la  pro- 
vince, par  la  Combe  à  la  Dame,  ravin 
profond,  du  haut  duquel  tombe  en  cascatellele 
ruisseau  de  l'Œil-de-Bœuf.  C'est  à  la  source 
fraîche  de  ce  ruisseau  qu'une  fée  chasseresse, 
après  avoir  fatigué  sa  meute  sous  les  hêtres 
touffus  de  la  montagne  bleue,  amenait  quel- 
quefois le  comte  de  Montbéliard,  et  conviait  à 
un  repas  frugal  ce  nouvel  Endymion.  La 
montagnarde  en  chapeau  de  paille  bordé  et 
ceint  de  rubans  bleu-céleste,  vous  contera  que 
de  jeunes  garçons  de  sa  connaissance  qui  re- 
venaient de  la  foire  de  Sainte-Hippolyte  (sans 
doute  après  avoir  trop  fêté  Bacchus),  se  sont 
vus  tout  à  coup  investis,  au  milieu  des  pa^ 


—  455  — 

quiers  déserts  et  des  bois  ténébreux,  par  une 
troupe  de  jeunes  dames  ;  que  ces  dames,  aussi 
espiègles  que  jolies,  en  avaient  fait  leurs 
jouets,  qu'elles  s'étaient  plu  à  les  lutiner,  à 
égarer  leurs  pas  ;  qu'elles  avaient  ensuite 
poussé  de  grands  éclats  de  rire,  répétés  par 
les  échos  menteurs  ;  que  la  Dame-Verte  de 
Clêmont  était  avec  elles,  les  dépassant  de 
toute  la  tête,  et  paraissant  présider  à  leurs, 
jeux. 

La  tradition  ajoute  que  ces  déïtés  folâtres 
ont  leur  retraite  nocturne  dans  les  grottes 
mêmes  de  la  Combe  à  la  Dame. 

(Voir  Monnier.  —  Culte  des  Esprits  dans  la  Séqua- 
nie,  p.  37). 


27 

Le  Revenant  du  Château 

(Canton  de  Maîche) 

^/(pN  esprit  revient  tous  les  cent  ans  au 
^lllt  château  de  Maîche.  A  moins  d'un  quart 
¥S?Kp  ^e  ^eue  à  l'ouest  de  cette  ancienne  pe- 
(c)  tite  ville  d'Urbs  Metenuis  s'élève  une 
verte  colline  où  des  taillis  de  hêtres  et  de 
chênes  voilent  avec  quelques  sapins  solitaires 


—  456  — 

les  ruines  d'un  manoir  féodal.  C'est  là  qu'un 
•cochon  noir  couve  un  trésor.  Si  Ton  en  croit  la 
tradition  locale,  ce  cochon  noir  serait  un  sei- 
gneur de  cette  terre,  bien  ancien,  qui,  pour 
avoir  été  trop  attaché  aux  biens  de  ce  bas  mon- 
de, aurait  été  condamné  après  sa  mort,  à  reve- 
nir dans  son  exil  terrestre,  une  fois  tous  les 
cent  ans.  Il  sort  de  la  forêt  des  H  âges,  vient 
rôder  autour  de  la  bourgade,  une  clef  toute 
rouge  à  la  gueule,  et  chercher  un  homme 
assez  hardi  pour  la  lui  prendre.  Quel  bonheur 
s'il  en  rencontrait  un  !  Son  âme  serait  déli- 
vrée de  tous  ses  maux;  et  pour  sa  récompense, 
son  libérateur  entrerait  à  l'instant  même  en 
possession  de  richesses  incalculables.  Peu  s'en 
fallut  qu'un  certain  maître  d'école  n'opérât  ce 
miracle. 

Un  soir  d'hiver,  qu'il  venait  de  sonner  la 
retraite  à  huit  heures,  comme  c'était  alors 
l'usage  dans  cette  petite  ville,  il  rencontre 
l'âme  du  prétendu  seigneur,  qui,  sous  la  forme 
qu'il  lui  est  permis  de  reprendre,  sans  doute 
pour  ne  pas  effrayer  les  gens,  le  prie  de  se 
transporter  à  minuit  précis  dans  un  souterrain 
du  château.  Le  maître  d'école  en  fait  la  pro- 
messe héroïque,  et  comme  s'il  n'y  avait  plus 
rien  de  mortel  en  lui,  il  se  rend  à  point  nommé 
au  lieu  fatal. 

Le  sanglier  noir  lui  apparaît,  la  gueule  en- 


—  457  - 

flammée  et  tenant  la  fameuse  clef  entre  ses 
dents.  A  cette  vue,  toute  la  pusillanimité  du 
pauvre  maître  d'école  se  montre  et  f  héroïsme 
s'évanouit.  Les  yeux  égarés,  le  front  pâle,  les 
cheveux  hérissés,  le  malheureux  s'enfuit  à 
toutes  jambes  ;  et,  de  son  côté,  l'âme  désolée,, 
disparaît  en  poussant  des  cris  lamentables. 

(D.  Monnier,  p.  48  et  499). 


28 

La  Grotte  de  Mamabey 

(Canton  de  Maîche) 

lusieurs  grottes  curieuses  se  trouvent 
sur  le  territoire  du  Mont  de  Vougney, 
canton  de  Maîche,  dans  l'une  d'elles  qui 
porte  le  nom  de  Mamabey,  les  bergers 
se  réunissent  tous  les  ans  à  la  Pentecôte  pour 
un  banquet  frugal. 

On  ignore  l'origine  de  cette  coutume  et 
l'on  pense  que  cette  grotte  a  été  autrefois, 
habitée. 


~  453  ~ 


29 

La  Sirène  du  Doubs 

(Canton  de  Pont-de-Roïdes) 

E  sire  de  Mathay,  riche  et  puissant  sei- 
gneur, aimait  éperdu  ment  une  belle 
inconnue  avec  laquelle  il  se  promenait 
souvent  jusqu'à  minuit  sur  les  rives  du 
Doubs.  Une  fois  entre  autres  qu'il  la  sup- 
pliait, après  mille  serments  de  fidélité,  de  se 
faire  connaître  et  de  lui  accorder  sa  main, 
elle  lui  échappe  et  disparaît.  Bientôt  l'amant 
délaissé  voit  sortir  de  la  rivière  une  autre 
jeune  fille  plus  belle  que  Vénus  et  vêtue 
comme  elle.  La  nymphe  s'approche  du  baron 
et  met  en  œuvres  toutes  ses  grâces  pour  lui 
plaire.  Elle  le  prie  d'une  voix  douce  et  char- 
mante de  descendre  avec  elle  parmi  les  ro- 
seaux du  rivage.  —  «  Non,  répondit  énergi- 
quement  le  chevalier.  J'ai  juré  fidélité  à  celle 
que  j'aime.  »  Sorti  victorieux  de  cette  épreu- 
ve, le  sire  de  Mathay  épousa  enfin  sa  bien- 
aimée  qui  mit  au  don  de  sa  main  une  condi- 
tion unique.  —  «  Permets-moi,  seulement, 
avait-elle  dit,  de  ne  point  passer  tout  entière 
avec  toi,  la  nuit  du  vendredi.   Ne  demande 


—  459  - 

pas  pourquoi,  ne  cherche  pas  à  t'informer  où 
j'irai  en  te  quittant.  De  ce  secret  dépend  tout 
notre  bonheur  et  ma  vie.  »  La  clause  accep- 
tée, l'hymen  accompli,  rien  durant  quelque 
temps  ne  troubla  la  paix  de  cet  heureux  cou- 
ple ;  mais  la  jalousie  qui  s'est  emparée  du  cœur 
de  Mathay  le  rend  inquiet  chaque  fois  que 
son  épouse  vient  à  quitter  le  lit  nuptial.  Où 
va-t-elle,  et  pourquoi  ces  équipées  nocturnes? 
Il  veut  enfin  éclaircir  ce  mystère.  Il  épie  une 
belle  nuit  la  fugitive  et  parvient  sur  ses  pas 
jusqu'au  bord  du  Doubs  où  elle  se  plonge  et 
commence  à  se  jouer  parmi  les  ondes.  Mais, 
ô  surprise  !  qu'a-t-il  vu  sous  Feau  transparente 
du  fleuve  ?  Le  corps  de  la  baigneuse  qui  s'al- 
longe et  se  termine  comme  celui  des  sirènes. 
L'épouse  chérie  du  sire  de  Mathay  n'était  rien 
moins  que  la  Sirène  du  Doubs.  La  décou- 
verte du  mystère  fit  évanouir  Fenchantement. 

L'épouse  du  sire  de  Mathay  ne  reparut 
jamais  au  château  et  l'infortuné  baron  expia 
par  de  cruels  revers  tout  ce  qu'il  avait  goûté 
de  bonheur  dans  une  alliance  éphémère. 

(Voir  Recueil  de  TAcad.  de  Besançon,  séance  du  23 
août  1862,  p.  68). 

(Voir  aussi  Album  Franc-Comtois,  p.  68). 


30 


Le  Temple  de  Diane,  a  Laval 

(Canton  du  Russey) 

(S|^\OICI  la  première  tradition  qu'il  m'a  été 
(Wm  Poss^^e  ^e  recuei^ir  dans  le  canton  du 

Russey  :  elle  n'offre  guère  qu'un  médio- 

cre  intérêt. 

L'église  de  ce  village,  qui  doit,  dit-on,  son 
commencement  à  un  monastère  dépendant  de 
Montbenoît,  paraît  fort  ancienne.  Quelques 
habitants  croient  que  cette  construction  re- 
monte au  VIIIe  siècle.  D'autres  vont  plus  loin 
et  affirment  que  c'était  un  temple  consacré  à 
Diane. 

(Voir  annuaire  du  Doubs,  1846,  p.  182). 


ARRONDISSEMENT  de  PONTARLIER 


Légende  de  sainte  Colombe 

[Bords  du  lac  de  saint  Point) 
(Canton  de  Pontarlier) 

jU  commencement  du  IIIe  siècle,  à  l'é- 
mwjjmU  poque  où  saint  Ferréol  et  saint  Fer- 
o^~P  jeux  furent  martyrisés  à  Besançon, 
vivait  avec  son  père,  au  hameau  de 
de  Bregille,  une  douce  et  chaste  jeune  fille  du 
nom  de  Colombe.  Elle  avait  seize  ans,  et  était 
d'une  remarquable  beauté.  Valérius,  le  chef 
romain,  en  fut  épris.  Un  matin,  il  se  présenta 
devant  elle,  et  lui  dit  :  Tu  es  belle,  jeune  fille  ; 
quitte  ton  père  et  sa  cabane,  et  viens  dans 
mon  palais  ;  je  te  donnerai  de  riches  parures- 
et  je  te  comblerai  de  mille  faveurs.  Colombe, 


—  4^2  — 

qui  était  sage,  demeura  insensible  à  la  prière 
du  Romain.  Valérius,  dédaigné  par  la  jeune 
chrétienne,  jura  de  se  venger.  Le  lendemain, 
la  pauvre  jeune  fille  fut  arrachée  à  son  père 
et  conduite  par  de  grossiers  soldats  devant  le 
juge  romain.  Toute  défense  étant  pour  elle 
inutile,  elle  pleurait  en  silence  et  priait  avec 
ferveur.  Nous  l'avons  destinée  au  culte  de 
l'amour,  dit  le  juge  romain  ;  qu'on  la  mène  au 
temple  de  Vénus,  et  que  là,  aux  yeux  de  tous, 
elle  soit  dépouillée  de  ses  vêtements.  Au  mo- 
ment où  on  lui  arrachait  son  dernier  voile, 
ses  cheveux  se  déroulent,  grandissent  tout  à 
coup,  et,  pour  sauver  sa  pudeur,  l'enveloppent 
jusqu'aux  pieds.  Valérius  devient  alors  plus 
téméraire.  Il  s'élance  vers  Colombe  et  veut 
porter  la  main  sur  ce  voile  céleste.  A  l'instant, 
il  est  frappé  de  mort.  La  foule  épouvantée  s'en- 
fuit  et  la  vierge  chrétienne,  après  avoir  dit 
adieu  à  son  père,  prend  le  chemin  des  monta- 
gnes pour  y  chercher  un  abri  sûr  et  y  vivre 
dans  la  solitude,  la  prière  et  l'extase.  Non  loin 
de  Pontarlier,  dans  la  plaine  stérile  que  bai- 
gne le  Drugeon,  Colombe  se  choisit  un  réduit 
dans  le  creux  d'un  rocher.  Elle  y  vécut  long- 
temps. Une  main  invisible  lui  apportait  cha- 
que nuit  le  peu  de  nourriture  qui  lui  était  né- 
cessaire. La  mort  la  respectait.  Un  soir,  son 
ange  gardien  l'emporta  dans  le  ciel,  au  milieu 


463  — 

d'un  cortège  de  vierges  et  d'esprits  purs.  La 
cellule  de  Colombe  a  été  depuis  convertie  en 
oratoire.  On  y  vint  de  si  loin  pour  la  prier, 
qu'un  village  se  forma  en  cet  endroit.  Il  porte 
encore  aujourd'hui  le  nom  de  sainte  Colombe. 


2 

Légende  de  Damvauthier  ou  du  Val 
sainte  Marie 

{Bords  dit  lac  de  saint  Point) 
(Canton  de  Pontarlier) 

NTRE  Pontarlier  et  Mouthe,  au  pied  des 
montagnes  du  Mont-d'Or  et  de  Noir- 
Mont,  dans  la  vallée  que  le  Doubs  ar- 
rose en  traversant  les  lacs  de  Sainte- 
Marie  et  de  Saint-Point  ;  il  existait  autrefois 
une  ville  populeuse  et  florissante,  nommée 
Damvauthier.  Un  jour  d'hiver  que  la  neige 
tombait  à  gros  flocons,  une  pauvre  femme, 
portant  son  enfant  dans  ses  bras,  avait  par-, 
couru  la  ville  entière  en  demandant  l'aumône 
à  toutes  les  portes.  Personne  n'avait  eu  pitié 
d'elle  ni  de  son  enfant.  Elle  s'éloigna  en  pleu- 
rant de  cette  ville  inhospitalière.  Elle  se  traîna 
chancelante  et  engourdie  jusqu'aux  pieds  d'une 
madone,  où  elle  s'agenouilla  pour  prier  la 


—  464  ™ 

Vierge  Mère.  «  Bénissez-nous,  Marie,  lui  dit- 
elle  ;  je  succombe  et  mon  pauvre  enfant  va 
mourir  de  faim  et  de  froid  dans  mes  bras.  » 
Elle  achevait  à  peine  sa  prière  qu'un  vieillard 
se  présenta  devant  elle.  Il  lui  dit  d'une  voix 
douce  :  Vous  souffrez,  pauvre  femme  ;  venez  : 
je  suis  pauvre,  mais  charitable  ;  vous  partage- 
rez avec  moi  le  peu  que  Dieu  me  donne.  Sa 
rustique  demeure  était  à  quelques  pas  de  là, 
au  pied  de  la  colline.  La  jeune  femme  y  entra, 
précédée  du  vieillard.  Il  la  fit  asseoir  auprès 
d'un  feu  pétillant  et  lui  offrit  à  manger.  Un 
beau  chien  vint  caresser  les  mains  endolories 
de  l'enfant,  qui  commença  bientôt  à  sourire 
d'aise.  Le  vieillard  leur  prépara  un  lit  de 
bruyère  où  la  mère  et  l'enfant  ne  tardèrent 
point  à  s'endormir.  Le  lendemain  matin,  la 
mère,  réveillée  avant  le  jour,  appela  et  cher- 
cha en  vain  le  vieillard.  Il  avait  disparu  (i). 
Au  lieu  même  où  la  veille  s'élevait  la  ville  in- 
hospitalière de  Damvauthier,  on  ne  voyait 
plus  qu'un  lac  immense.  La  mère  vécut  encore 
longtemps.  L'enfant  devint  un  puissant  guer- 
rier. C'est  lui  qui,  pour  consacrer  le  souvenir 

(i)  Ce  solitaire  était  saint  Ponce  ou  saint  Point, 
qui  a  été  canonisé  par  la  voix  du  peuple,  et  en  commé- 
moration duquel  les  habitants  qui  s'établirent  sur  les 
rivages  du  lac  de  Damvauthier  changèrent  ce  nom  en 
celui  de  Saint-Point. 


—  465  — 

de  cette  nuit  mémorable,  convertit  la  mysté- 
rieuse cellule  en  un  prieuré,  où  les  misérables 
étaient  toujours  secourus. 

Plus  d'un  pêcheur  de  ces  parages  a  vu  sous 
les  eaux  transparentes  du  lac,  et  sortant  de  la 
vase  qui  en  fait  le  fond,  les  clochers  de  la  cité 
maudite.  Plus  d'un  a  entendu  leurs  sombres 
lamentations  à  la  veillée  du  jour  des  morts. 


3 

La  Dame  verte 

(Canton  de  Pontarîier) 

^^ï?  N  certain  jeudi,  les  écoliers  du  collège 
•mIjJl  de  Pontarîier  en  vacance,  avaient  déva- 
v^j^'  lisé  les  fruits  d'un  jardin,  et,  loin  des 
Yq  yeux  des  maîtres,  au  bord  d'une  sablière 
creusée  en  abîme  profond,  ils  savouraient  en 
paix  le  butin  de  leur  maraude.  L'Achille  de  la 
troupe  faisait  surtout  le  brave,  et  raillait  ceux 
qui  semblaient  avoir  peur.  Tout  à  coup  un 
fantôme  apparaît  :  c'était  la  Dame  verte. 
Chacun  fuyait  en  criant.  Arrivés  aux  portes  de 
la  ville,  les  enfants  se  rassemblent  et  se  comp- 
tent :  un  seul  manquait  :  c'était  le  héros  de  la 
bande.  Pour  le  punir  de  son  audace,  la  Dame 
verte  l'avait  précipité  dans  la  sablière.  Mais, 


—  466  —  . 

arrivant  au  fond  avant  lui,  elle  le  reçut  dans 
un  pli  de  sa  robe  et  le  déposa  doucement  sur 
le  gazon.  Il  en  fut  quitte  pour  la  peur;  mais 
dès  ce  jour,  il  devint  un  modèle  de  sagesse,  car 
la  leçon  lui  avait  profité.  Aujourd'hui  encore 
les  enfants  de  Pontarlier  ne  passent  qu'avec 
effroi  devant  la  sablière. 


4 

Le  Pas  de  la  Vierge 

(Canton  de  Pontarlier) 


J^p^N  ce  temps-là,  un  violent  incendie  éclata 
au  quartier  Morieux,  à  Pontarlier.  La 
flamme,  que  le  vent  excitait,  menaçait 
Qp  de  dévorer  toute  la  ville.  Aucun  secours 
humain  ne  pouvait  arrêter  le  fléau.  Le  Maïeur 
de  la  cité,  vénérable  et  pieux  vieillard,  invo- 
que tout  haut  le  secours  de  la  sainte  Vierge, 
et  fait  vœu  d'envoyer  en  pèlerinage  à  Notre- 
Dame  des  Ermites  deux  principaux  habitants 
de  la  ville  si,  par  miracle,  le  feu  s'éteint.  Les 
prêtres  et  les  religieux,  accourus  en  pro- 
cession sur  le  théâtre  du  sinistre,  tombent  à 
genoux  et  entonnent  le  Salve  Regina.  Sou- 
dain on  voit  apparaître  au  sommet  des  Pa- 
re uses  la  Sainte  Vierge  dont  la  main  s'éten™ 


—  4&7.  — - 

dait  pour  bénir.  Aussitôt  le  vent  tourne  et 
l'incendie  s'éteint  sous  un  torrent  de  pluie. 
Dès  lors  sur  la  colline  où  apparut  la  Vierge, 
on  admire,  parmi  les  sapins  et  les  herbes, 
l'empreinte  merveilleuse  de  son  pied.  Un 
tableau  votif,  offert  par  la  ville  de  Pontarlier, 
se  voit  à  Einsiedeln  et  perpétue  le  souvenir 
de  ce  miraculeux  événement. 


5 

Berthe  de  Joux 

(Canton  de  Pontarlier) 

dix-sept  ans,  Berthe  fut  donnée  en 
mariage  à  Amaury.  Bientôt  celui-ci 
dut  partir  pour  une  guerre  lointaine 
et  se  séparer  d'une  épouse  tendrement 
aimée.  Après  quatre  ans  d'absence,  un  cheva- 
lier blessé  se  présente  à  la  porte  du  château 
de  Berthe  et  demande  l'hospitalité./  Berthe  le 
reconnaît  du  haut  de  son  balcon,  c'est  un  ami 
de  sa  jeunesse,  c'est  Amé  de  Montfaucon. 
<(  Entrez,  ami,  lui  dit-elle,  et  donnez-moi  des 
nouvelles  d'Amaury,  mon  fidèle  époux.  » 
L'imprudente  accueillait  dans  Amé  de  Mont- 
faucon  un  perfide  séducteur.  Bientôt,  femme 
coupable,  elle  oublie  ses  devoirs  et  n'a  plus  la 


—  468  — 

force  de  lui  interdire  le  seuil  de  la  chambre 
nuptiale.  Amaury  revient  quelque  temps 
après.  Il  entre  sans  escorte  dans  l'enceinte  de 
son  manoir  et  surprend  les  deux  coupables. 
La  colère  lui  inspire  une  cruelle  vengeance. 
Berthe  fut  enfermée  dans  une  cellule  étroite 
et  Amé  de  Montfaucon  fut  pendu  à  un  arbre 
de  la  forêt  voisine.  Berthe  mourut  dans  son 
cachot  dont  la  fenêtre  était  tournée  du  côté 
de  la  forêt.  Elle  vit  jusqu'à  sa  dernière  heure 
le  cadavre  de  son  séducteur  suspendu  au  gibet. 
Cette  forêt,  qui  regarde  le  fort  de  Joux,  a 
conservé  le  nom  du  pendu,  et  s'appelle  encore 
aujourd'hui  le  bois  de  la  Fauconnière  (i). 

(i)  On  peut  lire  dans  la  Revue  franc-comtoise ,  année 
1889,  n°  de  novembre,  une  intéressante  pièce  de  poésie 
sur  Berthe  de  Joux,  due  au  Dr  Léon  Chapoy,  avec  des 
illustrations  de  Ch.  Abram. 


—  469  — 


6 

LOÏSE   DE  JOUX  ET  ThIÉBAUD  DE 

Neuchatel 

(Canton  de  Pontarlier) 

oïse  avait  vingt  ans.  Elle  était  belle  ; 
mais  son  front  portait  déjà  la  trace  de 
la  douleur.  Chaque  jour  elle  se  dérobait 
JSP  comme  une  ombre  et  allait  s'asseoir 
pâle  et  rêveuse  au  sommet  de  la  montagne. 
Autrefois,  elle  faisait  l'orgueil  de  sa  famille 
Maintenant,  son  vieux  père,  désespérant  de 
la  voir  guérir  d'un  mal  triste  et  lent  dont  son 
cœur  était  atteint,  pleurait  d'avance  une  mort 
prématurée.  Un  soir  que  la  jeune  fille  errait 
sur  les  rochers  de  la  Fauconnière,  un  cheva- 
lier bardé  de  fer  se  présente  à  elle.  «  Loïse,  lui 
dit-il,  pourquoi  pleurez-vous  toujours  ?  Je 
viens  vous  offrir  mon  amour.  »  —  L'amour  ! 
dit-elle  ;  ah  !  c'est  lui  qui  me  tue;  depuis  trois 
.ans  je  suis  sans  nouvelle  de  Thiébaud.  Sans 
doute  il  a  péri  sous  le  glaive  de  l'infidèle.  — 
«  Erreur,  dit  le  chevalier  :  j'ai  vu  Thiébaud  de 
Neufchâtel.  Il  est  en  Palestine  ;  heureux 
•comme  un  sultan,  il  vit  entouré  de  belles  maî- 
tresses et  ne  songe  point  à  revenir.  »  —  «  Il 
vit  !  Oh  !  ce  mot  m'arrache  à  la  mort  !  Puisse- 

30 


—  47°  — 

t-il  être  heureux,  dit  Loïse.  Il  vit!  c'est  assez 
pour  mon  cœur.  »  —  «  Oubliez  le  parjure  re- 
prend le  chevalier,  et  acceptez  cet  anneau  et 
cette  chaîne  d'or  en  gage  de  ma  foi.  »  — 
«  Merci,  dit-elle,  je  préfère  mon  martyre  à 
l'espoir  d'un  autre  bonheur.  »  —  A  ces  mots 
le  chevalier  lève  sa  visière,  tombe  aux  genoux 
de  Loïse  qui  reconnaît  Thiébaud.  Un  cri  de 
bonheur  s'échappe  en  même  temps  des  lèvres 
et  du  cœur  des  deux  amants  fidèles  ;  mais  le 
ressort  de  la  vie  de  Loïse  s'était  brisé.  Le  len- 
demain on  l'enterra  et  l'on  écrivit  sur  sa  tom- 
be :  Loïse  morte  de  bonheur. 


7 

La  Jument  du  sire  de  Joux 

(Canton  de  Pontarlier) 

MAURY,  après  maintes  campagnes, 
s'ennuyait  seul  et  oisif  dans  son  châ- 
teau. Pour  se  distraire,  il  allait  souvent 
se  promener  à  cheval.  Un  jour,  mon- 
tant sa  plus  fière  cavale,  il  traversait,  pour 
sortir,  la  porte  du  manoir.  Comme  il  passait, 
la  herse  vint  à  tomber  et  coupa  en  deux  le 
corps  de  son  cheval.  Amaury  ne  s'en  aperçut 
pas,  et  le  cheval,  sur  deux  pieds  seulement 


—  4/i  — 

continua  son  galop  à  travers  la  campagne.  Il 
arriva  dans  une  gorge  sauvage  appelée  la 
Co mbe,  où  jaillit  une  fontaine.  L'animal  que 
la  soif  dévore,  s'approche  de  la  source  et  se 
met  à  boire,  à  boire  indéfiniment.  Amaury 
fait  de  vains  efforts  pour  obliger  son  cheval  à 
relever  la  tête.  Il  saute  à  terre  et  veut  le  frap- 
per ;  mais  à  l'instant  il  s'aperçoit  que  son  che- 
val n'a  plus  que  deux  pieds  et  que  l'eau  à  me- 
sure qu'il  la  boit  ruisselle  sur  le  sol  par  sa 
large  blessure.  Amaury  s'enfuit  épouvanté 
dans  son  castel.  Il  conte  l'aventure  à  ses  gens. 
Chacun  veut  voir  ;  mais  on  ne  retrouve  plus  le 
cheval  à  la  Fontaine  ronde.  Une  fée  avait 
rendu  Tanimal  invisible.  Depuis  ce  temps,  la 
Eontaine  ronde  coule  toujours,  mais  avec  in- 
termittence. Elle  retient  et  donne  son  eau 
alternativement  de  six  en  six  minutes.  Les 
habitants  de  la  contrée  ont  cru  longtemps  que 
c'était  la  jument  invisible  du  sire  de  Joux  qui, 
venant  cent  fois  le  jour  étancher  à  cette  fon- 
taine la  soif  qui  la  dévore,  en  tarissait  les 
flots,  et  que  l'onde  ne  renaissait  que  quand 
l'animal  désaltéré  cessait  de  boire. 


8 


Les  Dames  d'Entreporte 

(Canton  de  Pontarlier) 

lP^E  s*re  ^e  Joux  ava^  trois  filles  belles  à 
rendre  un  ermite  amoureux.  Le  jeune 
<?Wp  seigneur  Amaury  aimait  Loïse  ;  Berthe 
.rsi"  était  adorée  de  Gaston,  brave  comme 
saint  Georges  ;  le  troubadour  Arthur  brûlait 
pour  Hermance.  Mais  les  châtelaines  orgueil- 
leuses se  moquèrent  de  leurs  prétendants. 
Gaston  résolut  d'en  tirer  vengeance.  Il  réunit 
dans  son  casteltous  les  seigneurs  des  environs, 
qui  avaient  comme  lui  servi  de  jouets  aux 
dames  de  Joux.  Liguons-nous,  leur  dit-il,  et 
défendons  à  tous  les  chevaliers  comtois  la 
porte  des  trois  cruelles.  L'alliance  est  conclue. 
Les  chevaliers  bardés  de  fer  font  le  guet  jour 
et  nuit  sur  toutes  les  avenues  du  castel  qui  de- 
vient silencieux  comme  un  tombeau.  L'herbe 
et  la  mousse,  croissent  aux  dalles  du  porche  et 
aux  pavés  des  cours.  Privées  d'adorateurs, 
les  châtelaines  se  désolent.  Autant  vaudrait 
être  cloîtrées,  disaient-elles,  que  de  vivre 
ainsi,  sans  avoir  à  ses  pieds  un  amoureux. 
O  nourrice,  bonne  mère,  disaient-elles  encore, 


—  473  — 

monte  sur  la  plus  haute  tour.  Vois-tu  venir 
dans  la  plaine  quelque  noble  servant  d'amour  ? 
—  Je  ne  vois,  répondait  Hélène,  ni  panache 
ni  cimier  de  beau  chevalier  servant  d'amour  ; 
je  ne  vois  que  le  faucon  qui  rapporte  sa  proie 
du  fond  de  la  vallée.  Le  sire  de  Joux  dit  alors 
à  ses  filles  :  Il  y  va  de  Fhonneur  de  mon  bla- 
son. Je  ne  puis  souffrir  cette  injure  faite  à  ma 
vieillesse.  Allez,  mes  pages,  et  conviez  pour 
une  fête  les  châteaux  lointains.  Un  grand  pas 
d'armes  doit  se  tenir  au  castel  de  Joux.  La  lice 
sera  ouverte  à  tout  venant  et  la  main  de  ses 
trois  filles  appartiendra  aux  trois  chevaliers 
qui  se  seront  le  plus  distingués  dans  les  nobles 
luttes  du  tournoi.  Oublieux  de  leur  promesse, 
les  seigneurs  arrivent  tout  resplendissants 
d'or  et  d'acier  sur  leurs  fougueux  palefrois. 
Le  sire  de  Joux  siégeait  au  milieu  de  ses  filles- 
dont  la  beauté  excitait  l'ardeur  des  chevaliers.' 
Le  champ-clos  est  ouvert.  Au  son  des  trom- 
pettes le  combat  s'engage.  Après  une  lutte 
terrible,  trois  héros  seuls  restent  debout.  A 
eux,  le  prix  de  la  victoire  !  C'étaient  Bras  de- 
Fer,  Raymond  le  Bossu  et  Hugues  au  pied 
fourchu,  les  trois  plus  vilains  de  la  troupe. 

Honteuses  et  désespérées,  les  filles  du  sire 
de  Joux,  jadis  si  fières,  cherchent  un  artifice 
pour  tromper  les  vainqueurs.  Sires,  leur  di- 
sent-elles, accordez-nous  une  faveur.  Permet- 


—  474  — 

tez  qu'un  long  voile  nous  dérobe  aux  yeux  des 
indiscrets.  Nous  avons  fait  vœu  à  Notre-Dame 
de  ne  nous  présenter  à  l'autel  que  sous  un 
vêtement  qui  nous  cache  entièrement  aux 
yeux  des  assistants.  Les  preux  applaudissent 
à  un  si  pieux  dessein.  L'heure  solennelle  est 
venue.  Les  cloches  sonnent. «  Allez,  allez,  bel- 
les voilées,  recevoir  l'anneau  nuptial.  »  Bien- 
tôt le  prêtre  leur  dit  d'une  voix  solennelle  : 
a  Damoiselles  et  nobles  chevaliers,  je  vous 
unis.  Soyez  heureux  !  »  Alors  les  épousées 
enlèvent  leurs  voiles  trompeurs.  Ce  sont  trois 
ignobles  vassales  qui,  substituées  aux  filles 
du  sire  de  Joux,  ont  reçu  les  serments  des  no- 
bles vainqueurs.  Ceux-ci  ne  peuvent  contenir 
leur  courroux.  Ils  tirent  tous  trois  leurs  épées 
•et  s'élancent  à  la  poursuite  de  leurs  fiancées 
perfides.  Elles  fuyaient  vers  le  noir  défilé 
d'Entreporte.  Là,  sur  le  point  d'être  atteintes 
par  le  glaive  vengeur  des  chevaliers,  elles 
sont  changées  soudain  en  trois  gigantesques 
rocs  blancs  et  nus,  qui  s'appellent  encore  au- 
jourd'hui les  Dames  cV Entreporte. 


9 


Le  Pleurant  des  Bois 

(Canton  de  Pontarlier) 

N  appelle  de  ce  nom  dans  les  montagnes 
de  l'arrondissement  de  Pontarlier  des 
accents  plaintifs  qui  viennent  à  l'oreille 
çj  du  voyageur,  et  que  Ton  prend  tantôt 
pour  les  tristes  plaintes  d'une  créature  hu- 
maine qui  se  meurt  dans  quelque  précipice, 
tantôt  pour  celles  d'un  esprit  infortuné  qui 
promène  sa  mélancolie  dans  les  plus  profon^ 
des  solitudes. 


10 

Le  Tilleul  du  Sabbat 

(Canton  de  Pontarlier) 

mI^)e  sa^^at  était  le  grand  Sanhédrin  des 
A)L?n  esprits  de  l'autre  monde  et  des  sorciers 
de  celui-ci.  Il  n'y  a  guère  plus  de  cin- 

rsrf  quante  ans  qu'il  se  tenait  encore  à  Pon- 
tarlier sur  un  tilleul  gigantesque  planté  entre 
un  couvent  de  religieuses  et  les  ruines  d'un 


—  4;6  — 

vieux  château.  Un  ouragan  renversa  cet  arbre 
remarquable.  On  ne  sait  si  les  lutins  ou  le 
diable  en  avait  mangé  le  cœur;  mais  il  n'avait 
pour  ainsi  dire  plus  que  l'écorce.  Quand  minuit 
sonnait,  on  entendait  d'abord  dans  le  gros 
tilleul  un  air  mélancolique  puis  des  soupirs  avec 
des  cliquetis  de  chaînes,  et  bientôt  après  des 
miaulements,  de  grands  éclats  de  rire,  des 
chants  discordants,  accompagnés  d'un  bruit 
d'instruments  de  cuivre.  Les  sons  aigus  d'une 
flûte  dominaient  le  concert  infernal.  C'était 
Satan  lui-même  qui  jouait  de  la  flûte  au  sabbat. 
Au  premier  chant  du  coq,  tout  rentrait  dans  le 
silence.  Plus  d'un  vivant,  qui  confessa  avoir 
assisté  à  ces  réunions  diaboliques  sur  lesquelles 
on  a  fait  tant  de  récits,  a  expié  ses  fautes  sur 
les  bûchers  de  l'Inquisition. 


II 

Charles~le-Téméraire 
et  le  Fantôme  du  Guerrier  de  Morat 

(Canton  de  Pontarlier) 

PRÈS  les  sanglantes  journées  de  G r an- 
son  et  de  Morat,  C  h  ar  1  e  s-1  e-T  ém  ér  ai  r  e 
se  replia  sur  la  Franche-Comté  et  vint 
camper  à  la  Rivière,  bourg  fortifié  au 


-  477  — 

pied  du  Laveron.  Retranché  dans  le  camp  dont 
il  avait  entouré  cette  petite  place,  Charles  y 
rassemblait  les  débris  de  son  armée  et  de 
nouveaux  soldats  pour  recommencer  la  guerre. 

Mélancolique  et  solitaire,  il  restait  des  jours 
entiers  sans  parler.  Un  soir  qu'il  combinait 
dans  sa  pensée  des  plans  d'attaque  et  de 
défense,  le  fantôme  noir  d'un  de  ses  soldats 
tués  à  Morat  lui  apparut  et  lui  dit  :  ^  Charles  ?' 
ton  étoile  pâlit;  renonce  à  la  guerre  et  songe 
à  ton  éternité  !  »  Le  duc  saisit  son  épée  pour 
punir  celui  qui  ose  lui  parler  de  la  sorte.  Il  lui 
porte  trois  coups  vig'oureux;  mais  le  fer  ne 
frappe  que  le  vide.  Le  fantôme  lui  crie  alors 
d'une  voix  terrible  :  «  Ta  colère  est  impuis- 
sante; j'ai  laissé  mes  os  sur  le  champ  de 
bataille  de  Morat.  Mon  ombre  va  t'attendre 
sous  les  murs  de  Nancy.  »  A  quelques  mois  de 
là,  Charles-le-Téméraire,  qui  avait  porté  la 
guerre  en  Lorraine,  reçu  la  mort  devant 
Nancy. 


-  47«  - 


12 

L'Oratoire  de  Sainte  Hélène 

(Canton  de  Pontarlier) 

ntre  les  villages  de  Villesaint  et  Dam- 
martin,  sur  le  penchant  de  la  côte  qui 
domine  au  couchant  la  plaine  de  la 
Chaux  d'Arlier,  s'élève  une  modeste 
chapelle  contre  le  mur  à  demi  écroulé  d'une 
enceinte  que  la  faux  respecte,  parce  que  là 
furent  autrefois  enterrées  les  victimes  d'une 
peste  qui  ravageait  le  pays.  Hélène,  jeune  fille 
de  l'un  de  ces  villages,  quand  tous  fuyaient 
l'hôpital  de  Saint-Lazare,  où  s'entassaient  les 
pestiférés,  se  dévoua  charitablement  et  paya 
de  sa  vie  le  bonheur  qu'elle  trouvait  à  soulager 
l'infortune  de  ses  frères.  Dieu  voulut  prouver 
à  nos  pères  que  la  charité  est  la  voie  la  plus 
sûre  pour  arriver  à  lui,  et  sur  la  tombe  d'Hé- 
lène, il  permit  que  des  miracles  s'accom- 
plissent. Nos  hagiographes  Francs-Comtois, 
dans  leur  ouvrage  moderne  en  quatre  volumes, 
n'ont  point  écrit  la  vie  de  cette  sainte  fille. 
Cependant,  en  1 841,  Aug.  Demesmay,  visi- 
tant l'oratoire  de  sainte  Hélène,  trouva,  dor- 
mant à  l'ombre  de  ses  murs,   une  pauvre 


—  479  " 

enfant  qui  laissait  ainsi  le  bon  Dieu  garder  son 
troupeau  dans  les  pâturages  d'alentour.  Le 
bruit  de  ses  pas  réveilla  la  bergère.  Il  lui 
demanda  si  réellement  sainte  Hélène  avait  été 
inhumée  en  cet  endroit.  «  Assurément,  dit 
celle-ci,  car  j'ai  bien  souvent  entendu  remuer 
et  chanter  dans  sa  tombe.  » 


13 

Le  Mouton  noir 

(Canton  de  Pontarlier) 

utrefois  Jeannot,  jeune  berger  du 
village  de  Doubs,  se  donna  au  diable 
sur  la  montagne  de  la  Pareuse.  Satan 
lui  promit  vingt  ans  de  vie  et  tous  les 
biens  de  la  terre,  à  la  seule  condition  qu'au 
bout  de  vingt  ans  Jeannot  reviendrait  sous  la 
forme  d'un  mouton  noir  et  serait  condamné 
à  errer  jour  et  nuit  à  travers  les  forêts  qui 
couvrent  et  environnent  la  Pareuse.  Ce  pacte 
étant  conclu  et  signé,  le  diable  mit  à  la  disposi- 
tion de  Jeannot  un  magnifique  cheval  tout  sellé, 
un  costume  couvert  d'or  et  de  pierreries, 
une  bourse  pleine  d'or  et  il  disparut.  En  un  clin 
d'œil,  le  berger  est  transformé  en  gentilhomme. 
Il  laisse  là  ses  pauvres  vêtements,  monte  à 


—  480  — 

cheval  et  parvient  en  un  instant  à  l'endroit  où 
jouaient  les  bergers  ses  camarades.  Holà  î 
leur  dit-il  en  passant,  allez  sur  la  Pareuse, 
vous  y  verrez  du  nouveau  et  vous  pourrez  dire 
que  Jeannot  n'est  plus  berger.  Les  pauvres 
garçons,  qui  ne  l'avaient  point  reconnu,  se 
rendirent  aussitôt  sur  la  Pare  use,  où  ils  trou- 
vèrent sur  riierbe  les  vêtements  du  berger. 
Au  moment  où  l'un  d'eux  se  baissait  pour  les 
ramasser,  un  nuage  de  fumée  s'éleva  en  cet 
endroit,  et  Ton  entendit  dans  le  lointain  une 
voix  qui  disait  :  Jeannot  s'est  donné  au  diable  ! 
il  est  maudit  !... 

Les  bergers  prirent  la  fuite  et  racontèrent  au 
village  cette  étrange  aventure.  On  en  parla 
beaucoup  d'abord;  ensuite  on  en  parla  moins; 
enfin  on  n'en  parla  plus.  Les  anciens  compa- 
gnons de  Jeannot  étaient  devenus  des  hommes, 
et  les  enfants  d'une  autre  génération  allaient 
à  leur  place  garder  les  troupeaux  sur  la  Pa- 
reuse.  Un  soir  quelques  paysans,  qui  s'étaient 
attardés  à  la  foire  de  Pontarlier,  avaient  pris 
les  sentiers  de  traverses  pour  abréger  le  chemin . 
Ils  chantaient  joyeusement  et  ne  pensaient  ni 
à  Dieu  ni  au  diable.  Tout  à  coup,  au  détour  d'un 
bouquet  d'arbres,  ils  aperçoivent  un  mouton 
no ir  énorme,  le  front  armé  d'une  double  paire 
de  cornes,  qui  darde  sur  eux  des  regards  flam- 
boyants et  qui  s'apprête  à  leur  disputer  le 


—  48 1  — 

passage.  A  cette  vue,  les  paysans  effrayés 
rebroussent  chemin  et  s'enfuient,  poursuivis 
par  l'affreux  mouton  noir.  L'un  d'eux,  qui 
était  peut-être  -un  peu  ivre  et  qui  tomba  dans 
sa  fuite,  fut  tué  par  l'animal  qui  le  cribla  de 
coups  de  cornes.  Le  lendemain  on  retrouva 
son  cadavre  horriblement  mutilé.  On  se  sou- 
vint alors  de  ce  qu'avaient  dit  autrefois  les 
petits  bergers  de  la  disparition  de  Jeannot;  et, 
comme  on  vit  souvent  le  même  mouton  noir 
errer  au  bord  de  la  forêt,  personne  n'osa 
depuis  s'y  aventurer  aux  heures  tardives,  à 
part  quelques  étrangers  qui,  ignorant  le  péril, 
furent  victimes  de  la  rage  du  mouton  noir.  Ce 
mouton  noir,  c'est  Jeannot  qui,  après  avoir, 
joui  pendant  vingt  ans  de  tous  les  biens  de  ce 
monde,  subit  sa  peine  de  réprouvé.  On  dit 
qu'aujourd'hui  le  mouton  noir  de  la  Pareuse 
n'a  plus  le  pouvoir  de  nuire  aux  vivants.  Mal- 
gré cette  assurance,  on  le  redoute  encore  dans 
le  pays  et  le  passant  attardé  aime  mieux  faire 
un  long  détour  que  de  traverser  cet  endroit 
maudit,  où.  l'on  craint  toujours  de  rencontrer 
le  mouton  .noir. 


Les  Chats  sur  l'Arbre 

(Canton  de  Pontarlier) 

@)/  pN  cavalier  passant  sous  le  château  de 
njo'  Joux,  aperçut  plusieurs  chats  sur  un 
ǧj?te  arbre.  Il  s'avance  et  détache  une  esco- 
{C)J  pette  qu'il  portait,  fait  tomber  de  l'ar- 
bre un  demi-ceint  auquel  pendaient  plusieurs 
clés,  et  les  emporte  au  village.  Etant  descendu 
au  logis,  il  demanda  à  dîner.  La  maîtresse  ne 
se  trouve  point  non  plus  que  les  clés  de  la 
cave.  Il  montre  le  demi-ceint  et  les  clés  qu'il 
portait,  l'hôte  reconnaît  que  c'est  le  demi- 
ceint  et  les  clés  de  sa  femme,  laquelle  arrive 
sur  ces  entrefaites,  étant  blessée  à  la  hanche 
droite.  Le  mari  la  prend  par  rigueur.  Elle 
confesse  qu'elle  venait  du  sabbat  et  qu'elle  y 
avait  perdu  son  demi-ceint  et  ses  clés,  après 
eivoir  reçu  un  coup  d'escopette  en  Tune  des 
hanches.  Boguet  rapporte  cette  histoire  dans 
son  discours  des  sorciers. 


i5 


Le  Dragon  de  la  Reuse 

(Canton  de  Pontarlier) 

N  racontait  encore  au  commencement 
du  XIXe  siècle  à  la  Cluse  et  aux  Verriè- 
res qu'une  espèce  d'hydre  ou  de  dragon 
épouvantable,  aux  sept  têtes  et  sept 
gueules  monstrueuses,  ravageait  tout  autre- 
fois dans  le  val  de  Travers  conduisant  de 
Pontarlier  à  Neufchâtel.  Le  conducteur  de  la 
diligence  qui  faisait  le  service  entre  ces  deux 
villes  n'avait  plus  peur  du  monstre  en  1826.  Il 
affirmait  alors  aux  voyageurs  que  la  contrée 
avait  été  depuis  longtemps  délivrée  de  ce 
dragon  par  un  hercule  nommé  Raimond,  de 
Siaint-Sulpice  ;  mais  il  ajoutait  sans  rire, 
avec  un  accent  de  conviction,  que  le  dragon 
aurait  avalé  ses  deux  chevaux  en  travers 
sans  les  mâcher. 


-  484  - 


16 


Le  Pont  de  l'Abbaye 

(Canton  de  Montbenoit) 
'abbaye  de  Montbenoit  fut  fondée  par 


planta  dans  ce  pays,  alors  inculte,  des 
.^f     vassaux  du   royaume  d'Arles,  et  les 
donna  aux  moines  en  toutes  justice  et  directs 
droits  et  dépendance. 

Le  dialecte  du  Sauget  et  environs  de  Mont- 
benoit, le  prouve  encore  assez  clairement  ; 
c'est  presque  le  doux  et  fin  parler  de  la  Pro- 
vence. En  1 2 1 8,  Henri  de  Joux  l'enrichit  encore 
de  nouveaux  biens,  et  dans  les  siècles  suivants 
plusieurs  autres  seigneurs  de  cette  noble 
maison  ajoutèrent  encore  aux  libéralités  de 
leurs  ancêtres;  car  dans  ces  temps  où  le  pau- 
vre pays  de  Bourg-ogne  n'avait  encore  ni  cour 
permanente,  ni  capitale  somptueuse,  le  luxe 
des  riches  barons  consistait  surtout  à  doter  à 
l'envi  couvents  de  nonnes  et  de  moines.  L'ab- 
baye de  Montbenoit  devint  ainsi  une  des 
communautés  les  plus  riches  de  notre  province. 

Un  des  privilèges  des  moines  de  l'abbaye 
était  de  faire  payer  le  passage  aux  voyageurs 


485  - 

qui  traversaient  le  pont  jeté  sur  le  Doubs,  non 
loin  de  leur  cloître.  Une  fois,  c'était  en  avril 
ii 25,  un  soir,  une  jeune  fille  dont  la  mère 
était  au  lit  de  mort  arrivait  montée  sur  son 
âne,  au  pont  de  VabbsLje  de  Montbenoit.  Un 
moine  Farrête  et  lui  demande  de  l'argent. 
Las-moi  !  dit-elle,  je  n'en  ai  point.  Je  vais 
voir  ma  mère  à  Montbenoit.  Laissez-moi  pas- 
ser pour  l'amour  de  Dieu.  Le  moine  cupide 
lui  refusa  le  passage.  Soudain  elle  dirige  son 
âne  du  côté  de  la  rivière  et  s'élance  avec  lui 
au  milieu  du  Doubs,  où  elle  périt  noyée.  Sa 
vieille  mère  aussi  mourut  bientôt  après.  On 
-dit  que  depuis  ce  temps,  chaque  année  au  15 
avril,  Fombre  de  la  jeune  fille  pénétrait  dans 
le  couvent,  entrait  dans  la  cellule  du  moine, 
•le  prenait  aux  cheveux,  lui  faisait  courber  le 
le  dos,  lui  mettait  un  mors  à  la  bouche  et, 
-montée  sur  lui,  comme  autrefois  sur  son  âne, 
elle  le  faisait  marcher  jusqu'au  pont  de  l'ab- 
baye sur  ses  mains  et  ses  genoux,  en  le  meur- 
trissant de  coups  et  en  lui  disant  :  Ma  mère  en 
mourant  est  allée  au  ciel.  Tu  me  l'as  ravie 
pour  toujours,  car  tu  m'as  fait  mourir  en  état  de 
:  péché.  Pendant  quarante  années  le  moine  en- 
dura ce  martyre,  et  n'en  fit  la  révélation  qu'à 
l'heure  de  sa  mort.  Une  sculpture  placée  au 
-chœur  du  cloître  conserve  la  mémoire  de  qe 

fait.  Elle  représente  une  jeune  fille  qui  chevau- 

31 


—  486  ~~ 


che  sur  les  épaules  d'un  homme  qu'elle  frappe 
(Tune  houssine  et  qui  porte  un  mors  à  la  bou- 
che. 


<ORGON  étant  mort  martyr  en  Orient, 


où  il  fut  canonisé.  Vers  y65,  la  peste 


^  désolait  le  diocèse  de  Metz.  Pour  con- 
jurer le  fléau,  l'évêque  de  cette  ville,  saint 
Chrodegand,  envoya  des  ambasseurs  au  Saint- 
Père,  avec  mission  de  lui  demander  une  reli- 
que. Le  pape  remit  à  ces  pieux  envoyés  une 
châsse  d'argent  renfermant  le  corps  du  bien- 
heureux saint  Gorgon.  La  sainte  caravane  se 
met  en  route  et  des  miracles  éclatent  à  chaque 
pas  depuis  Rome  jusqu'au  monastère  d'A- 
gaune,  où  l'on  se  repose  un  peu  de  temps  ; 
puis  les  pèlerins  continuent  leur  route.  Mais 
chose  étrange,  aucun  nouveau  miracle  ne  vient 
à  se  manifester.  On  continue  à  suivre  la  voie 
romaine  d'Italie  en  Gaule  par  Orbe  et  Pon- 
tarlier.  Tout  à  coup,  non  loin  de  la  source  de 
la  Loue  et  de  la  roche  de  Haute-Pierre,  le 


17 


Légende  de  Saint  Gorgon 

(Canton  de  Montbenoit) 


transportés  à  Rome. 


-  48;  - 

char  triompal  roule  dans  un  fossé.  La  châsse 
s'entr'ouve  :  elle  est  vide  !...  Le  corps  de 
saint  Gorgon  avait  été  soustrait  par  les  moi- 
nes du  monastère  d'Agaune.  L'évêque  de- 
Metz  porte  plainte  au  roi  Pépin,  qui  envoie 
aussitôt  une  armée  pour  redemander  aux 
moines  d'Agaune  la  relique  qu'ils  sont  accu- 
sés d'avoir  soustraite.  Ils  font  peu  de  résis- 
tance et  s'excusent  comme  ils  peuvent  de  leur 
pieux  larcin.  La  sainte  caravane,  à  qui  la  pré- 
cieuse relique  a  été  restituée,  continue  son 
chemin,  et  des  miracles  s'opèrent  de  nouveau 
jusqu'au  terme  du  voyage. 

Sur  le  lieu  même  où  la  sainte  litière  s'était 
entr'ouverte,  on  construisit  un  oratoire  où  un 
orteil  du  saint  fut  conservé  longtemps  dans 
un  coffret  d'ivoire  et  de  vermeil.  Toutes  sor- 
tes de  miracles  s'y  opéraient.  De  nombreux 
pèlerins  y  accouraient  de  toutes  parts.  Bien- 
tôt un  village  s'éleva  en  cet  endroit  fréquenté 
par  tant  de  visiteurs.  Ce  village  existe  encore 
aujourd'hui  non  loin  de  la  source  de  la  Loue 
et  de  la  roche  de  Haute-Pierre.  C'est  Saint- 
Gorgon. 


488 


i8 


La  Louve  et  la  Chèvre  sorcière 

(Renédale,  canton  de  Montbenoit) 


UTREFOIS  les  bergers  de  Renédale, 


chèvres  et  de  moutons  sur  le  sommet 
de  la  montagne,  d'où  l'œil  plonge  dans  les 
gorges  de  Mouthier.  Tout-à-coup  une  louve 
affamée  sortit  d'une  forêt  du  voisinage  et  vint 
fondre  sur  le  troupeau.  Les  brebis  et  les 
agneaux  furent  assez  heureux  pour  échapper 
à  la  dent  de  leur  vorace  ennemie.  Mais  la 
louve  poursuivait  une  chèvre  qui  avait  pris  la 
fuite  du  côté  du  précipice.  Déjà  elle  n'était 
qu'à  deux  pas  de  l'abîme,  quand  la  louve 
n'ayant  plus  qu'un  bond  à  faire  s'élança  de 
toute  sa  force  sur  cette  riche  proie.  Par  un 
brusque  détour  la  chèvre  esquiva  l'atteinte  de 
la  louve.  Celle-ci,  emportée  par  son  élan,  se 
précipita  du  haut  de  la  roche  à  pic  dans  un 


«  Je  prends  plaisir  à  relire  ces  contes, 
«  Si  je  n'y  crois  comme  à  la  vérité.  » 

Ch.  Viancin. 


du  canton  de  Montbe- 
nt  leurs  troupeaux  de 


-  489  - 

ravin  d'une  profondeur  épouvantable.  Les 
bergers  de  Renédale  accoururent,  la  chèvre 
n'avait  aucun  mal  et  broutait  tranquillement 
une  branche  d'épine,  tandis  que,  des  profon- 
deurs du  val,  d'horribles  hurlements  montaient 
jusqu'à  eux.  La  bête  vorace,  en  tombant  la 
tête  la  première  dans  le  bassin  d'une  source 
abondandante,  poussa  des  cris  si  fort  et  si 
affreux  que  les  eaux  qui  s'en  échappent  les 
répètent  encore  aujourd'hui  dans  les  échos  de 
la  vallée.  Les  bergers  de  Renédale  et  ceux 
d'alentour  allaient  redisant  que  ces  cris  n'é- 
taient autres  que  les  hurlements  de  la  Louve, 
C'est  pourquoi  la  rivière  qui  prend  sa  source 
en  cet  endroit  sous  une  immense  roche  caver- 
neuse a  été  depuis  appelée  la  Louve  par  cor- 
ruption la  Loue. 

Mais  la  tradition  ajoute  que  la  pauvre  bi- 
que, pour  avoir  su  échapper  si  merveilleuse- 
ment au  trépas,  fut  accusée  d'être  sorcière,  cè 
qui  anciennement  arrivait  aux  chèvres  aussi 
bien  qu'aux  femmes.  Elle  fut  mise  à  la  tor- 
ture, jugée  en  due  forme,  condamnée  et  brû- 
lée toute  vive. 


—  490  — 


19 

Les  Grottes  de  la  ville  du  Pont 

(Canton  de  Montbenoit) 

LA  ville  du  Pont,  village  situé  dans  le 
val  du  Sauget,  canton  de  Montbenoit, 
on  aperçoit  près  des  bords  du  Doubs 
des  bancs  de  rochers  plats,  au  milieu 
desquels  se  trouvent  des  cavités  de  formes  cir- 
culaires, que  Ton  désigne  dans  le  pays  sous  le 
nom  de  Chaudières.  Non  loin  de  là,  on  remar- 
que dans  un  rocher  l'ouverture  cintrée  d'une 
caverne  dans  laquelle,  suivant  la  tradition,  les 
.Fées  bienfaisantes  du  canton  faisaient  cuire 
-des  gâteaux. 

A  deux  kilomètres  et  demi  de  la  même 
commune,  en  un  point  où  les  bancs  de  rochers 
se  relèvent  perpendiculairement,  on  trouve 
une  autre  ouverture  ovale,  d'un  accès  difficile. 
Parvenu  à  l'entrée  qui  est  à  quinze  mètres  au- 
dessus  du  sol,  on  découvre  sur  le  côté  méridio- 
nal trois  salles  de  grottes  dont  la  voûte  est 
percée  d'une  crevasse  qui  donne  passage  à 
l'air.  Quand  les  bergers  font  du  feu  dans  ces 
cavernes,  la  fumée  s'échappe  par  les  crevasses 
supérieures,  ce  qui  a  fait  donner  à  ces  grottes 
le  nom  de  Grottes  delà  Cheminée. 


—  49i  — 

On  croit  qu'elles  ont  servi  de  refuge  aux 
habitants  du  canton  pendant  l'invasion  de 
Weimar,  en  1636. 

On  y  a  retrouvé  des  débris  d'armes  et  d'us- 
tensiles de  ménage. 


20 

Légende  de  Remonot 

(Canton  de  Morteau) 

Remonot,  non  loin  de  la  Grotte  du 
Trésor,  appelée  aussi  la  Baume  du 
Diable,  au  pied  d'une  montagne  es- 
carpée comme  un  rempart,  qui  reflète 
dans  le  Doubs  sa  cime  blanchâtre,  il  est  une 
chapelle  creusée  dans  la  pierre  et  une  madone 
vénérée  dans  tout  le  pays. 

On  parvient  dans  cette  grotte  en  descendant 
une  espèce  de  tour  adossée  au  rocher.  La  cha- 
pelle est  éclairée  par  une  fenêtre  que  l'on  a 
percée  dans  un  petit  bâtiment  construit  sur 
le  devant  du  souterrain.  Cette  grotte  rap- 
pelle les  catacombes  où  les  premiers  chrétiens 
se  réunissaient  pour  célébrer  leur  culte.  Elle 
est  appelée  l'église  de  Notre-Dame  de  Remo- 
not, et  l'on  s'y  rend  en  pèlerinage.  Derrière 
l'autel  on  voit  une  petite  source  d'une  eau 


—  492  — 

limpide  qui  coule  avec  un  bruit  argentin.  On 
dit  que  c'est  la  bonne  Notre-Dame  qui  a 
creusé  de  sa  main,  dans  sa  jolie  grotte,  cette 
source  miraculeuse  et  que  cette  eau  guérissait 
jadis  toutes  les  maladies.  Pourquoi  n'a-t-elle 
plus  aujourd'hui  les  mêmes  vertus?  C'est  appa- 
remment que  la  foi  se  perd  ici  comme  ailleurs. 
L'histoire  merveilleuse  de  la  vierge  de  Remo- 
not  remonte  à  l'époque  des  croisades. 

En  ce  temps-là,  un  ermite  s'était  retiré  dans 
les  rochers  de  Remonot,  et  y  avait  vécu  de 
longues  années.  Ce  saint  homme  n'appartenait 
pas  à  la  catégorie  des  moines  vulgaires  :  c'était 
un  grand  seigneur  du  pays.  Longtemps  il 
avait  fait  la  guerre  en  Palestine,  et,  après 
s'être  couvert  de  gloire  sur  les  champs  de 
bataille,  il  était  revenu  dans  sa  patrie.  Mais  au 
lieu  de  rentrer  dans  son  château,  il  s'enferma 
dans  ce  rocher  pour  accomplir  un  vœu  qu'il 
avait  fait.  Il  avait  apporté  avec  lui  une  statue 
de  la  Vierge  qu'il  avait  placée  dans  un  coin  de 
la  grotte,  en  lui  faisant  un  dais  avec  sa  ban- 
nière des  batailles,  et  un  trône  avec  son  bou- 
clier. Ceux  qui  venaient  visiter  le  saint  ermite 
ne  se  retiraient  pas  sans  adresser  une  prière  à 
la  Vierge,  et  ils  s'en  retournaient  ou  plus 
heureux  ou  plus  sages.  L'eau  qui  baignait  les 
pieds  de  la  statue  rendait  la  vue  aux  aveugles, 
l'ouïe  aux  sourds,  la  force  aux  paralytiques  et 


—  493  — 

guérissait  les  malades  de  la  lèpre.  L'influence 
de  ces  eaux  bienfaisantes  s'étendait  jusqu'aux 
campagnes  des  alentours  et  faisait  prospérer 
miraculeusement  fruits  et  moissons. 

Après  la  mort  du  saint  ermite,  on  voulut 
dépouiller  la  grotte  de  Remonot  du  trésor 
qu'elle  renfermait.  Dès  longtemps,  la  posses- 
sion de  cette  statue  de  la  Vierge  excitait  l'envie 
des  chanoines  de  Montbenoit.  Ils  disaient  que 
c'était  pitié  de  voir  la  mère  de  Dieu  logée 
dans  un  noir  rocher;  que  l'autel  delà  cathé- 
drale de  Montbenoit  lui  conviendrait  mieux, 
et  qu'il  n'y  avait  pas  d'autre  place  digne  d'elle. 
Les  chanoines  vinrent  donc  solennellement 
l'enlever  de  son  asile  et  la  transportèrent  dans 
leur  église  de  Montbenoit  où  ils  l'ornèrent  avec 
le  luxe  de  l'époque,  et,  pour  obtenir  d'elle  des 
miracles,  comme  elle  en  faisait  à  Remonot,  ils 
lui  prodiguèrent  l'encens  et  les  prières.  Ce  fut 
en  vain  :  la  Vierge  restait  muette.  Toutes  ces 
prières  et  ces  somptueuses  dévotions  dont  elle 
était  l'objet,  ne  valaient  sans  doute  pas  les 
invocations  que  les  pauvres  pèlerins  venaient 
lui  adresser  au  fond  de  sa  grotte  bien-aimée, 
et,  comme  depuis  le  jour  où  les  chanoines 
l'avaient  enlevée  de  son  modeste  asile,  bien 
des  yeux  s'étaient  remplis  de  larmes,  la  Vierge 
retourna  d'elle-même  à  son  rocher,  où  de  nou- 
veaux et  nombreux  miracles  s'accomplirent 


—  494  ~ 

encore  pendant  les  siècles  suivants.  On  dit 
que  les  habitants  de  la  contrée  n'ont  jamais 
invoqué  en  vain  Notre-Dame  de  Remonot. 

21 

La  Vierge  de  Monpetot 

(Canton  de  Morteau) 

A  tradition  raconte  qu'un  habitant  de 
Monpetot,  nommé  Dumont,  rapporta  de 
la  terre  sainte  une  petite  statue  en  bois, 
r^T^  sculptée  avec  art,  et  dont  l'origine  re- 
montait à  une  époque  lointaine.  Le  bâtiment  sur 
lequel  Dumont  s'était  embarqué  pour  rentrer 
en  France  fut  assailli  par  une  violente  tem- 
pête et  jeté  sur  la  côte  barbaresque.  Les  Maures 
s'emparèrent  de  Dumont,  le  dépouillèrent  de 
tout  ce  qu'il  possédait;  mais  il  parvint  à  con- 
server sa  précieuse  statue.  Condamné  à  servir 
comme  esclave  un  maître  farouche,  il  vécut 
longtemps  d'une  vie  de  souffrances  et  d'humi- 
liations. Après  cette  première  épreuve,  il 
réussit,  par  la  douceur  de  son  caractère,  à 
inspirer  confiance  à  son  gardien.  On  l'employa 
aux  travaux  de  l'agriculture,  en  le  surveillant 
de  moins  près.  Un  jour,  au  temps  de  la  récoite 
des  foins,  il  se  trouvait  en  pleine  campagne, 


—  495  ~ 

éloigné  de  ses  compagnons  et  de  tout  surveil- 
lant, il  eut  tout  à  coup  l'idée  de  s'enfuir;  il 
monte  sur  une  mule  qui  se  trouvait  auprès  de 
lui  et  s'élance  au  galop,  atteint  un  fleuve  qu'il 
traverse  avec  peine  et  parvient  sur  l'autre 
rive,  retombe  dans  l'eau;  puis,  par  un  dernier 
effort,  se  i  élève  avec  sa  monture  et  continue 
enfin  heureusement  sa  route.  De  retour  dans 
son  pays  natal,  il  fit  construire  un  oratoire  et 
y  déposa  la  sainte  statue,  à  laquelle  il  attri- 
buait le  bonheur  qu'il  avait  eu  de  se  soustraire 
à  l'esclavage.  Devant  la  chapelle  s'élève  un 
orme  gigantesque.  L^s  habitants  du  pays 
racontent  qu'en  1793,  quand  on  emporta  la 
madone  en  Suisse,  pour  la  soustraire  aux  pro- 
fanations de  ce.  temps  de  trouble,  l'orme,  qui 
chaque  année  ressemblait  à  un  immense  ré- 
seau de  verdure,  ne  poussa  pas  une  feuille. 


22 

Le  trou  de  l'Enfer 

(Canton  de  Morteau) 


^V0  noir  et  profond,  dont  les  bords  sont 


—  496  — 

ombragés  de  vieux  sapins  moussus  et  crevassés. 
Ce  lieu  a  un  aspect  sinistre  qui  saisit  le  cœur 
et  le  glace  d'effroi.  Du  fond  de  cet  abîme 
s'exhale,  comme  une  plainte  étouffée,  le  bruit 
d'une  source  invisible.  Cette  source,  on  l'ap- 
pelle la  Fontaine  du  Diable  et  le  ravin  où 
elle  coule  le  Trou  de  V Enfer. 

On  raconte  que  le  diable,  il  y  a  de  cela 
plusieurs  siècles,  venait  de  faire  une  tournée 
dans  notre  pays.  Fatig*ué  d'une  longue  mar- 
che et  pliant  sous  le  poids  du  sac  où  il  renfer- 
mait les  âmes  qui  s'étaient  laissées  prendre  à 
ses  embûches,  il  vint  s'asseoir  tout  essoufflé  à 
l'endroit  que  je  viens  de  décrire.  Mais  alors,  à 
la  place  du  ravin,  il  y  avait  une  jolie  clairière 
tapissée  de  mousse  et  de  fleurs,  au  milieu  de 
laquelle  s'élevait  un  rocher  d'où  s'échappait 
l'eau  limpide  d'une  source.  Le  diable,  mourant 
de  soif,  jeta  sur  l'herbe  son  lourd  fardeau  et 
approcha  de  la  source  ses  lèvres  brûlantes. 
Pendant  ce  temps,  l'ange  Gabriel,  qui  s'était 
embusqué  derrière  un  buisson,  s'avance  en 
rampant  jusqu'au  sac,  le  charge  sur  ses  épaules 
et  disparaît.  Satan  désaltéré  tourna  la  tête 
vers  l'endroit  où  il  croyait  retrouver  son  trésor, 
et,  ne  le  voyant  plus,  il  poussa  un  cri  terrible, 
qui  secoua  les  arbres  de  la  forêt  et  fit  tres- 
saillir les  montagnes  d'alentour.  Il  se  livra 
longtemps  à  des  recherches  inutiles,  avec  de 


—  497  ™ 

grincements  de  dents  et  des  rugissements  de 
bête  fauve.  Enfin,  il  frappa  la  terre  de  son 
pied  fourchu,  avec  tant  de  force,  que  le  sol , 
s'entrouvrit,  entraînant  le  diable  et  la  source 
dans  ses  profondeurs. 

Depuis,  ce  lieu  est  maudit,  et  quand  on  est 
obligé  de  le  traverser,  il  est  prudent  de  réciter 
un  Ave  et  de  se  signer  trois  fois. 

La  Grotte  du  Roi  de  Prusse 

(Canton  de  JVEorteau) 

UTREFOIS,  dans  le  temps  de  nos  ancê- 
tres les  Gaulois,  les  fées  habitaient 
cette  fraîche  grotte  que  l'on  rencontre 
sur  la  rive  droite  des  bassins  du  saut 
du  Doubs.  Elles  vivaient  alors  en  parfaite 
intelligence  avec  les  paysans  de  la  contrée.  On 
assure  même  que  souvent  elles  comblaient  les 
filets  du  pêcheur,  et  que  plus  d'une  fois  leur 
invisible  main,  guidant  son  aviron  pendant 
l'orage,  le  conduisit  au  port.  Mais  elles  s'en- 
fuirent à  la  vue  de  Frédéric  Guillaume  III, 
lorsqu'en  18 14  il  entra  en  conquérant  dans 
leur  asile  et  détruisit  à  tout  jamais  le  mystère 
et  le  prestige,  qui  l'environnaient,  en  faisant 


-  498  - 

graver  son  nom  sur  l'arcade  de  la  grotte, 
comme  pour  apprendre  à  tous  qu'elle  n'appar- 
tenait plus  aux  fées,  mais  au  roi  de  Prusse. 


24 

La  Ronde  des  Esprits 
sur  les  Bassins  du  Saut  du  Doubs 

(Canton  de  Morteau) 

ADIS  les  êtres  surnaturels  qui  peuplaient 
les  rives. du  Doubs,  depuis  la  coquille  de 
rocher  qui  lui  sert  de  berceau,  jusqu'à 
ses  magnifiques  palais  de  Chaillexon, 
venaient  tenir  cour  plénière  sur  les  bassins 
du  saut  du  Doubs,  pendant  les  belles  nuits 
d'été.  On  y  voyait  quand  on  osait  regar- 
der, les  Djiuns  des  Noirs-Monts,  sorciers 
dont  les  artifices  faisaient  manquer  ou  réussir 
l'œuvre  de  nos  fromagers,  et  qui  gardaient  ou 
égaraient  les  troupeaux  pendant  le  sommeil 
des  pâtres  ;  les  pâles  ombres  errantes  dans  les 
brumes  du  lac  de  Damvauthier,  aujourd'hui 
Saint-Poinct  ;  la  mélancolique  ondine  de  la 
source  bleue  ;  la  dame  verte  de  Pontarlier  ; 
enfin  tous  les  follets  du  val  du  Sauget  et  dè 
Remonot,  lutins  qui  font  rêver  d'amour  les 


—  499  ~ 

jeunes  filles,  mais  dont  la  main  se  plaît  aussi 
à  embrouiller  leurs  fuseaux,  et  à  mêler  la 
crinière  des  chevaux.  Alors,  dit-on,  une  mu-; 
sique  enchantée  errait  à  l'entour  des  monta- 
gnes ;  sur  les  eaux  limpides,  on  entendait  des 
frôlements  semblables  à  celui  des  ailes  de 
l'orfraie,  et  les  Esprits,  sous  la  forme  d'étoiles 
filantes,  traversaient  les  airs  pour  se  rendre  à 
la  ronde  magique.  De  tout  ce  peuple  de  l'autre 
monde,  Echo  seule  est  restée  dans  les  bassins 
du  Doubs;  elle  répète  encore  sept  fois  le  nom 
qu'on  lui  jette,  et  redit  les  refrains  des  ar- 
mai lit  s  des  Brencts  et  des  pêcheurs  de  Vil- 
lers.  Son  murmure  accompagne  le  mugisse- 
ment du  fleuve,  lorsqu'il  se  précipite  du  haut 
des  rochers  dans  un  abîme  insondable. 


25 

Le  Saut  du  Doubs 

(Canton  de  Morteau) 


ÉTAIT  un  beau  jour  de  printemps.  Une 
troupe  joyeuse  sort  d'une  chaumière 
voisine  du  Villers  et  vient  se  promener 
en  nacelle  sur  les  bassins  du  Doubs. 


—  500,  — 

Une  des  jeunes  filles  porte  à  son  corsage  le 
bouquet  d'épousée.  Assis  auprès  d'elle  son 
mari  se  met  à  chanter.  La  barque  passe  près 
d'une  croix  où  ces  mots  sont  écrits  :  Passant, 
prie%  pour  moi  !  Personne  ne  songe  à 
prier  ;  personne  même  ne  se  signe.  Le  jeune 
époux  continue  sa  chanson.  Bientôt  les  ra- 
meurs fatigués  laissent  aller  la  nacelle  au  gré 
de  Tonde  et  de  la  brise.  Tout  à  coup  un  cri 
d'effroi  se  fait  entendre.  Le  courant  irrésisti- 
ble entraîne  l'embarcation  sur  les  écueils.  Un 
vieux  saule  étendait  en  cet  endroit  ses  ra- 
meaux sur  l'abîme.  Une  main  le  saisit  et  s'y 
cramponne  avec  rage.  L'arbre  se  rompt. 
Tout  effort  est  inutile  et  Fembarcatiori  est 
précipitée  dans  le  gouffre  avec  tout  ce  qu'elle 
portait  de  jeunesse  et  d'espérance. 

Seulement,  à  quelque  temps  de  là,  un  pê- 
cheur du  V Hier  s  trouva  dans  sa  nasse  un 
bouquet  de  fleurs  d'oranger. 


26 

La  Grotte  du  Trésor  ou  la  Baume 
du  Diable 

(Canton  de  Morteau) 

on  loin  de  Remonot  se  trouve  la  Grotte 
du  Trésor,  appelée  aussi  Baume  du 
Diable. 

Suivant  une  tradition  qui  remonte  au 
XVIIe  siècle,  cette  grotte  renferme  un  trésor 
gardé  par  un  dragon  ailé.  Cette  croyance  po- 
pulaire vient  sans  doute  de  la  découverte  d'un 
certain  nombre  de  pièces  de  monnaie  enfouies 
dans  cette  grotte  pendant  les  invasions  qui  ra- 
vagèrent le  pays,  et  notamment  lorsque  les 
habitants  de  la  vallée  du  Sauget  y  cherchè- 
rent, pendant  la  guerre  de  dix  ans,  un  refuge 
contre  la  rapacité  des  suédois,  commandés  par 
Weimar. 


32 


—  502  — 


27 

Aventure  de  Fauche 

(Canton  de  Morteau) 

eux  bourgeois  de  Neuchâtel  nouvelle- 
ment gagnés  au  protestantisme,  l'un 
nommé  Fauche  et  l'autre  Sauge,  al- 
laient un  jour  à  la  vigne.  Passant  devant 
une  chapelle  dédiée  à  saint  Jean,  ils  regar- 
daient une  statue  de  bois  représentant  l'apô- 
tre. Fauche  dit  à  son  compagnon  :  «  Voilà 
une  image  que  je  mettrai  demain  au  feu  !  » 
En  revenant  le  soir,  il  prit  la  statue  et  la 
porta  dans  sa  maison.  Le  lendemain  matin, 
l'ayant  jetée  dans  son  poêle,  une  explosion 
eut  lieu.  Le  poêle  fut  brisé,  ses  débris  lancés 
dans  toutes  les  directions  mirent  le  feu  à  la 
maison  qui  fut  réduite  en  cendres.  Fauche, 
qui  échappa,  par  miracle,  à  la  mort,  crut 
voir,  dans  cet  événement  la  main  de  Dieu  qui 
le  châtiait.  Il  ne  fut  pas  sourd  à  cet  avertisse- 
ment et,  pour  revenir  à  la  religion  de  ses  pè- 
res, qu'il  avait  follement  abandonnée,  il  se 
retira  et  s'établit  à  Morteau,  où  sa  postérité 
tint  longtemps  un  rang  honorable. 


™  503  ~ 


28 

Le  Champ  du  Sang 

TRADITION  HISTORIQUE 

(Cantons  de  Villers  et  Morteau) 

es  protestants  de  la  Suisse  avaient  ré* 
solu  de  pénétrer  de  force  en  Franche- 
Comté.  Différentes  familles,  bannies  de 
Besançon,  à  la  prière  de  l'archevêque, 
par  ordre  de  Maximilien  II,  s'étaient  réfugiées 
à  Neuchâtel,  Montbéliard  et  Genève,  auprès 
de  leurs  coréligionnaires  ;  elles  furent  l'âme 
d'un  vaste  complot,  qui  tendait  à  diriger  en 
même  temps  plusieurs  attaques  sur  Besançon,, 
pendant  la  nuit  du  21  juin  1575,  et  à  livrer 
cette  ville  aux  réformés,  qui  de  là  devaient  se 
répandre  dans  toute  la  province.  Tandis  que 
ceux  de  la  principauté  de  Montbéliard  se  por- 
teraient sur  le  quartier  Battant,  un  corps  de 
volontaires  partis  de  Neuchâtel,  avait  pour 
mission  d'escalader  la  porte  de  Varesco,  ac- 
tuellement porte  Notre-Dame.  Dans  Tinté- 
rieur  de  la  ville,  un  certain  nombre  d'afïiçlés 
devaient  aussitôt  se  réunir  à  eux.  Mais  aupa- 
ravant, ceux  de  Neuchâtel  comptaient  s'em- 
parer de  Morteau,  s'y  établir  fortement  et  de 


—  504  — 

là  correspondre  avec  la  Suisse.  Ce  fut  entre  le 
Villers  et  Morteau,  au  gué  de  Sobey,  que  des- 
cendit une  troupe  bien  armée,  sous  la  conduite 
du  baron  d'Aubonne.  Les  habitants  de  Villers 
et  de  Morteau  se  hâtèrent  d'accourir  au  cri 
d'alarme  et  de  leur  disputer  le  passage  l'épée 
à  la  main.  Une  foule  de  laboureurs,  s'élançant 
des  fermes  de  Noël-Cerneux  et  des  Fins, 
grossirent  le  bataillon,  qui  livra  un  combat 
acharné  et  sanglant.  Surpris,  accablés  et  per- 
dant courage,  à  la  vue  de  leurs  compagnons 
étendus  morts  sur  la  place,  les  agresseurs 
s'enfuirent  en  désordre  et  se  hâtèrent  de 
repasser  le  Doubs.  Un  endroit,  non  loin  de 
Villers,  qui  fut  le  théâtre  de  ce  glorieux 
combat,  a  été  appelé  depuis  cette  époque 
Le  Champ  du  sang.  Ce  fut  à  cette  occasion 
que  le  parlement,  votant  de  solennelles  actions 
de  grâces  aux  habitants  de  Morteau,  les  déclara 
Citoyens  de  Besançon. 


—  505  — 


29 

La  Dame  de  Volson 

(Canton  de  Morteau) 

£on  loin  du  village  de  Fontenottes,  se 
^  trouve  une  petite  éminence  qui  porte 
de  Volson.  Il  y  a  bien  long- 
temps qu'un  sire  de  Volson,  ayant  son 
château  sur  cette  hauteur,  partit  pour  la  croisa- 
de avec  le  saint  roi  Louis  le  neuvième,  en  lais- 
sant sa  femme  sous  la  garde  de  la  Vierge.  La 
châtelaine  était  sage  et  chaque  jour  elle  priait 
la  divine  mère  à  laquelle  son  honneur  et  sa 
dignité  d'épouse  étaient  confiés.  Un  jour  un. 
jeune  cavalier  se  présenta,  disant  qu'il  venait 
de  la  part  du  sire  de  Volson  apporter  un  mes- 
sage à  la  châtelaine.  Il  fut  introduit  et  montra 
comme  preuve  de  sa  mission,  un  anneau  qui 
ressemblait  tellement  à  celui  du  sire  de  Vol- 
son, que  son  épouse  s'y  méprit.  Elle  accueillit 
favorablement  l'étranger,  qui  prit  d'abord  les 
manières  d'un  protecteur,  puis  celles  d'un 
maître,  et  enfin  celles  d'un  séducteur  auda- 
cieux. Un  soir,  se  trouvant  seul  avec  la  dame 
de  Volson,  dans  un  appartement  élevé,  il 
s'approche  de  la  châtelaine  et  ose  Tétreindre 


—  5o6  — 

avec  ardeur  ;  mais  à  ce  contact,  une  vive 
flamme  embrase  aussitôt  les  vêtements  de  la 
dame,  qui  avait  invoqué,  dans  ce  péril,  sa 
céleste  protectrice.  Le  feu  se  communiqua, 
avec  la  rapidité  de  l'éclair,  à  tout  l'édifice  qui 
fut  consumé  en  quelques  minutes,  avec  ce 
qu'il  renfermait.  La  violence  de  l'incendie  fut 
telle  que  les  murs  très  épais  du  château  furent 
calcinés  jusque  dans  leurs  fondations,  au  point 
qu'aujourd'hui  on  ne  peut  en  retrouver  la 
moindre  trace.  La  tradition  ajoute  cependant 
qu'on  a  vu  durant  des  siècles,  à  l'heure  de 
minuit,  des  flammes  sortir  de  terre  à  l'endroit 
où  s'élevait  le  manoir  de  Volson.  On  dit  même 
encore  dans  la  contrée  que  ce  phénomène  se 
renouvelle  une  fois  chaque  année,  à  la  même 
heure  et  à  la  même  date. 


30 

Fondation  de  l'Eglise  de  Fontenotte 

(Canton  de  Morteau) 

§ANS  une  des  vallées  sauvages  de  Mont- 
lebon,  sur  la  rive  droite  du  Doubs,  un 
vieillard,  Jean-Claude  Billod,  gardait 
^   seul  sa  maison  isolée.  Ses  trois  fils 
étaient  absents.  Une  bande  de  Suédois  s'a- 


—  507  — 

battit  sur  la  ferme,  et  après  l'avoir  pillée,  les 
cavaliers,  attachant  le  vieux  père  à  la  queue 
d'un  cheval,  l'emmenèrent  dans  la  direction 
de  Morteau.  Les  trois  fils,  de  retour,  devinent 
ce  qui  s'est  passé  et  courent  aussitôt,  armés 
jusqu'aux  dents,  pour  leur  couper  le  chemin. 
Cachés  derrière  un  bloc  de  pierre  devenu  fa- 
meux sous  le  nom  de  Pierre  du  Serment,  ils 
jurent  d'ériger  un  oratoire  à  la  Vierge  Marie, 
s'ils  parviennent  à  sauver  leur  père.  Quand 
les  six  cavaliers  ennemis  parurent,  trois  tom- 
bèrent frappés  parles  balles  des  fils  de  Billod, 
qui  ensuite  s'élancèrent  sur  les  trois  autres, 
les  désarçonnèrent,  et  les  tuèrent  après  une 
courte  lutte  où  ils  furent  vainqueurs. 

L'oratoire  s'éleva  dans  ce  lieu  et  devint 
V Eglise  de  Fontenotte. 

La  Tête  de  Jean  Calvin 

Bassins  du  saut  du  Doubs 
(Canton  de  Morteau) 

près  avoir  éprouvé  un  chagrin  de  cœur, 
Amaury  se  fit  ermite  et  alla  s'enterrer 
tout  vivant  dans  une  grotte  qu'il  avait 
trouvée  parmi  les  rochers  dans  l'en- 


—  5o8  - 

ceinte  dèsquels  le  Doubs  est  encaissé  en  amont 
de  sa  chute.  fAprès  bien  des  années  passées 
dans  la  contemplation  et  la  prière,  le  pieux 
ermite  mourut.  On  l'enterra  près  de  sa  retraite 
et  une  grande  croix  fut  posée  sur  sa  tombe  par 
les  bénédictins  de  Morteau.  Elle  y  resta  jusqu'à 
un  soir  de  l'été  1530,  époque  à  laquelle  des 
pêcheurs,  revenant  du  saut  du  Doubs,  arrê- 
tèrent leur  barque  au  pied  du  rocher  pour 
réciter  un  De  prof  midis.  Quel  fut  leur  éton- 
nement,  en  levant  les  yeux,  quand  à  la  place 
de  la  croix  de  l'ermite,  ils  virent  un  feu  qui  la 
dévorait,  et  autour,  une  bande  de  démons  qui 
attisaient  la  flamme,  en  se  démenant  d'une 
façon  hideuse.  Lorsque  la  croix  fut  consumée, 
Satan  lui-même  détacha  un  gros  quartier  de 
pierre  et  en  écrasa  la  tombe  de  l'ermite.  C'est 
ce  bloc  de  rocher  que  l'on  voit  s'allonger  me- 
naçant sur  le  bord  de  la  montagne,  et  comme 
cette  masse  s'arrondissait  en  tête  colossale, 
qu'elle  riait  et  grimaçait  horriblement,  les 
démons  se  mirent  à  hurler  : 

«  Ceci  est  la  tête  de  Jean  Calvin.  » 


—  509  ~ 


32 

La  Fille  du  Fondeur 

(Canton  de  Morteau) 

Jjjjjj^N  fondait  alors  une  cloche  pour  l'église 
ijl^  de  Morteau  nouvellement  construite  : 
chacun,  suivant  l'usage  de  ce  temps-là, 
y  venait  jeter  dans  le  fourneau  une  pièce 
d'argent,  afin  que  la  cloche  en  fusion  eût  un 
son  argentin.  Une  femme  riche,  mais  détestée, 
que  l'on  avait  surnommée  la  Bribranbran,  fut 
repoussée  durement  par  le  fondeur,  au  moment 
où  elle  s'approchait  du  fourneau  pour  y  jeter 
un  écu.  —  «  Retire-toi,  femme  maudite,  lu*i 
dit  le  fondeur  ;  aux  yeux  de  Dieu,  l'obole  du 
pauvre  a  plus  de  prix  que  Fécu  du  mauvais 
riche,  et  le  tien  pourrait  porter  malheur  à  mon 
fourneau.  »  La  Bribranbran  se  retira  en  disant 
qu'elle  saurait  bien  faire  sonner  la  cloche  pour 
la  fille  du  fondeur. 

Guillaume,  le  fondeur  de  cloches,  était 
allemand  d'origine.  Son  père  et  sa  mère  étaient 
venus  en  Suisse,  où  ils  exercèrent  honorable- 
ment la  profession  qu'ils  apprirent  à  leur  fils. 
Guillaume  naquit  à  Berne,  le  jour  même  où 
son  père  coulait  dans  le  moule  le  gros  bourdon 


—  5io  - 

de  la  cathédrale  qui  pesait,  dit-on,  plus  de  200 
quintaux  et  qui  demandait  les  efforts  réunis  de 
huit  hommes  pour  être  mis  en  mouvement.  On 
dit  que  les  parrains  et  marraines  du  bourdon 
furent  aussi  ceux  de  l'enfant.  Quand  il  fut  en 
âge,  Guillaume  se  maria  avec  une  française  de 
Morteau,  et  il  transporta  son  industrie  dans  le 
pays  de  sa  femme,  qu'il  perdit  lorsqu'elle 
donna  le  jour  à  une  jolie  petite  fille.  Tout  le 
monde  aimait  la  petite  Marie,  Tunique  conso- 
lation de  son  père. 

Elle  avait  sept  ans  lorsque  son  père  fondait 
la  cloche  de  la  paroisse  de  Morteau. 

Tout  était  prêt.  Le  père  avait  mis  tout  son 
art  et  ses  soins  à  confectionner  le  moule  sou- 
terrain. Il  ne  restait  plus  qu'à  y  faire  arriver  le 
métal  en  fusion.  La  petite  était  curieuse  et 
voulait  voir  l'opération.  Guillaume  lui  défend 
de  toucher  à  certain  appareil  du  fourneau,  et 
s'éloigne  un  instant  pour  appeler  différentes 
personnes  désireuses  d'assister  à  l'exécution 
de  son  chef-d'œuvre. 

Mais  pendant  ce  temps,  Marie,  désobéissant 
à  son  père,  approcha  un  bâton  de  l'appareil, 
l'ouvrit  et  le  métal  en  fusion  coula  dans  le 
moule.  Elle  poussa  un  cri  d'effroi.  Guillaume 
accourt  et,  voyant  le  bronze  couler,  porte  dans 
sa  colère  un  coup  si  violent  à  sa  fille  qu'elle 
tombe  morte.  Le  malheur  était  consommé.  Il 


—  5"  — 

n'est  pas  possible  de  décrire  le  désespoir  du 
malheureux  père. 

Disons  cependant  qu'après  que  le  métal  fut 
refroidi,  quand  on  voulut  le  dégager  du  moule 
de  terre,  au  lieu  d'un  objet  informe  que  Guil- 
laume pensait  rencontrer,  il  trouva  une  cloche 
admirablement  faite,  sans  le  moindre  défaut. 
Et  la  première  fois  que  cette  cloche  dut  sonner, 
ce  fut,  hélas  !  pour  annoncer  l'enterrement  de 
la  fille  du  fondeur. 

On  se  rappela  les  paroles  de  la  Bribranbran, 
et  la  mauvaise  réputation  de  cette  femme  s'en 
augmenta.  Un  jeune  homme,  cependant,  fut 
tenté  par  sa  fortune  et  n'eut  pas  honte  de 
l'épouser,  quoi  qu'elle  fût  extrêmement  vieille. 
Comme  elle  mourut  fort  peu  de  temps  après 
ce  ridicule  mariage,  un  chansonnier  du  pays 
composa  sur  la  Bribranbran  des  couplets  qui 
sont  venus  jusqu'à  nous  et  que  l'on  chante 
encore  aujourd'hui  dans  la  région  de  Morteau. 

Voici  la  chanson  de  la  Bribranbran  ou  de  la 
Vieille  de  Morteau 


A  Morteau  i  a-t-une  vieille, 
Qu'a  passé  quatre-vingts  ans 
La  Bribranbran,  Branbran  la  vieille, 
Qu'a  passé  quatre-vingts  ans 
La  Bribranbran  ! 


-  5*2  — 
Jean  Droguet  qui  la  courtise, 
Crut  qu'elle  n'avait  pas  vingt  ans 
La  Bribranbran,  Branbran  la  vieille, 
Crut  qu'elle  n'avait  pas  vingt  ans 
La  Bribranbran  ! 

Jean  Droguet,  si  tu  m'épouses, 
Tu  seras  riche  marchand 
La  Bribranbran,  Branbran  la  vieille, 
Tu  seras  riche  marchand 
La  Bribranbran! 

Tu  auras  quatre-vingts  vaches, 
Et  autant  d'argent  vaillant 
La  Bribranbran,  Branbran  la  vieille, 
Et  autant  d'argent  vaillant 
La  Bribranbran  ! 

Il  lui  regarda  dans  la  bouche  : 
Il  n'y  trouva  que  deux  dents 
La  Bribranbran,  Branbran  la  vieille, 
Il  n'y  trouva  que  deux  dents 
La  Bribranbran! 

L'une  faisait  crique,  craque, 
L'autre  en  faisait  tout  autant 
La  Bribranbran,  Branbran  la  vieille, 
L'autre  en  faisait  tout  autant 
La  Bribranbran  ! 

Il  lui  regarda  dans  l'oreille  : 
La  mousse  poussait  dedans 
La  Bribranbran,  Branbran  la  vieille, 
La  mousse  poussait  dedans 
La  Bribranbran! 


-  513  - 
Le  mardi  se  fit  la  noce, 
Le  mercredi  l'enterrement 
La  Bribranbran,  Branbran  la  vieille, 
Le  mercredi  l'enterrement 
La  Bribranbran! 


33 

Chez  Bonaparte 

(Canton  de  Morteau) 

OM  que  porte  bien  singulièrement  une 
masure  française,  mélancoliquement 
assise  au  bord  de  la  rivière.  Les  expli- 
cations ne  manquent  pas.  Les  uns 
prétendent  qu'après  1815,  les  patriotes  de  la 
Chaux -de -Fonds,  alors  très  bonapartistes, 
s'obstinaient  à  appeler  la  terre  de  France 
Empire  de  Bonaparte,  et  que  l'appellation 
demeura  en  dépit  du  temps  et  de  son  cours 
changeant.  D'autres  disent  que,  par  antithèse, 
on  donna  sous  Napoléon  Ier  ce  titre  qui  fait 
rêver  des  Tuileries  et  de  Saint-Cloud,  à  la 
plus  humble  des  bicoques.  La  cabane  reste 
debout  dans  le  val  riant  et  ignoré;  sa  façade 
de  bois  roussi  se  reflète  dans  le  courant  lim- 
pide, tandis  que  la  foudre  et  les  flammes  ont 
dévoré  les  palais. 


34 


La  Roche  du  Moine 

(Canton  de  Morteau) 

u  milieu  des  bois  qui,  de  plusieurs  côtés, 
environnent  la  ville  de  Morteau,  on 
aperçoit,  debout  sur  un  banc  de  pierre, 
un  monolithe  qui  représente  l'exacte 
image  d'un  moine,  le  capuchon  sur  le  front, 
les  mains  jointes  sous  le  manteau.  On  raconte 
qu'au  temps  où  le  peuple  de  ce  canton  commen- 
çait à  se  relâcher  de  sa  première  ferveur, 
et  à  s'écarter  des  pieux  enseignements  du 
prieuré  (i),  un  moine,  qui  s'était  retiré  dans  ce 
bois  solitaire,  pleurant  et  gémissant  sur  ces 
indices  d'irréligion,  pria  le  ciel  de  donner  à 
ceux  auxquels  il  avait  dévoué  sa  vie,  et  qui 
déjà  étaient  ingrats,  un  signe  durable  pour  leur 
rappeler  à  qui  ils  devaient  leur  première  ins- 
truction et  les  éléments  de  leur  prospérité.  A 
la  place  même  où  le  moine  avait  fait  cette 
prière,  on  vit  apparaître  cette  statue  de  pierre, 
qu'une  main  invisible  semblait  élever  comme 

(i)  Morteau  doit  son  origine  à  un  prieuré  de  Tordre 
de  Cluny,  qui  y  fut  fondé  au  XIe  siècle  par  les  sires  de 
Montfaucon. 


-  5i5  ™ 

un  monument  impérissable  à  la  mémoire  des 
pieux  architectes  du  cloître,  des  missionnaires 
de  la  foi  et  de  la  civilisation  dans  cette  âpre 
contrée. 

35 

Notre-Dame  de  Bonnevaux 

(Canton  de  Mouthe) 

uprès  du  village  de  Bonnevaux,  un 
jour,  un  colossal  quartier  de  rocher 
détaché  de  sa  base,  roula  du  haut  de 
la  montagne  et  se  précipita  comme 
uneavalanche  vers  la  vallée.  Un  laboureur 
était  en  ce  moment  assoupi  avec  un  jeune 
enfant  au  bord  de  la  route.  Ni  l'un  ni  l'autre 
n'entendit  le  bruit  effroyable  que  produisit  là 
chute  de  cette  masse  de  pierre,  et  le  roc,  lancé 
comme  la  foudre,  s'arrêta  miraculeusement 
auprès  d'eux.  Pour  conserver  le  souvenir  de 
cet  événement,  on  a  placé  dans  ce  rocher  une 
statue  de  la  Vierge.  Les  gens  du  pays  la  mon- 
trent avec  respect  aux  étrangers  en  leur  racon- 
tant cette  légende. 


36 


La  Fée  aux  pieds  d'Oie 

(Canton  de  Mouthé) 

N  jeune  forgeron  nommé  Donat,  garçon 
de  bonne  mine,  osa  se  présenter  un  jour 
dans  la  Ba  u  m  e-aux-Fées  de  Vallorbe. 
Une  des  fées  ne  prit  pas  trop  mal  sa 
témérité  ;  car,  éprise  pour  lui  d'une  vive  pas- 
sion, elle  lui  promit  de  l'accepter  pour  époux, 
et  de  lui  faire  partager  ses  trésors.  Elle  ne 
mettait  qu'une  condition,  c'est  qu'il  ne  la 
verrait  que  lorsqu'elle  jugerait  convenable  de 
se  montrer,  et  qu'il  ne  la  suivrait  jamais  dans 
aucune  partie  de  la  caverne  que  dans  celle  où 
ils  se  trouvaient  au  moment  de  cet  entretien. 

L'heureux  garçon  souscrivit  sans  peine  aux 
engagements  qu'exigeait  de  lui  cette  char- 
mante protectrice. 

Tout  alla  bien  pendant  une  quinzaine.  La 
fée  avait  donné  à  son  amant  deux  bourses  : 
chaque  soir  elle  mettait  dans  la  première  une 
perle  et  dans  la  seconde  une  pièce  d'or. 

Cette  union  ne  pouvait  durer.  Donat,  mal- 
gré le  serment  qu'il  avait  fait,  brûlait  de  pé- 
nétrer le  mystère  dont  s'environnait  sa  mai- 


-  5*7  — 

tresse.  Le  seizième  jour,  après  avoir  pris  en- 
semble, comme  à  l'ordinaire,  à  midi,  un  ex- 
cellent repas,  la  fée  entre  dans  un  cabinet  voi- 
sin pour  y  faire  sa  sieste.  Sitôt  que  l'impatient 
Donat  la  croit  endormie,  il  entr'ouve  douce- 
ment la  porte.,  La  belle  sommeillait  sur  un  lit 
de  repos.  Sa  longue  robe  était  un  peu  relevée,. 
''L'indiscret  !  Que  voit-il  ?  A  sa  grande  sur- 
prise, il  voit  que  la  fée  a  les  pieds  faits -comme 
:ceux  d'une  oie  !...  En  ce  moment  de  déconve- 
nue une  petite  chienne,  cachée  sous  le  lit,  se 
:met  à  japper.  La  dame  se  réveille.  Elle  aper- 
çoit le  curieux,  qui  cherche  en  vain  à  se  déro- 
ber à  sa  vue  ;  lui  adresse  les  plus  vifs  repro- 
ches ;  le  chasse  de  la  grotte,  et  le  menace  des 
•plus  terribles  châtiments,  si  jamais  il  révèle  ce 
:qu'il  a  vu.  s 
^   De  retour  à  la  forge,  Donat,.  malgré  là 
'leçon  qu'il  vient  de  recevoir,  raconte  son 
aventure  à  ses  camarades.  5 
Ceux-ci  le  traitent  d'imposteur.  Pour  prouL 
~ver  qu'il  dit  vrai,  il  ouvre  ses  deux  bourses-. 
Quel  est  son  ébahissement  !  Dans  celle  qui 
devait  renfermer  des  pièces  d'or?  Donat  nè 
trouve  que  des  feuilles  de  saule  ;  dans  cellè 
où  la  fée  avait  mis  des  perles,  il  ne  trouvé 
-plus  que  des  baies  de  génévrier  !  Donat  confus 
abandonna  le  pays  le  jour  même.   On  dît 
c|ue  les:  fées  disparurent  vers  le  même  temps- 

33 


-  5*8  - 


37  t 

Le  Luton  de  Chanvans 

(Canton  de  Mouthe) 

^ L  y  a  encore  des  follets  ou  lutons  dans 
^y$J  les  fermes  de  Chanvans,  près  de  Mou- 
the et  sur  le  sommet  du  Rizou.  Ce  sont 
eux  qui  ont  enseigné  l'art  de  fabriquer 
ces  bons  fromages  de  crème,  que  nulle  part 
on  ne  fait  aussi  savoureux  ;  leurs  soins  affec- 
tueux font  toujours  prospérer  la  ferme  où  ils 
se  sont  établis  :  ils  en  sont  les  bons  génies. 

Ces  petits  êtres  habitent  les  endroits  retirés, 
des  antres,  des  trous  de  rochers,  des  fermes 
isolées.  Ils  paraissent  à  l'Ascension.  Dès  que 
la  neige  est  tombée,  ils  s'échappent  et  se  ca- 
chent dans  leurs  retraites,  avec  des  provisions 
choisies,  qu'ils  ont  su  dérober.  Ils  aiment  le 
fromage,  la  crème,  le  lait.  La  bonne  ména- 
gère leur  donne  toujours  la  première  part, 
car  ils  sont  fort  serviables.  Ils  battent  en 
grange  toutes  les  nuits,  ramassent  des  fagots 
de  bois,  fauchent  les  prés  quand  tout  le  monde 
dort,  aident  à  tous  les  travaux  de  la  campa- 
gne. On  les  voit  le  soir  danser  au  clair  de  la 
lune  ;  mais  il  faut  les  respecter,  car  ils  sont 


—  519  - 

très  espiègles.  Surtout  il  faut  bien  se  garder 
de  leur  faire  des  malices,  comme  ce  paysan 
qui  chauffa  le  roc  où  un  de  ces  nains  aimait 
à  s'asseoir,  et  comme  cet  autre  villageois  qui 
scia  la  branche  d'arbre  où  venait  percher  un 
luton.  A  partir  de  ce  moment,  les  vaches  de 
ces  deux  hommes  ne  donnèrent  plus  de  lait  ; 
leurs  champs  ne  donnèrent  plus  de  moissons* 


38 

Légende  de  Mouthe 

(Canton  de  Mouthe) 

'était  une  croyance  universelle  au 
moyen-âge  que  la  fin  du  monde  devait 
arriver  vers  l'an  iooo.  Les  hommes  at- 
tendaient avec  effroi  le  jugement  der- 
nier que  semblaient  annoncer  les  effroyables 
calamités  qui  précédèrent  et  suivirent  cette 
date  fatale.  Sur  les  soixante-treize  années  qui 
s'écoulèrent  de  987  à  1059,  ^  y  en  eut  qua- 
rante-huit de  famines  et  de  pestes.  Ce  fut  vers 
l'an  1077  que  saint  Simon  de  Crépy  descen- 
dant de  Charlemagne,  quitta  la  cotte  d'armes 
pour  prendre  le  cilice  et  se  retira  pour  apaiser 
la  colère  céleste  par  les  plus  grandes  austéri- 
tés dans  les  solitudes  du  Jura.  Il  établit  sa 


—  520  — 

retraite  non  loin  de  la  source  du  Doubs.  Là  y 
la  hache  à  la  main,  il  se  fit  au  milieu  d'une» 
épaisse  forêt  de  sapins,  qui  s'étendait  depuis 
les  Rousses  jusqu'aux  rochers  du  Mont  d'or, 
vme  place  au  soleil  et  un  rustique  abri,  où  il 
vécut  de  fruits  sauvages  et  de  légumes.  Suivi 
bientôt  de  quelques  disciples,  il  défricha  cette 
contrée  et  y  fonda  un  prieuré  sous  le  nom  de 
Muttua  ou  Motta,  qui  veut  dire  Maison  dans 
les  bois.  Telle  est  l'origine  de  Mouthe,  vil- 
lage important  au  XVIe  siècle,  suivant  ce  pas- 
sage de  Gilbert  Cousin  :  «  Mota  est  instar 
Oppidi  p'âgiis,  Dubii  fluminis  quem  le- 
niter  prœteriens  interfluit.  »  Le  village  de 
Mouthe  ressemble  à  une  ville  ;  il  est  très  re- 
marquable en  raison  de  la  source  du  Doubs, 
rivière  qui  le  baigne  à  son  passage. 

39 

La  bonne  Dame  blanche 

TRADITION    II I  STORIQUE 

.  (Canton  de  Mouthe) 

UGUES  de  Châlpn  avait  épousé  Blanche 
s  de  Genève.  Cette  charitable;  princesse 
appelée -dans  nos  montagnes  la  bonne 
Dame  blancJre^  touchée  de;  compas- 


—  521  — 

sion  de  voir  les  femmes  de  sa  terre  réduites 
au  pain  d'orge  et  d'avoine  pendant  leurs  cou- 
ches, fit  à  l'abbaye  de  sainte  Marie  une  fonda- 
tion en  vertu  de  laquelle  les  révérends  de- 
vaient livrer  à  chaque  femme  gisante  du  vil- 
lage de  f  Abergement  et  de  Remorey,  pour 
les  aider  pendant  leur  g'ésine,  le  nombre  de 
michottes  de  froment  du  poids  d'une  livre* 


40 

L'Epileptique  de  Boujailles 

(Canton  de  Levier) 

^^harles-le-Chauve  ayant  envoyé  à 
Ifls*  Rome  en  864,  des  messagers  chargés 


Ih^/j  de  rapporter  les  reliques  de  saint 
Urbain  et  de  saint  Tiburce,  ils  passè- 
rent en  revenant  par  Pontarlier  et  Boujailles. 
Un  habitant  de  ce  village,  sujet  dès  son  en- 
fance à  de  fréquentes  attaques  d'épilepsie, 
.recouvra  entièrement  la  santé,  en  touchant  le 
cercueil  renfermant  ces  reliques. 


4i 


L'Aveugle  de  Frasnes 

(Canton  de  Levier) 

|n  raconte  à  Frasnes  qu'un  particulier  de 
cette  commune  ayant  osé,  pendant  la 
révolution,  crever  avec  la  pointe  de  son 
y  sabre  les  yeux  d'une  image  de  la  Vierge, 
vénérée  dans  ce  pays,  ne  tarda  pas  à  perdre 
lui-même  l'usage  de  ses  yeux  et  à  se  voir  con- 
damné à  une  longue  cécité. 


42 

La  Marâtre  de  Chalamon 

(Canton  de  Levier) 

Y^l|]p)ux  con^ns  sud-ouest  de  Tarrondisse- 
i^ilh  ment  de  Pontarlier,  au-dessus  de  l'art- 
'  -    ^  cienne  voie  romaine  qui,  de  cette  ville, 
conduisait  à  Salins,  on  voit  les  restes 
de  la  tour  de  Chalamon. 

Aloïse  d'Usie  épousa  Roger  de  Chalamon; 
ils  eurent  sept  enfants  et  Aloïse  mourut. 
Roger  de  Chalamon  se  remaria.  La  nouvelle 


-  5^3  ™ 

châtelaine  fut  une  marâtre  sans  pitié  pour  les 
pauvres  enfants  d' Aloïse.  Du  fond  de  sa  tombe, 
celle-ci  entendit  les  gémissements  de  ces  in- 
fortunés. Elle  pria  Dieu  de  permettre  qu'elle 
les  revit.  Dieu,  touché  de  sa  prière,  lui  accorda 
cette  grâce.  Aloïse  sortit  de  son  tombeau  et 
revint  au  château  de  Chalamon.  On  y  tenait 
fête;  mais  les  pauvres  enfants  d'Aloïse  y  gé^- 
missaient  dans  la  solitude  et  l'abandon.  Après 
les  avoir  reconnus,  consolés  et  bercés  tendre- 
ment sur  ses  genoux,  elle  manda  Roger  de 
Chalamon  qui  parut,  suivi  de  la  femme  étran- 
gère :  «  Je  t'ai  laissé,  lui  dit-elle,  les  fruits  de 
nos  amours  et  devant  toi  leur  marâtre  les  mal- 
traite. Je  te  les  ai  laissés  dans  de  moëlleuses 
couchettes  et  je  les  retrouve  étendus  sur  la 
paille,  mourants  de  froid  et  de  faim.  Tremble, 
Roger,  que  Dieu  ne  te  punisse.  Souviens-toi 
de  la  visite  que  je  te  fais.  S'il  faut  encore  que 
je  revienne,  je  reviendrai  ;  mais  alors,  malheur 
à  toi!  »  Cette  apparition  changea  les  senti- 
ments de  Roger  et  de  sa  nouvelle  épouse,  et 
les  enfants  d'Aloïse  n'eurent  plus  à  souffrir 
des  cruautés  de  leur  marâtre. 


43 


Le  Château  de  Sombacour 

(Canton  de  Levier) 

Sombacour,  on  aperçoit  encore  sur  une 
montagne  élevée  les  débris  d'un  an- 
tique château,  qui  a  appartenu  à  l'il- 
lustre maison  de  Joux.  On  présume 
qu'il  fut  construit  dans  le  XIe  siècle  pour  pro- 
téger les  habitants  qui  viendraient  s'établir 
a  Fentour.  Les  débris  épars  sur  le  terrain  té- 
moignent que  son  étendue  était  considérable, 
et  qu'il  était  susceptible  d'une  longue  défense.; 
Il  aura  sans  doute  été  détruit  en  même  temps 
que  celui  de  Goux,  durant  les  guerres  du 
comté  de  Bourgogne  sous  Louis  XL 
.  Une  vieille  tradition  populaire  qui  se  re- 
trouve dans  plusieurs  autres  localités  de  notre 
province,  rapporte  qu'un  trésor  immense  est 
caché  dans  les  souterrains  de  ce  château  et 
qu'un  esprit  infernal  en  est  le  gardien. 


44 


La  Légende  de  Sept  Fontaines 

(Canton  de  Levier) 

utrefois,  le  village  de  Sept  Fontainest 
bâti  en  amphithéâtre  sur  la  pente  du 
mont  Maillot, a  été  ainsi  nommé  à  cause 
des  sept  sources  qui  s'étageaient  les 
unes  au-dessous  des  autres  le  long  de  Tunique 
rue  du  village  et  faisaient  l'orgueil  des  habi- 
tants par  l'abondance  et  la  pureté  de  leurs 
eaux. 

Une  légende  rapporte  qu'un  saint,  les  uns 
disent  saint  Nicolas,  patron  de  la  paroisse,  les 
autres  disent  saint  Claude  passant  par  là,  sous 
le  costume  d'un  pauvre  pèlerin,  ayant  été  sept 
fois  éconduit  de  sept  maisons  différentes, 
comme  il  demandait  humblement  qu'on  lui  fit 
l'aumône  d'un  verre  d'eau,  les  sept  fontaines 
tarirent  dans  la  même  journée,  les  unes  après 
les  autres,  et,  bien  que  ce  village  soit  aujour- 
d'hui privé  d'eau,  il  a  conservé,  comme  par 
dérision,  ou  en  punition  de  l'inhospitalité  de 
ses  habitants,  le  nom  de  Sept  Fontaines. 


TABLE 


Pages 

Traditions  populaires  de  la  Franche-Comté,  aperçu 

général    I 

Arrondissement  de  Besançon   5 

1  L'Esprit  de  Crimont  (canton  d'Amancey)  5 

2  La  Fontaine  de  Gai.                       id.  7 

3  La  Lutin ière  et  le  Tambourin. .       id.  8 

4  Le  Moine  de  Cléron                         id.  10 

5  Le  Château  de  Cléron  et  le  Clai- 

ron de  Charlemagne                     id.  11 

6  Légende  du  Château  de  Dame- 

Jeanne                                        id%  15 

7  Le  Manteau  de  St  Christophe..       id.  16 

8  Légende  du  sire  de  Cademène.       id.  18 

9  Le  Pont  du  Diable                          id.  18 

10  La  Grotte  des  Vaux  et  l'Esprit 

de  la  Côte  d'Oye  ,                  id.  20 

11  Légende  des  Trois-Rois   (canton  d'Audeux)  21 1 

12  Les  Haricots  du  St-Sacrement.       id.  24 

13  La  Flûte  accusatrice                       id.  2£i 

14  Légende  de  Ruffey                          id.  27 

35  Légende  des  saints  Ferréol  et 

Ferjeux                    (canton  de  Besançon)  29 

36  La  Mauve  miraculeuse                    id.  31 

17  Légende  de  Sainte  Colombe             id.  32 

18  Légende  de  Saint  Antide                 id.  34 

19  Légende  de  N.-D.  des  Buis. .. .       id.  38 

20  La  Comète  du  siie  d'Argué!.. . .       id..  40 


-  528  - 

Pages 

21  Légende  du  Trou  au  Loup   (Besançon)  44 

22  Ugald  de  Montfaucon   id.  46 

23  Thierry  l'excommunié   1     id.  48 

24  Légende  de  Saint  Lin  ■  id.  50 

25  Le  Bras  de  Saint  Etienne   id.  51 

26  Légende  de  Saint  Gallemant. . .  id.  52 

27  N.-D.  des  Jacobins   id.  56 

28  La  Chapelle  de  Saint-Fort   id.  57 

29  Légende  de  Jacquémard   id.  58 

30  Légende  de  Barbisier   id.  60 

31  Légende  de  la  Place  Labourey.  id.  62' 

32  La  Combe  de  THomme-Mort. . .  id.  63 

33  Le  Père  Césaire  et  la  Légende 

du  Saint  Patron   id.  68 

34  Légende  de  Rosemont   id.  72 

35  Le  Bout  du  Monde   id.  76 

36  Attila  devant  Besançon   id.  78 

37  La  Fiancée  d'Arguel   id.  80 

38  La  Fille  du  Prince   id.  87 

39  Les  bonnes  Fées  de  la  Roche  de 

Palente  .,  id.  89 

40  Légende  du  Lycée  de  Besançon  id.  91 

41  Jean  de  Watteville   id.  96 

42  Légende  de  l'Evêque  Félix   id.  98 

43  Le    Magnétiseur  de  l'Hôpital 

Saint-Jacques   id.  100 

44  Origine, merveilleuse  des  Porce- 

lets  id.  102 

45  La  Grâce  du  Condamné   id.  103 

46  Le  Beni  Saint-Suaire   id.  104 

47  Les  Balles  de  cire   id.  106 

48  Le  Père  Joignerey   id.    ^  107 

49  Le  Devin  de  Bois-Murie   id.  40& 

50  L'Herbe, a  la  recule. . .   id.  109 

51  Le  Bon-Dieu  de  Bpis   id.  110 


—  529  — 

;  ■  ■  Pages 

52,  La  .Messe  . du  Revenant   (Besançon)  113 

53.  La  Maie-Combe     id.  .  115 

54  Tradition  delà  Ville  d'or  (canton  de  Boussière)  116 

55  La  Combe  aux  Morts   id.  117 

56  La  Ville  d'Ambre. ... .   id.  118 

57  La  Dame- Verte  deThise  (canton  de  Marchaux)  11,9 

58  Le  Géant  de  Châtillon-le-Duc. .  id.  122 

59  Le  Châtelard   id.  123 

60  La  Messe- des  Anges. .. .  (canton  d'Ornans)  123 

61  Légende  du  Puits  de  la  Brème .  id.  126 

62  Le  Chasseur  nocturne  de  Scey- 

en-Varais    id.  128 

63  Raald  de  Scey,  ou  le  Verrat  du 

Varais   id.  129 

64  Légende  de  la  tête  de  rnort. ...  id.  129 

65  La  Fenêtre  du,  Mpine,  à  Mou- 

thier  f  ,   id.  131 

66  Le  Collier  de  Perles. .   id.  134 

67  Tradition  de  Mpn,tgesoie   id.  137 

68  Légende  de  Mouthier  . ..  id.  138 

69  L'Ecuyer  d'Enfer   id.  139 

70  Le  Puits  de  Cl)âteau-Vieux   id.  .  148 

71  La  Fête,  populaire  de  Château- 

Vieux,.   id.  150; 

72  Le  Moine  de  Mouthier   id.  151; 

73  .  La  Vouiyre  de  Mouthier-Haute-  ; 

Pierre.*   id.  152; 

74;.  Légende. :de  Saint  GengpuL , . . .  id.  153; 

75  Le  Puits  de  la  Belle-Louise  (canton  de  Quingey)  155; 

76  La  glorieuse  postérité  de  Guil- 

Iaume4e-Grand,-3Q  comte  de  ■ 

Franche-Comté   . . .  .> . .  . .  id.  1 57- 

77-  Le  Prieuré  de  Saint-Renobert: .  id.  160 

^8  ;  Le  Tombeau  de  Barbe  de  Semur  id.  162. 

7^- Histoire -dè  l'Amant*  noyé  . .  id.  -  163;, 


—  53°  — 

Pages 

Arrondissement  de  Baume-les-Dames   167 

1  Légende  de  Saint  Germain  (canton  de  Baume)  167 

2  Légende  de    Gontran,   roi  de 

Bourgogne  et  du  comte  Gar- 

nier,  son  favori   id.  16,9 

3  Légende  de  Sainte  Odille   id.  170 

4  Légende  de  Sainte  Acombe...  .  id.  172 

5  Les  Nonnes  et  le  Basilic   id.  174 

6  Légende  de  Saint  Emenfroi   id.  178 

7  Légende  de  Saint  Vandelin   id.  179 

8  Le  Grand  Crucifix   id.  180 

9  N.-D.  de  Cusance   id.  182 

io    Histoire  de  Jean  Dolet   id.  183 

ïi    La  Fontaine  de  l'Ermite   id.  186 

12  N.-D.  de  Ranguevelle   id.  189 

13  La  Fête  de  Buin   id.  190 

14  Le  Trou  de  la  Bouvière.  id.  194 

15  Les  Champs  de  la  Croix.   id.  199 

16  La  Fontaine  des  Malades   id.  200 

17  Le  Chêne-Marié   id.  201 

18  Le  Fauteuil  de  Gargantua   id.  203 

19  Le  Saut  de  Gamache   id.  2Q41 

20  Les  Corneilles  du  Quin   id.  206'; 

21  La  Grotte  de  la  Fâchée   id.  207 

22  Les  Brûlés  de  Villers-le-Sec. . .  id.  209' 

23  Le  Bois  Rodolphe   id.  211 

24  Le  Château  de  Silley   id.  214 

25  Vénéla   id.  217 

26  Jean  de  Cusance  et  la  Dame  de 

Belvoir..   id.  219 

27  Le  Manoir  de  Côte-Brune   id.  22b* 

28  Les  Craquelins   id.  229 

29  L'Ermite  de  Châtard   id.  232 

30  Les  Gueux  de  Bretigney   id.  23$ 

31  Le  Porteur  de  bannière   id.  236 


Pages 

Jfc    Le  Bai  dans  l'Eglise   (Baume)  237 

33  Le  Chasseur  de  Lomont   id.  24$ 

34  Le  Nid  d'hirondelles   id.  24të 

35  La  Prophétie  d'un  Bœuf.   id.  M7 

Légende  de  la  Vigne.   id.  24$ 

jgj    Le  Bréviaire  du  Diable   id.  25i 

3$    Le  Revers  au  Diable,  à  Lomont.  id.  253 

39    Le  Grand  Crucifix,  àHyèvre...  id.  255 

<f©    La  Boudeuse   id.  25T 

4î    La  Demoiselle  d'Or    id.  25$ 

42  Le  Vieux  Crucifix  de  Vaudrivil- 

lers   id.  270 

43  Légende  de  Gaston  de  la  Roche.  id.  272 

44  Notre-Dame  des  Fleurs   id.  274 

44  bis  N.-D.  de  la  Grange-Ravey. . .  id.  27$ 

45  Le  Songe  de  Sainte  Brigitte   id.  282 

4§    Légende  du  château  de  Mont- 
fort                              (canton  de  Clerval)  28$ 

47    Le  Serpent  de  la  femme  de  St- 

George   id.  280 

4$    L'Homme  au  Crapaud   id.  287 

La  Grotte  des  Fées.  .   id.  290 

«g©    Légende  de  la  Croix.   id.  291 

51    L'Ours  de  Crosey   id.  291 

Le  Serpeet  de  Jean  Ducrou. . .  id.  296 

53    Le  Puits  de  Pougery   id.  29? 

«54    Simon  de  Poue-Fenau   id.  300 

$g    Le  F eloutot.    id.  301) 

La  Chapelle  de  Sainte  Anne  à( 

G.  Crosey   id.  307 

Légende  de  TAbbaye  des  Trois- 

Rois.*.   (canton  de  risle-sur-le-D..)  30$ 

jgjB    Les  Carottiers  de  Soye. .  -,  id.  3t# 

|g§    Légende  de  N,-D.  de  Consola-  , 

tion   i(canton  de  Pierrefontaine)  31$ 


—  532  — 

Pages 

60  Le  Sire  de  Varambon. . . .    (Pierrefontaine)       31  ë> 

61  Relation  du  Frère  Claude   id.  317 

62  Le  Géant  du  Dessoubre   id.  3 lit) 

63  Le  Sacrilège  et  le  Châtiment.  .  .  id.  320 

64  La  Roche  Barschey-   id.  325 

65  Le  Peu  de  Laviron.   id.  323 

66  La  Roche  du  Prêtre  et,  la  Cha- 

pelle du  Sire   id.  323 

67  La  Fontaine  de  Saint  Martin...-  id.  320 

:68    Le  Château  des  Sarrasins   id.  330 

69    Les    Grottes  du  Lançot  et  de 

Maurepos    id.  331 

.70    La  grotte  de  F  Ermite,  à  Plaim- 

bois   id.  333 

71    N.-D.  des  Neiges,  àCubrial.  (Rougemont)  340 

.72    La  Vouivre  de  Cubry   id.  343 

73    Le  Mont  du  Ciel   id.  345 

"74    Le  Père  Eternel   id.  347 

75    Le  Pont  de  la  Vogeotte   id.  34B 

"76    Les  Chênes  bénits   id.  350 

77    Une  gageure  de  Maçons   id.  35-2 

•78    Le  Château  delaRoche,  àNans.  id.  355 

79  Les  Dames  des  Prés   id.  357 

80  La  Ruelle  du  Sabbat   id.  35D 

81  L'Eglise  de  Naon   id.  362 

82  L'Arbre  des  Sorciers.   id.  364 

•"83    La  Fontaine  de  la -Carrosse. .. .  id.  361) 

84-  Le  Baron  de  Montby..   id.  366 

85  Le  Chêne  du  Diable   id.  369 

86  La  Cloche  d'argent                        ■  id.  373 

87  Le  Bois  du  Juif  ,   id.  374 

88  Le  Moulin  Saint-Martin                 -  id.  375 

89  Les  Marquis  de  Lasnans               '    id.  '  -  37^ 

90  Le  Feu  de  Servigney...   id.  379 


•91    Le  Vin  de  Champôté  et  la  Vigne  - 


Pages 


381 

92 

La  Statue  miraculeuse  de  Ste 

id. 

385 

93 

La  Quittance  d'Outre-Tombe. . 

id. 

387 

94 

id. 

388 

95 

Arrestation  du  faux  Baudoin  II 

id. 

391 

96 

Le  vin  changé  en  eau  et  l'eau 

id. 

397 

97 

N.-D.  d'Aigremont. .  (canton  de  Roulans) 

401; 

98 

Une  grâce  de  Notre-Dame. . . , 

id. 

409 

99 

m 

100 

La  Dame-Verte  du  château  de 

id. 

413 

101 

id. 

414 

102 

id. 

415 

103 

id. 

418 

Arrondissement  de  Montbéliard  „ . 

421 

î 

421 

2 

id. 

422 

3 

L'Antiphonier  de  St  Ursane. . . . 

id. 

424 

4 

id. 

425 

S 

id. 

426 

7 

id. 

429 

8 

Le  Monsieur  des  Murgers,  à 

430 

9 

Tradition  historique  sur  les  gens 

id. 

431 

10 

L'Aventure  de  Pibbrac,  à  Exin- 

id. 

433 

11 

id. 

434 

12 

La  Principauté  de  Mandeure . . . 

id. 

435 

13 

id. 

437 

14 

(Blamont) 

438 

*5 

Le  Sylve  du  Vaux  de  Roche. . . 

id. 

440 

i  6 

Une  pratique  superstitieuse  à 

Pierrefon-  - 

Pages 

(Blamont) 

441 

17 

La  Chambre  des  Fées,  source 

id. 

442 

18 

Légende  de  Ste- Claudine. .  (St-Hippolyte) 

444 

19 

id. 

Mti 

20 

Le  Château  d'Evelion  

id. 

"  M7 

21 

id. 

MS 

22 

id. 

449 

23 

Légende  -  de  St-Christophe  

id. 

mo 

24 

La  Monnaie  de  Montjoie  

id. 

im 

25 

Le  Champ  du  Mauvais  Conseil. 

id. 

453 

26 

La  Dame-Verte  de  Clémont. . . . 

id. 

m 

27 

(Maîche) 

4sr 

28' 

La  Grotte  de  Mamabey  

id. 

457 

29. 

La  Sirène  du  Doubs  . . . .  (Pont-de-Roïde) 

458;; 

30 

Le  Temple  de  Diane,  à  Laval. . 

(Russey) 

460; 

461 

1 

Légende  de  Ste  Colombe. . . .  (Pontarlier) 

461  " 

2 

Légende  de  Damvauthier  et  du 

Val  Sainte-Marie .   

id. 

46& 

3: 

id. 

46$ 

4 

id. 

466 

5 

id. 

467 

6. 

Loïse  de .  Joux  et ,  Thiébaud  de 

id. 

4691 

7-- 

La  Jument  du  Sire  de  Joux.. . . . 

id. 

470 

8 

id. 

472' 

9 

.  id. 

47$ 

10 

id. 

475- 

11 

Charles  le  Téméraire  et  le  Fan- 

tôme du  guerrier  de  Morat. . . 

id. 

476: 

12 

id. 

478: 

id.. 

479; 

14 

id. 

482; 

15 

id. 

483:: 

-,  535  — 

i6 

489 

i7 

Légende  de  Saint  Gorgon  

id. 

486 

18 

La  Louve  et  la  Chèvre  sorcière. 

1A 

lu. 

488 

19 

Les  Grottes  de  la  ville  du  Pont. 

\A 

la. 

490 

20 

(îviorteau; 

491 

21 

ÎA 

ia. 

494 

22 

ÎA 

la. 

495 

23 

Lu<x  v_ji ullc  un  iui  u.c  xiiisse.  .  .  • 

lu. 

497 

24 

La  Ronde  des  Esprits  sur  les 
bassins  du  Saut  du  Doubs. . . 

1A 
lu. 

498 

25 

ÎA 

la. 

499 

26 

LaX3rotte  du  Trésor  ou  la  Bau- 

iA 

îa. 

SOI 

27 

îA 

lu. 

502 

28 

ÎA 

ia. 

503 

29 

ia. 

505 

30 

jr  onuctLion  uc  1  cgiisc  ue  j?  onic- 

ia. 

506 

3i 

I   *i     1  A  4-  ^   A  t\    loin  C  ri  Ittiîi 

1U. 

507 

32 

1A 
lu. 

509 

33 

1U. 

513 

34 

1U. 

514 

35 

Notre-Dame  de  Bonnevaux. . .  . 

(^îvioutne/ 

515 

36 

iA 

la- 

516 

37 

id 

1U. 

518 

38 

id. 

519 

39 

id. 

520 

40 

L'Epileptique  de  Boujailles  

(Levier) 

521 

4i 

id. 

522 

42 

id. 

522 

43 

id. 

524 

44 

La  Légende  de  Sept  Fontaines. 

id. 

525 

527 

Bernay,  imp,  Miaulle-Duval